Les périphériques vous parlent N° 0
AVRIL 1993
p. 8-9

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Gombrowicz symphonie en Ed-
pe mineur (étudiant petit e mineur) 

Notre héros d'une journée est un étudiant peu extraverti, mais très averti, peu étudiant en la manière, mais très étudiant en la matière. Nous lui prêtons, en l'occurrence, un prénom tout à fait occasionnel : Ed-pe, contraction de « étudiant petit e ».

C'est à un cours de cinéma que j'ai vu pour la première fois Ed-pe. Il était là, entassé parmi des dizaines d'étudiants venus écouter en troupeaux la bouche de la vérité, le maître, le seul, le grand, l'unique détenteur de la Valeur grand V, l'interprète par excellence du Savoir grand S : le Professeur, Messieurs et Mesdames ! Agenouillons-nous devant cette figure imposante à la grosse tête ! Étudiants, étudiantes, prenez vite vos cartables, sortez vos cahiers, prenez vos stylos et vite prenez des notes, des notes, allez, écrivez, laissez-vous emporter, transcrivez tout, tout et n'importe quoi !

Non, arrêtez ! Attention petits étudiants, petites étudiantes ! En vous penchant sur votre feuille de papier, vous oubliez votre propre personne et au lieu de cbercher à perfectionner votre style personnel et vivant, vous vous livrez dans le vide à des stylisations abstraites. Au lieu de vous servir de l'art, vous le servez et, doux comme des moutons, vous le laissez entraver votre évolution et vous enfoncer dans un enfer indolent. (p. 91)

Ed-pe prenait des notes comme tout le monde, mais n'avait pas l'air vraiment très convaincu. En réalité, derrière son aspect assez calme, il se sentait tout bouillonnant, envahi par des pensées multiples et contradictoires. Il souffrait ; il souffrait parce qu'il n'arrivait pas à s'accrocher à ce maudit cours de cinéma, parce qu'il détestait de voir des films à la télé, parce qu'il n'avait pas eu le temps d'aller au Resto U et qu'il avait faim, parce qu'il s'en foutait de ce que le professeur disait ; de toute manière, personne ne lui aurait demandé son avis.

Le professeur eut juste le temps de finir sa phrase : « Martin Scorsese connaissait le mouvement underground » qu'un étudiant assis à côté de Ed-pe, corrigea d'un air à demi indigné et entièrement résigné le professeur, murmurant tout bas : « il l'étudiait ». Cela était trop ! Ed-pe rassembla alors toutes ses forces et s'écria : « ça suffit, arrêtons cette comédie, tu te fous de ma gueule, ou quoi ? Scorsese étudiait le mouvement underground ! Mais ça va pas, non ? Voilà où nous en sommes réduits, à ces questions, à ces revendications face à un enseignement qui ne sert à rien ! Crois-tu pouvoir adoucir ton désarroi de petit étudiant merdique en te disant que Martin Scorsese, le génie du cinéma américain, ne connaissait pas le mouvement underground, mais l'étudiait ? A quoi cela peut-il te servir ? Mais où est-ce que ça nous amène tout ça ? Ne vois-tu pas que nous pataugeons tous, que nous sommes coupés du monde, loin de tout mouvement possible ? Crois-tu pouvoir comprendre le mouvement underground seulement parce que quelqu'un qui s'y connaît, juste un peu plus que toi, prétend t'en donner l'image exacte, la vraie et juste image ? Tu te trompes. Nous ferions mieux de nous méfier de plus en plus de ce que l'on raconte dans les cours et d'aller davantage au cinéma.

Ceci dit, Ed-pe reprit son air calme et discret ; quelques étudiants sortirent de l'amphi, les étudiants qui enregistraient les cours continuèrent l'enregistrement qu'ils avaient exprès interrompu pour ne pas contaminer les bandes avec une vulgaire voix estudiantine ; le professeur ne fit aucune remarque, il ajusta son nœud de cravate et continua son cours magistral.

« Revenons donc à notre cher Bazin, bien... ehm... donc. » Le professeur analysait sur un moniteur télé le montage d'un film s'appuyant sur les théories de Bazin, ah ! Bazin, ce bien connu et bien-aimé théoricien du cinéma !

Analysant une suite de plans qui articulaient une bagarre, le professeur dit d'un air solennel : « Là, voyez bien, notez bien, là, Bazin dirait : “ça ne va pas, montrez-moi le nez frappé” » et montrant à la suite et par opposition une série de plans dans lesquels la main et le nez sont dans le même espace, il dit d'un ton amusé : « Là, là ah ! ah ! là Bazin, il serait très content, la main et le nez sont dans le même espace. »

C'était trop, Ed-pe ne pouvait pas ne pas intervenir. Il souffrait trop, il était obligé de franchir sa timidité. « Bazin serait très content ! Bazin ne serait pas content, Bazin dirait ça, Bazin n'aimerait pas ça, et vous dans toute cette histoire, Monsieur le Professeur, que pensez-vous ? Vous voulez faire ressusciter les morts, parler en leur nom, mais il y en a marre, c'est absurde. Je n'apprends rien. Et moi dans toute cette histoire, ça me sert à quoi de m'enfermer dans des références, dans des interprétations stériles ? On ne va pas se mettre à penser à la manière de, se mettant à sa place, défendant comme vous le faites les principes et les vérités des morts. Essayons de voir plutôt en quoi ça joue pour nous aujourd'hui, à quoi cela nous sert. »

Le professeur était manifestement mal à l'aise, il murmura tout bas : « Bazin il ne serait pas content, eh oui, en effet, Bazin ne serait pas content, la main et le nez ne sont pas dans le même espace, c'est bien ça, il ne serait pas content... » et ainsi de suite comme dans un cercle vicieux se rétrécissant de plus en plus.

« Je ne me laisserai pas faire » cria Ed-pe oubliant complètement sa timidité, « moi, j'ai lu Ferdydurke, je ne me laisserai pas faire. » Et il sortit de son cartable un livre et commença à lire des passages : « Oui, M. le professeur, dit le directeur avec fierté, ce corps enseignant recruté avec soin est exceptionnellement pénible et désagréable. Vous ne trouverez pas ici un seul corps agréable, ce ne sont que des corps pédagogiques. » (p. 43) Ici Ed-pe s'exclama : « je ne peux plus, je ne veux plus me laisser prendre par la laideur de nos corps estudiantins qui accusent la fatigue et le vide de l'enseignement. Nous sommes laids, de plus en plus laids, pâles, mous, coulants ; ayons peur de ce que fait de nous l'université, il faut réagir, il ne faut pas qu'on nous réduise à être de bonnes petites pommes de terre bien tendres (p. 28) ; la révolution combat aussi pour la beauté, soutenons-nous les uns les autres pour chasser la laideur du monde étudiant. »

Cela dit, il continua à lire dans le livre à propos du corps enseignant : « Ce sont les cerveaux les plus solides de la capitale. Aucun d'eux n'a une seule idée personnelle et si le cas venait à se présenter, je chasserais aussitôt ladite pensée ou son penseur. Ce sont des imbéciles tout à fait inoffensifs, ils n'enseignent que ce qu'il y a dans les programmes. Vraiment, ils n'ont et ne peuvent avoir aucune pensée personnelle. (...) Il n'y a rien de pire que des maîtres à la personnalité sympathique, surtout si, par hasard, ils ont des idées à eux. C'est seulement un enseignant désagréable qui peut inculquer aux élèves cette bonne immaturité, cette sympathique maladresse ou impuissance, cette ignorance de la vie qui doivent marquer la jeunesse pour qu'elle reste dépendante de gens honnêtes comme nous, pédagogues par vocation. » (p. 44)

Tout à coup, les étudiants se rendirent compte que le professeur avait disparu, il n'était plus là. Sur le banc du cours magistral, il n'y avait plus que son stylo, sa cravate et sa veste et dessous ses chaussettes et ses chaussures ; le professeur s'était comme volatilisé, il avait fui pour toujours. Peut-être il n'avait en réalité jamais existé, c'était à eux, aux étudiants, de l'inventer, de lui apprendre à exister.

Ed-pe parcourait la salle de long en large, continuant à lire ; « Un grand poète ! Rappelez-vous cela, c'est important. Pourquoi l'aimons-nous ? Parce que c'était un grand poète C'était un poète plein de grandeur ! Ignorants, paresseux, je vous le dis avec patience, enfoncez-vous bien cela dans la tête, je vais vous le répéter encore une fois, Messieurs : un grand poète, Jules Slowacki, grand poète, nous aimons Jules Slowacki et sommes enthousiasmés par sa poésie parce que c'était un grand poète. Veuillez prendre note de ce sujet pour un devoir à faire à la maison : « Pourquoi les poésies de Jules Slowacki, ce grand poète, contiennent-elles une beauté immortelle qui éveille l'enthousiasme ? »
À cet endroit du cours, un des élèves se tortilla nerveusement et gémit :
- Mais puisque moi je ne m'enthousiasme pas du tout ! Je ne suis pas du tout enthousiasmé ! Ca ne m'intéresse pas ! Je ne peux pas en lire plus de deux strophes, et même ça, ça ne m'intéresse pas. Mon Dieu, comment est-ce que ça pourrait m'enthousiasmer puisque ça ne m'enthousiasme pas ?
Il se rassit, les yeux exorbités, comme s'il sombrait dans un abîme. Devant sa confession naïve, le maître faillit s'étrangler.
- Pas si fort, par pitié ! siffla-t-il. Galkiewicz, vous serez collé. Vous voulez ma perte ? Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites ?
- Mais je ne peux pas comprendre, moi ! Je ne peux pas comprendre comment ça m'enthousiasme si ça ne m'enthousiasme pas !
(...)
LE PROFESSEUR : Galkiewicz, j'ai une femme et un enfant ! Ayez au moins pitié de l'enfant ! Il ne fait aucun doute, Galkiewicz, que la grande poésie doit nous enthousiasmer.
(...)
Le professeur suait à grosses gouttes. Sortant de son portefeuille une photo de sa femme et de son enfant, il essaya d'émouvoir Galkiewicz, mais celui-ci se bornait à répéter : - Je ne peux pas, je ne peux pas. Ce fatal « Je ne peux pas » se propageait, se développait, devenait contagieux, on entendit quelques « Nous ne pouvons pas non plus » et l'on retrouva la menace d'une impuissance générale. Le professeur se voyait dans une terrible impasse. A chaque seconde risquait de se produire une explosion... d'impuissance, à chaque moment risquait d'éclater un rugissement de dégoût qui parviendrait aux oreilles du directeur et de l'inspecteur, à chaque instant le bâtiment risquait de s'effondrer en ensevelissant l'enfant sous ses décombres, mais Galkiewicz ne pouvait pas, il ne pouvait justement pas, il continuait à ne pas pouvoir. » (p. 49, 50, 51)

Ed-pe s'arrêta de lire, il remit le livre dans son cartable et sortit.

Les étudiants, cette fois-ci, n'avaient pas pris de notes. Cette fois-ci, le professeur était absent.

Angelina




Les parties du texte écrites en italiques sont extraites du livre FERDYDURKE de W. GOMBROWICZ, C. Bourgois Editeur.


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