JANVIER/FÉVRIER 1994 p. 16-18 |
Vermines & Lycées | |
La famille en acte | |
Une rubrique concernant la relation familiale :
au-delà des liens familiaux, n'y a-t-il pas de nouveaux rapports à inventer ? |
Silence |
Moi, j'avais chopé des bribes de phrases sur ce que chacun vivait dans son métier, dans son quotidien, dans ses études... (le père, 48 ans : architecte ; la mère, 50 ans : pédiatre ; le fils, 19 ans : étudiant, le jeune fils, 11 ans collégien ; la fille (moi), 22 ans : étudiante). Il fallait réunir tout cela, en faire quelque chose, « faire » surtout. | |
J'ai parlé, j'ai hurlé, j'ai exigé, je n'ai pas fait dans la finesse : le vent s'est levé, les turbulences, l'époque en suspens, la crise se sont engouffrées dans ce foyer « libéral ». J'ai proposé ou plutôt exigé un travail commun pour les Périphériques (« à partir des expériences de chacun jusque dans leurs projets futurs, parents et enfants tenteront de lier un dialogue pour déboucher sur l'élaboration d'un questionnement commun. » les Périphériques n° 0) : ils ont accepté. | on |
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tourne |
Nous avons parlé longtemps, j'ai tout enregistré. De nouveau seule, je me suis surtout souvenue de ce qui « s'était passé ». Aussi intéressants soient-ils, j'ai laissé tomber les idées, les concepts, qui ne faisaient pas échos (ou même « silence ») à une question, une demande ou une réponse de l'un ou l'autre, moments auxquels il fallait « se tenir » afin d'esquisser une première élaboration commune. Ce que j'ai choisi de garder, c'est ce que nous aurions pu construire, à peine visible, au delà du consensus ou de la bonne entente. Résultat : un feuilleton, un montage, presque un film. |
WALT DISNEY OU LA FIN DU MONDE
La mère : ... j'ai pas entendu un seul enfant pleurer et je n'ai pas entendu un seul adulte crier de toute la journée.
Le jeune fils : hum.
La mère : Quoi, t'as entendu des enfants crier ?
Le jeune fils : Oui, de joie.
La mère : C'est un univers féerique. Les gens sont pris en charge.
Le père : Habilement.
La fille (au jeune fils) Où tu vas ?
Le jeune fils : J'ai pas envie de participer à votre conversation, c'est pas de mon âge. (il s'en va)
La mère : Dors bien.
LE CRÉPITEMENT DU SON DANS L'OBSCURITÉ D'UN FILM QUI DÉMARRE
Le père : C'est déjà pas une démarche évidente pour nous, alors pour un enfant de 11 ans ! Commencer à froid comme ça !
Il faudrait que tu... (à moi, la fille), que tu sois à l'affût des conversations qui se déroulent quotidiennement... décider de parler en face d'un appareil enregistreur... cela ne condamne pas l'entreprise mais il y a difficulté.
Le fils : Ce serait plus « journaliste » en effet !
La fille : Tu dis que ce serait plus « journaliste », peut-être. Mais c'est justement ce « journalisme » qui ne m'intéresse pas : être là à l'affût d'une réalité, la retraduire ! C'est justement parce que nous avons décidé de faire cela de façon consciente, en marquant si possible un point de départ et d'arrivée que cela a de l'intérêt, celui de créer une situation. Je me vois mal cacher un micro sous la table un dimanche midi.
Le père : C'est très difficile de démarrer.
La fille : Posons-nous la question de ce que nous sommes en train de faire. Moi, je n'ai pas envie de transcrire, mais plutôt de construire. Est-ce que nous avons un objectif ? Même si il y a des conversations qui naissent spontanément, et c'est tant mieux, on en fait quoi ? Ce qui pèse sur la famille, sur la famille en général, c'est de croire que les gens sont réunis par un lien naturel évident et donné dès le départ...
Le père : ... c'est vrai, on s'impose soi-même sa famille. Les contraintes sociales et économiques aujourd'hui pèsent moins. Mais on se protège derrière une certaine idée de la famille, une idée très romantique à la recherche de l'amour de ses familiers, ce qui permet également de se donner un rôle. Moi, je me suis souvent demandé : j'aime mes enfants ? Ça veut dire quoi aimer ses enfants ? Je me sens pas comme un père « aimant ». L'idée qu'il vous arrive quelque chose déclenche chez moi des phantasmes physiques de pure violence, mais je n'ai pas non plus envie de m'appesantir. (le jeune fils revient)
La mère : On était en train de parler justement... de se questionner... est-ce que c'est automatique d'aimer son père ou sa mère ?
Le jeune fils : Moi, je t'aime parce que tu m'achètes des jouets, t'es gentille avec moi, parce que t'es ma mère.
La mère : C'est quoi une mère ?
Le jeune fils : C'est la chose la plus importante au monde. C'est elle qui nous a fait vivre, c'est elle qui nous fait vivre. (Le jeune fils s'en va)
La mère : Et ton père alors !
Le jeune fils (il revient) Mon père il me remet sur le droit chemin... (tous s'esclaffent)... bah oui, pour que je ne devienne pas un clodo... (il se tourne vers son frère)... toi, si tu rates ta fac tu vas devenir un clodo.
QUAND LES PARENTS BOIVENT, LES ENFANTS TRINQUENT
Le fils : Tu crois que c'est parce qu'on a des diplômes que l'on ne devient pas clodo ?
Le jeune fils : Oui, par exemple si on se présente à un travail et qu'on a l'air intelligent, ça va. Par contre si t'arrives et que tu dis : bon, vous me mettez à l'épreuve sinon je vous nique... t'as aucune chance.
La fille : Pourquoi alors il y a des gens qui ont des diplômes et qui sont au chômage ?
Le jeune fils : Parce que tout simplement ils ont fait un métier qui leur a pas plu, ils se sont mis à boire parce que leur femme est morte ou un truc comme ça, et ils sont devenus clodos.
La fille : Tu sais que moi, à la sortie de mon cursus universitaire...
Le père : Oui, bon allez, c'est pas le moment de lui faire un cours de...
UN ANGE PASSE
La mère : ... on parlait de quoi... ah ! oui, les relations parents/enfants. Avec mes parents, ce qui est étonnant, c'est que du jour au lendemain, dès que j'ai été mariée, ils m'ont foutu la paix. Avant, j'étais le canard boiteux. J'avais eu accès à Médecine, ils en étaient fiers mais à la limite, ils ne s'en sont pas rendus compte. Ils ne se sont pas rendus compte de l'impact que cela pouvait avoir.
La fille : Finalement la situation est beaucoup plus compliquée entre nous aujourd'hui...
La mère : Non. C'est différent mais les choses ne sont pas plus compliquées en 93 que...
La fille : ... ce qui est plus compliqué aujourd'hui, c'est qu'il faut les vivre...
CETTE ANNÉE LA
La fille : ... les parents en 68 par exemple pouvaient prendre parti ou non. La situation les mettait en face d'un choix : ils pouvaient être de tout cœur avec leur enfant. Aujourd'hui, ce n'est plus un problème de génération qui opposerait des « possédants » à des « dépossédés ». Aujourd'hui jeunes comme vieux sont| démunis devant l'avenir, devant leur devenir même : ce tourbillon qui peut nous prendre tous ou nous jeter.
Le père : 68, c'est le dernier grand mouvement, au moins en France où on s'est imaginé qu'il allait y avoir un grand soir, qu'on aurait un gros effort à faire et qu'après... C'est une escroquerie, car en fait l'effort et la vigilance doivent être permanents. Maintenant cela change, dans la mesure où il semblerait que l'on ait compris que la révolution est surtout à faire dans nos têtes chaque jour, dans notre comportement quotidien, dans notre action, dans notre relation aux autres...
CONFIDENCE D'UN PÈRE Un père lui a fait cette confidence
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La fille : La différence entre hier et aujourd'hui, c'est que hier, vous cherchiez à provoquer une discussion, à résoudre des conflits, avec vos parents par exemple et que aujourd'hui, cela concerne plus une espèce de difficulté à rendre ce que l'on fait ensemble très concret, à passer à l'acte.
Le père : C'est pas évident, nous on a la chance de pouvoir discuter, mais tout le monde n'est pas... regarde x, toujours vautré devant sa télé. Des gens comme nous tu sais...
DES GENS COMME NOUS
La fille : Y a pas de gens comme nous. Je me fous de mon identité socio-culturelle. Pour moi, ça ne veut rien dire, ce qui a du sens, ce sont les actes de chacun. Et si nous avons décidé de faire un article dans un journal, un journal qui va être distribué dans les universités... C'est un engagement. C'est parce qu'on ne veut pas s'en tenir à...
Le père : Aux acquis.
La fille : De toute façon, à l'université, nous sommes tous dans la même galère.
NOUS NOUS ÉLOIGNONS DE L'ENFANCE TERRIBLE
La mère au fils : Tu t'en vas. Tu n'as rien dit ?
Le fils : Je suis fatigué, j'ai cours demain
La fille : T'as rien à dire.
Le fils : Exact, je peux au moins décider si je veux parler ou non ?
La fille : Si tu voulais ne pas parler, tu ne serais pas là.
Le fils : C'est pour ça que je m'en vais. Je trouve cette démarche trop volontariste. Pour moi cette conversation ne m'intéresse pas.
La fille : on n'est pas en train de parler de quelque chose de précis : c'est parler avec nous qui ne t'intéresse pas.
Le fils : C'est forcé. Et puis faut voir le battage que tu fais autour de ce que tu fais : la vie est naturelle aussi.
La fille : Moi, je donne de l'importance à ce que je fais.
Le fils : Il n'y a pas besoin de donner de l'importance à ce qui se fait, ça en prendra tout seul.
La fille : Ouais, t'as raison, parce que la vie est cool, elle coule de source !
Le fils : Il y a certaines choses que tu ne peux pas comprendre.
La fille : À la boulangerie, il y avait une dame qui achetait un gâteau. La boulangère lui a dit : 6 Frs s'il vous plaît. Et la dame lui a répondu : ah ! Je vous vois venir, vous pensiez que j'allais vous donner 5 Frs.
Le fils : Je ne comprends pas où tu veux en venir.
La fille : Moi, non plus, et pourtant ça me fait cet effet-là quand tu me parles : tu m'embrouilles.
Le fils : C'est toi qui me rentres dedans. C'est pas comme cela que je vais avoir envie de parler.
La fille : Mais je dois faire quoi pour que tu aies envie ? T'es une vraie cocotte.
Le fils : Rien, sois naturelle.
Le bruit de dehors fait trembler les murs de la maison.
Violette,
Étudiante en cinéma à Paris 8-Saint-Denis
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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