AVRIL 1993 p. 38-39 |
La gestation de l'inespéré |
Je suis étudiante en cinéma. C'est là ma « définition » sociale, mon statut, le contour repérable qui me confère au regard de l'autre une rassurante familiarité.
« Étudiante », cela voudrait-il dire que mon rôle est de développer avant tout ma capacité à étudier au détriment de ma capacité à vivre ?
Cela veut-il dire que je suis une étrangère, que je n'apporte rien, que je n'ai pas ma place dans les lieux ou l'on n'étudie pas ?
Sans répondre à ma question, on pourra toujours me rétorquer que ce n'est là qu'un état transitoire : avec le temps, je cesserai d'être étudiante pour exercer un métier du cinéma. Un état « transitoire » qui risque pourtant de ne pas me mener bien loin. Mais en attendant ?
D'ores et déjà, je sais que mon devenir s'élabore au croisement de différents lieux, à travers des espaces, des dimensions à créer, à découvrir, ici et maintenant.
Oui, je sais, je sais, je veux dire j'ai appris - et je voudrais avoir à l'apprendre toujours - que j'ai un devenir. Voilà ce que je sais.
L'université n'est pas une institution fonctionnelle, pas plus qu'elle n'est un self-service de savoir. Enfin, elle ne devrait pas l'être. Elle devrait, disons, elle doit jouer un rôle prédominant en favorisant de nouveaux champs d'action.
À Saint-Denis, il y a une volonté de favoriser et de prendre en compte toute expérience qui se rapproche plus ou moins au monde de la production : unités de valeurs pratiques, possibilités de faire valider des activités menées extra muros, contact avec des professionnels, action culturelle...
L'acquisition d'un savoir est bien considérée comme indissociable de celle d'un savoir-faire, mais, à l'heure où se profilent les nouvelles exigences d'un monde en mutation, à l'heure où le monde de l'entreprise (pour ne prendre que cet exemple) a besoin d'un personnel motivé, inventif, créatif, capable de s'adapter aux rythmes modernes, aux nouvelles conditions et « opportunités » de production, n'y aurait-il pas un autre type d'apprentissage à considérer ; apprentissage adapté aux nouveaux métiers qui s'exercent de plus en plus autrement ?
Pourquoi ne pas commencer par essayer d'apprendre à chacun à conquérir le plein usage de sa personnalité, c'est-à-dire à se transformer sans cesse ?
Plus que dans la somme des avenirs, le devenir du monde est en chacun. C'est en chacun de nous que nous mettons tous nos désirs.
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Ce n'est pas là seulement une ambition personnelle, c'est une nécessité des temps.
C'est dans cette perspective que nous nous proposons de créer un journal au sein de l'université de Saint-Denis.
Le journal peut être un moyen pour chacun, celui de la conquête de « l'exercice de sa personnalité», enfin la revendication de son apprentissage.
Il y contribuerait, d'une part, en amenant cette problématique sur le terrain de l'action collective et, d'autre part, en lui permettant de lier le monde de la formation, de la recherche et de la production.
Il se veut donc un espace collectif qui représente en quelque sorte une place publique, une place que le public fréquente, une place où le public se parle, où le public se fait justement une place. L'espace collectif permet à l'expérience de l'un de trouver son usage dans son rapport à celle de l'autre, et ceci pour un enrichissement mutuel. Il est un espace pratique : lieu accessible à tous par sa nature même, mais aussi pratique dans le sens de à pratiquer, à utiliser.
Il est un moyen qui se fixe par là des objectifs.
Plus qu'un support parmi d'autres de l'information estudiantine, le journal se voudrait avant tout - et c'est là son principal objectif - un espace d'élaboration. À chacun pour cela de retrouver ce que Robert Musil appelait le « sens du possible ».
Il engage son lecteur à participer, à se mettre dans une optique « opérationnelle », à considérer d'un peu plus près la Recherche et la Formation dans le cadre de la Production. Pour nous, la Production, par exemple, c'est donner au lecteur l'envie de rédiger un article autant que de faire une enquête, une interview, ou d'approcher le monde dit « professionnel ». De plus, l'information brute ne pourra être donnée à découvrir que dans la simultanéité de l'usage qui en sera fait, dont chaque article témoignera.
La crise actuelle nous engage tout autant à fonder un journal. Elle touche tous les recoins de nos existences. Mais elle peut aussi, si nous voulons l'affronter plutôt que la subir, devenir paradoxalement une opportunité. De ce point de vue, elle nous oblige, pour nous en sortir, à élaborer des projets, nos projets ; elle nous situe d'emblée dans l'urgente nécessité d'obtenir des résultats, dans l'urgente nécessité de ne pas la laisser se nourrir d'elle même. Ne s'alimente-t-elle pas, d'ailleurs et en premier lieu, des conséquences de l'immobilisme des différentes disciplines cloisonnées, condamnées à étouffer dans le carcan des limites des compétences qu'elles définissent ?
Nous nous adressons à tous ceux que l'on a relégués à la périphérie de nos villes, à la périphérie de leurs vies. Nous disons : le poste de commandement aux périphéries.
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Un repli sur nos racines et nos traditions n'aboutit qu'à boucher tous nos horizons.
Plus que jamais nous avons besoin de les élargir afin de répondre aux exigences d'un monde en mutation.
Il nous faut peut-être commencer par sortir de l'inertie, sortir de ce que nous savons trop bien faire, de cette répétition des mêmes gestes précis qui nous étouffent.
Si l'orchestre, aussi virtuose qu'il soit, continue à jouer pendant que le bateau coule, il n'y aura bientôt plus que l'écume pour rire de ce générique de fin lyrique et, ô combien, absurde.
À l'heure où un grand nombre de jeunes manifestent leur ennui, où beaucoup, du chômeur au retraité, ne savent plus à quoi ils servent, à l'heure où les chefs d'entreprises ne cessent de se plaindre de l'inadaptation de la Formation aux réalités de l'époque, à l'heure où, aussi bien les coupes budgétaires que les peurs et inhibitions de « chacun contre les autres » ou des « autres contre les autres autres », entravent tout devenir pour notre génération, l'esprit d'aventure oblige, force doit rester à l'avenir. À nous étudiants, qui en sommes l'expression, d'agir. Le journal est notre contribution.
Nous souhaitons, enfin, un journal, qui nous donne les moyens de nous poser des questions aussi simples que : qu'est-ce qui nous fait les habitants d'une même cité (à commencer par la cité universitaire), peut-être une recherche, ou des buts à atteindre en commun ? Répétons-le : Plus que jamais demain reste à inventer.
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La gestation de l'inespéré |
Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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