Dossier de Presse |
Article paru dans Libération du 6 février 1995 :
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Marc'O et les siens réinventent un nouveau théâtre politique
Ils sont étudiants ou chômeurs et ils jouent. Dans les facs, les campus, les lycées agricoles. Pour eux, Marc'O, artiste emblématique des années 60, a mis en scène “Génération Chaos II”, “une machine expressive” associant théâtre, jeunesse, musique et politique au service des individus.
« Un enfant sur trois ! Un enfant sur trois ! Un enfant sur trois !.. » Les mots lancés comme une confidence par un premier, sont repris par un second, un troisième, puis tous, la voix se fait chœur, enfle, le rythme accélère son martèlement, ils sont dix ou vingt en tennis, en baskets, en tenue de training ou en jean, groupe compact, ils nous font face, déterminés. L'un se détache, accuse : « En Grande-Bretagne un enfant sur trois vit en-dessous du seuil de pauvreté ! » Les autres reprennent, malaxent les vocables avec une intensité qui impressionne autant qu'elle questionne. Ils disent que cette information, ils l'ont lue dans Libé (le 17 juillet 1994), ils dénoncent le traitement qui en a été fait : ce n'était qu'un entrefilet, cela méritait mieux que ça ! Plus tard ils rappelleront « l'exhortation » de Serge Daney : « L'information n'est pas un dû, mais une pratique. » Ils le prouvent.
Leur QG : l'hôpital public de Ville-Evrard
Qui sont-ils ? Des étudiants pour la plupart, des chômeurs, des « acteurs ». Toute à l'heure, des musiciens les rejoindront dans la salle d'à côté. Où sommes-nous ? À leur QG, dans l'une des salles mises à leur disposition par l'établissement public hospitalier de Ville-Evrard. Le hasard ou le destin a voulu que cela soit dans le bâtiment désaffecté où Artaud durant la dernière guerre fut interné. Cela amuse, plus qu'autre chose, l'homme qui travaille avec ces énergumènes depuis plusieurs années : Marc'O.
Dans les années 60, à une époque où ceux qui l'entourent aujourd'hui n'étaient pas grands ou pas nés, Marc'O fut une figure de la (rive) gauche, animant un atelier théâtral à l'American Center et signant un spectacle culte et musical, les Idoles, une mouvance, comme on dira plus tard, où débutèrent Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Bernadette Laffont, Elisabeth Wiener ou Jacques Higelin.
Après 68, on croise Marc'O en Italie où il se frotte aux luttes sociales, il y reviendra pour se pencher sur les « nouvelles images » comme il le fait en France (à l'INA et ailleurs).
Génération Chaos 1, pièce musicale
En 1978, bien avant qu'elle ne devienne Rita Mitsouko, il met en scène Catherine Ringer dans un opéra rock. Mais l'Italie l'accapare, en 1988 avec Cristina Bertelli il y réorganise le département audiovisuel de l'agence de presse AGI. Au début des années 90, Marc'O revient à Paris. Des étudiants lui parlent de ses écrits. Il écoute. Et pour trois d'entre eux -Federica Bertelli, Jérémy Prophet et Yovan Gilles-, met en scène une nouvelle pièce musicale Génération Chaos I (Libération du 28 06 1991).
Marc'O a touché à beaucoup de choses mais avec une même obstination : le soulèvement de la jeunesse. C'était déjà le titre d'un journal qu'il animait au début des années 50, parrainé par Breton et Cocteau et où Guy Debord publia son premier texte.
Aujourd'hui Génération Chaos II prend le relais. Avec les trois protagonistes du I et l'accentuation de ce tressage fécond entre la musique (sous l'impulsion de Jean-Charles François) et de la théâtralité. L'époque molle et la société du spectacle triomphante incitent à la radicalisation et à sortir des limites du pré culturel. Ce qu'inventent, fomentent et propagent Marc'O et les siens, c'est ce que l'on pourrait nommer un nouveau théâtre politique. Non un théâtre militant au service d'une idéologie (mot plombé), mais « une machine expressive » au service des individus. Entre les deux, Brecht (qu'ils citent souvent) refile des tuyaux.
Le théâtre n'est plus là une finalité (spectaculaire) mais une entrée en matière (vivante). Leurs « spectacles » -celui décrit ci-dessus ou cet autre où des jeunes parlent (toujours avec des mots scandés, beaucoup de danse et de musique) des jeunes qui cherchent du travail et fredonnent ironiquement « nous entrerons dans la carrière »- ne sont pas faits pour être « programmés » dans un théâtre. Ils se donnent dans les facs (la semaine dernière à celle de Saint-Denis) les campus, les lycées agricoles. Ces interventions ne sont pas suivies d'un débat : elles l'entament, ensuite il continue. Une phrase de Nietzsche leur sert de mot d'ordre : « Seul celui qui agit, comprend. »
Intervention à l'université de Saint-Denis : « Nous entrerons dans la carrière » |
Mais « comment agir pour comprendre ? », poursuit Marc'O. Cela passe par des définitions de mots-actions face à un monde du consensus, de la précarité, de la désillusion. Au répertoire du « théâtre », Marc'O et les autres opposent « le champ des opérations » de « la théâtralité ».
“dépasser les limites de la connaissance”
À « l'interprète » qui consomme (des produits de masse, des pièces), « le protagoniste acteur », dit aussi « performer » qui, lui, fait « acte de dépense ». Dès lors, le clivage interprète/acteur excède le cadre du théâtre et vaut pour tout le champ social, de l'étudiant (qui ne se ontente pas de « suivre » des études) au chômeur (qui ne se « résigne » pas).
« L'interprète est amené à penser qu'il existe une, route toute tracée qu'il lui faut parcourir. Sa tache est bien limitée, il lui reste à la remplir. L'acteur, à l'opposé, doit se placer d'emblée dans le contexte de son devenir, de l'aléatoire. (...) L'acteur est habité par un obscur mais tenace désir de vouloir sans cesse dépasser les limites de sa connaissance. C'est une obligation qui lui est faite, l'obligation d'affronter l'instabilité, des lors qu'il veut se donner “un présent qui ait un avenir” » lit-on dans Les périphériques vous parlent. Où il est dit, aussi, que « chaque âge a sa jeunesse », cette dernière n'étant pas une « donnée » mais une conquête, « le mouvement de l'homme vers son accomplissement ». Comme Chaos enterprise (le groupe théâtre-musique), cette revue (qui en est à son second numéro) est l'une des branches du laboratoire d'études pratiques sur le changement animé par Marc'O et Cristina Bertelli (Le tout est chapeauté par l'association STAR Sciences, Technologies, Arts et Recherches). Mon tout est à l'initiative de l'« université d'urgence » creée à l'Université de Paris VIII en décembre dernier.
“Un spectacle qui n'en est pas un”
Les interventions-spectacles, où rock, break dance désarticulée et agit-prop revisitée se renvoient la balle et le pouvoir, ne sont que les moments d'une démarche. Ce que résume très bien la philosophe Isabelle Stengers qui les a invités à l'Université Libre de Bruxelles où elle enseigne : « Génération Chaos II a inventé un spectacle qui n'en est pas un. » C'est-à-dire « un spectacle » conçu pour réveiller, pour secouer, pour mettre en branle et qui devra se prolonger par un vrai travail « politique », au sens où la politique, c'est d'abord l'invention des manières de vivre ensemble. C'est en ce sens que Marc'O et les siens, associant jeunesse, théâtre, musique et politique et, se mettant eux-mêmes en scène, incitent chacun à être actif donc acteur, « responsable de ses actes ». À résister.
« Nous convions tous ceux qui n'ont pas perdu tout désir de “se faire” un avenir, tous ceux qui ne se résignent pas à attendre que l'impuissance, la lassitude, la paresse ou la lâcheté les fossilisent dans une sous-vie sans objet, de “faire mouvement” en engageant la résistance contre l'indifférence “déshumaine” de l'époque qui s'obstine à ne pas voir ce qui est en train de nous submerger », écrivent-ils dans l'un des textes « à débattre » autour de leur dernière proposition : l'établissement, sur le modèle des Cahiers de doléances, de Cahiers du devenir.
Jean-Pierre THIBAUDAT avec Wéronika ZARACHOWICZ
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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