JANVIER/FÉVRIER 1994 p. 12-13 |
Rebels with or without a cause |
C'est la mise en rapport avec des contextes très différents qui peut nous rendre capable « d'apercevoir » ce que nous avons simplement imaginé comprendre !
« Les abeilles pillotent (butinent) deça delà les fleurs, mais elles en font après le miel qui est tout leur, ce n'est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d'autrui, il (l'enfant, l'étudiant) transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu'à le former. Qu'il cède tout ce de quoi il a été secouru, et ne produise que ce qu'il en a fait. » (Michel de Montaigne : Les Essais - Livre I De l'institution des enfants : chapitre 26)
Je pense, lecteurs, que vous devez être tous conscients de l'importance des idées exprimées dans ce texte. Alors pourquoi les soumettre à votre réflexion et avoir privilégié celles-là, parmi tant d'autres également essentielles ? C'est certainement parce qu'elles me sont apparues fondamentales au bout de nombreuses années d'interactions diverses avec nos étudiants de tous les DEUG Scientifiques de première année dans le cadre de l'enseignement de réflexion et de communication scientifiques (E.R.C.S.) à l'Université Pierre et Marie Curie et lors des rencontres avec beaucoup de collègues enseignants et chercheurs qui se sont, eux aussi, considérablement investis dans ce travail.
Voici un aperçu de ces considérations.
Ne pas passer distraitement « en touriste ! » au milieu des richesses constituées par les connaissances !
Essayer de comprendre l'histoire d'une découverte, d'une invention, au sein de l'environnement technique, économique, politique et humain de l'époque. Essayer de comprendre quels rôles ces facteurs ont pu jouer dans l'élaboration de tel type de savoir.
Etre capable d'étonnement, avoir l'impression de ne pas comprendre, de comprendre que l'on ne comprend pas !
C'est la mise en rapport avec des contextes très différents qui peut nous rendre capables « d'apercevoir » ce que nous avons simplement imaginé comprendre !
Une bonne rétention du savoir ne peut se produire que dans un esprit se plaçant dans des contextes variés, dans lesquels on peut insérer une information, une réflexion persistante et disponible.
Savoir acquérir par la lecture des biographies cette sagesse que donne le contact avec les jugements des autres... scientifiques, ingénieurs, économistes, médecins, philosophes, juristes, historiens, artistes et artisans; faire l'effort d'explorer des notions complexes, en particulier celle frontière entre ce que l'on sait et ce qu'on ignore, voilà des compétences indispensables, et des transferts possibles.
L'histoire de la pensée scientifique qui est une des réflexions parmi les plus instructives de l'histoire des réalisations humaines doit être un point de vue fondamental pour situer notre savoir... et nos représentations des concepts scientifiques et techniques. Elle doit faire comprendre aux étudiants l'histoire des ignorances successives, des énigmes auxquelles certains hommes ont « frotté leur esprit » au cours des temps historiques.
Quand Monsieur K. apprit que ses anciens élèves faisaient son éloge, il dit : “Longtemps après que les élèves ont oublié les fautes du maître, lui se les rappelle encore.” (Bertolt Brecht)
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Cette histoire et tous les éléments qu'elle permet d'atteindre sont capables de nous faire comprendre les changements des perspectives intellectuelles de cette pensée humaine. Cette histoire, de plus, nous permet de comprendre le long cheminement de cette pensée durant lequel ont pu être résolus les grands mystères des phénomènes naturels.
Je pense que laisser la possibilité - sans le prévenir - à un jeune esprit d'étudier les contenus scientifiques en laissant de coté durant plus de quatre années (D.E.U.G., licence et maîtrise...) tous les autres champs de la connaissance, est une erreur regrettable.
L'information que l'esprit ne met pas en doute, n'est pas toujours perçue par l'entendement : c'est la croyance sous toutes ses formes. C'est un des facteurs parmi les plus pernicieux qui stérilise notre pensée, le savoir est intégré comme tel sans traitement, sans critique, sans vérification, sans remise en question. Les informations doivent être toujours intégrées en surmontant des obstacles, grâce à la concentration de son énergie : effort de volonté. C'est ainsi que l'on acquiert un pouvoir de jugement. Ne pas en avoir conscience est dangereux.
Comment dans le « bruit de fond » d'un amphithéâtre, être conscient de l'inadéquation de l'information incorporée dans les structures de sa pensée par rapport à l'ensemble réel cognitif auquel elle devrait appartenir ? Le bruit est une gêne. Beaucoup d'étudiants n'ont même pas conscience de cet état de choses. Si, peut-être le jour d'un examen, dans le silence (enfin !) devant le sujet qui souvent dans ce contexte leur est incompréhensible ! Une partie du mal est là ! Ce silence de la salle d'examen, beaucoup n'y sont pas habitués. Cet état de chose est oppressant ! Plus de fond sonore, de murmures rassurants.
Réfléchir sur le fait que les termes dans lesquels le savoir s'exprime sont, d'une manière ou d'une autre, adéquats à ce qu'ils cherchent à exprimer, c'est une manière de percevoir le monde.
La pratique d'une culture largement diversifiée peut nous rendre capables de dominer les cinq qualités essentielles et inséparables qui lui ouvrent le monde des choses, le monde des hommes et sa propre conscience réflexive : le savoir apprendre, le savoir comprendre, le savoir être, le savoir faire et le savoir se maîtriser.
Etre capable de reconnaître une erreur, car cette méprise et l'échec qu'elle engendre sont nécessaires à toute progression. L'erreur est une frontière, la limite nécessaire, la borne mobile dans la compréhension des choses.
Nous pouvons aider les jeunes à aller au-delà de la répétition machinale du contenu des disciplines qu'ils étudient et à percevoir la structure des connaissances. Si l'expression apprendre à apprendre signifie quelque chose, elle signifie apprendre comment le langage donne forme et texture au savoir, comment le langage se déploie dans les enquêtes et recherches que l'on fait et comment il contrôle nos perceptions.
La connaissance d'un domaine intellectuel et de ses thèmes signifie la connaissance du langage propre à ce domaine, ce qui suppose non seulement qu'on en connaisse les mots (le code) mais, ce qui est bien plus important, la manière dont les mots en sont venus à prendre leur signification, leurs dénotations et leurs connotations.
Le « métier d'étudiant » ne doit être considéré comme celui d'un artisan qui fabrique son objet avec ses joies et ses vicissitudes... Acquérir comme lui des « tours d'esprits » équivalents aux « tours de mains ». Le réel problème de nos étudiants c'est qu'ils ne s'insèrent pas tous pleinement dans le monde du savoir.
Ce qui est essentiel à tout moment, c'est l'habitude de prendre référence, de consulter des lexiques, de rompre le compromis avec nos ignorances.
Pourquoi utiliser des termes dont nous ne maîtrisons pas toujours la signification ou l'emploi, sans chercher à prendre un instant pour consulter un dictionnaire : est-ce de la paresse, de l'indifférence, de l'inconscience... un manque de curiosité, de structuration de son esprit non adéquate lors de l'enfance, d'intérêt ?
Seule la motivation et la joie de connaître et de comprendre provoquées par l'intérêt qui les déclenche peuvent permettre une intégration harmonieuse de tous les systèmes logiques.
Article publié dans le bulletin d'information de l'Université Pierre et Marie CURIE Perspectives n° 10 - mars 1993
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