JANVIER/FÉVRIER 1994 p. 29-31 |
Entretien avec Irène Sokologorski | |
Cahier |
Cet entretien inaugure une tribune consacrée à des personnalités du monde industriel, politique, partenaires sociaux... | |
Entretien avec Gérard Castegnaro,
président Île de France du Centre des Jeunes Dirigeants. |
Les périphériques vous parlent : Qu'est-ce que le CJD ?
Gérard Castegnaro : Le CJD est né en 1938, sous l'appellation du centre des jeunes patrons (CJP), pour devenir en 1968 le centre des jeunes dirigeants, ouvert aux cadres dirigeants.
Nous sommes plus de 3000 chefs d'entreprise et cadres (répartis dans 120 sections et 18 régions) pour une « entreprise performante au service de l'homme ». Au début, cela faisait bondir, bien qu'aujourd'hui encore ce ne soit pas rentré dans les mœurs. Ce mouvement d'engagement patronal, un peu en marge, est, à vrai dire, le « poil à gratter » du CNPF.
Les chefs d'entreprise et cadres, qui adhèrent à ce mouvement, s'engagent à se former à leur rôle de dirigeant, à échanger dans le cadre de commissions de réflexion, à expérimenter au sein de leur entreprise, et enfin à influencer sur les instances patronales, en prenant position et en proposant des réformes innovantes.
P.V.P. : Quelle est la politique du CJD en ce qui concerne les ressources humaines ?
G.C. : Les ressources humaines sont un point central de notre démarche. À notre époque, on ne peut plus isoler l'homme de son environnement. Notre thème majeur de réflexion pour 1994 est d'ailleurs : « Demain quelle entreprise, dans quelle société ? » Dans notre Charte de l'entreprise citoyenne, adoptée au congrès de Nantes en 1992, nous affirmons que la performance de l'entreprise n'a de sens que si elle prend en compte trois dimensions complémentaires : d'abord, la performance économique qui honore la confiance des actionnaires et des clients ; puis, la performance sociale qui repose sur la capacité à rendre les hommes autonomes et responsables, et qui implique de casser l'entreprise pyramidale au profit des réseaux et des petites équipes ; enfin, la performance sociétale qui repose sur la contribution de l'entreprise au développement de son environnement, que cela concerne l'écologie ou le problème des banlieues.
Pour le CJD, une des conditions également de la performance de l'entreprise passe par un dialogue social fort. La négociation est indispensable pour véritablement prendre en compte les spécificités de l'entreprise, autant que les problèmes quotidiens des salariés. Cela ne s'improvise pas. Cette démarche doit résulter d'une volonté conjointe du dirigeant et de l'ensemble du personnel.
Mais, j'insisterai surtout sur l'importance, aujourd'hui, de la formation. Un des moyens pour rendre les hommes acteurs dans l'entreprise est de développer la formation continue. J'en prends pour exemple le CJD, où chaque dirigeant s'engage à se former 6 jours par an. Une autre proposition, et c'est l'objet d'un combat que nous menons, serait d'inscrire la formation au bilan des entreprises en tant qu'investissement à part entière et non plus comme une charge, cela afin de la constituer en véritable outil de gestion.
P.V.P. : Comment voyez-vous la situation économique aujourd'hui ?
G.C. : Nous assistons à une accélération des changements qui bouleversent la vie de nos entreprises et modifient le visage de notre société. Sous le double choc du chômage et de la crise économique, le marché montre des signes de fractures : fractures relatives à l'emploi avec le drame humain qu'engendre le chômage et l'augmentation de l'exclusion qui en résulte ; fractures relatives au territoire, avec l'opposition de plus en plus marquée entre les villes et les banlieues ; de même, l'écart se creuse entre pays riches et pays pauvres ou en voie de développement ; enfin fractures relatives à l'éducation, avec des parents qui ont laissé à l'Éducation Nationale le soin d'élever leurs enfants et de les mettre sur le marché du travail.
P.V.P. : Justement, selon vous, l'université prépare-t-elle les individus au monde du travail ? Sinon, quel serait alors le rôle de l'université ?
G.C. : Je ne suis pas directement confronté aux problèmes relevants de l'université, mais je mentionnerai, toutefois, une expérience mise en œuvre par le CJD concernant un rapprochement significatif avec l'école. Il s'agissait de soumettre aux élèves d'une dizaine de collèges un projet d'entreprise, qu'ils ont ensuite réalisé pendant un an, assistés par des JD. L'expérience, menée en Île de France, s'est ensuite élargie à d'autres régions.
Mais l'ouverture de l'école à l'entreprise comporte d'autres enjeux beaucoup plus importants aujourd'hui. On s'aperçoit que la mondialisation de l'économie et des échanges, et les incertitudes qu'elle entraîne, rendent aléatoires, à long terme, toutes les prévisions sur les besoins des entreprises en terme d'emplois qualifiés (80 % des emplois qui existeront dans 20 ans ne sont pas encore connus aujourd'hui). D'autre part, l'accélération des changements technologiques et l'arrivée des nouveaux produits sur le marché dépassent la capacité des individus à les appréhender.
En matière d'innovation, la plupart des entreprises qui raisonnent à court terme, accusent un fort retard. Par contre, celles qui arrivent à prendre un peu de distance et à anticiper l'avenir s'en sortent mieux, que ce soit en terme de produits ou de compétences. Or, ni les enseignants, ni les parents ne sont aujourd'hui en mesure de jouer leur rôle pédagogique d'apprentissage de la citoyenneté et de l'ouverture d'esprit qui seules permettraient aux jeunes de s'adapter à un monde de plus en plus complexe ; dans la mesure où la seule permanence, aujourd'hui, dans l'entreprise, c'est justement le changement. L'image déprimante de l'entreprise « boulot-dodo » est désuète, mais elle a la vie dure dans les mentalités. La réussite d'une entreprise aujourd'hui repose sur un engagement sociétal des individus, et non plus seulement sur un intéressement strictement économique ou salarial. Aussi, puisque les nouveaux métiers ne sont pas encore visibles, nous encourageons les enseignants à commencer à y réfléchir ensemble.
P.V.P. : Est-ce que les chefs d'entreprise qui se déclarent « responsables d'entreprise » sont-ils vraiment responsables, c'est-à-dire responsables des hommes qu'ils emploient ? Par la suite, que pensez-vous des plans de restructuration par lesquels l'entreprise se débarrasse de tous ceux dont elle n'a plus besoin ?
G.C. : Le chef d'entreprise est autant responsable de ses hommes que de son entreprise. Être responsable d'une entreprise, c'est favoriser l'autonomie et la responsabilité des hommes dans leur travail, et développer employabilité, c'est-à-dire élargir l'apprentissage à plusieurs métiers, car le plein-emploi, c'est fini.
Avec la crise, la plupart des chefs d'entreprise réagissent selon des vieux schémas, pressés par le court terme. Mais, dans le cadre du court terme, le chef d'entreprise ne peut plus garantir et offrir la sécurité du plein emploi. Il faut chaque jour s'adapter. Quant aux licenciements, ils sont une des conditions de survie de nos entreprises. On peut être responsable et licencier. Nous ne pouvons rien dire sur le fond, tant qu'il s'agit de sauver l'entreprise et l'emploi des hommes qui y travaillent. Par contre, nous nous élevons violemment sur la forme et la manière qui ont été utilisées par certains chefs d'entreprise. Le licenciement doit se faire humainement.
P.V.P. : L'entreprise est prise, aujourd'hui, dans l'obligation de gérer le court terme, crise oblige ! Comment sortir de cette situation, puisque pour avancer il faudrait prendre en compte les hommes et donc, le long terme ?
G.C. : Gérer le long terme, c'est avant tout assurer la pérennité de son entreprise. Le rôle d'une entreprise n'est pas de créer des emplois mais les richesses. Sa prospérité et sa survie en dépendent à long terme, que cela concerne sa demande solvable et sa compétitivité.
P.V.P. : On entend dire un peu partout que l'entreprise hésite à embaucher des jeunes, parce qu'ils sont mal formés. Elle exige un personnel qui ait une expérience. Qu'en pensez-vous ? Mais, d'autre part, on constate actuellement que les entreprises licencient de plus en plus de cadres et d'employés expérimentés. Qu'est-ce que cela veut donc dire ? N'y a-t-il pas là une contradiction ?
G.C : Embaucher des jeunes, c'est prendre en compte le long terme, ceci afin de perpétuer la force vive, le renouvellement de l'entreprise. Pourquoi licencie-t-on des cadres et des employés ? Le licenciement est dû à une diminution du marché, donc à une baisse, du moment, de l'activité de l'entreprise qui doit faire face au court terme.
Quant aux jeunes, le problème est moins de les embaucher que de savoir les garder. Nous pratiquons et encourageons le tutorat pour accueillir les jeunes dans nos entreprises : les accompagner dans leur parcours, leur offrir une formation complémentaire.
P.V.P. : Si nous pouvions lancer aujourd'hui la construction d'une nouvelle société, la relation entreprise-citoyenneté ne serait-elle pas à concevoir ?
G.C. : Comme je le précisais déjà, la performance de l'entreprise repose sur trois critères : économique, sociale, sociétale. Est donc « citoyenne » toute entreprise qui agit dans un esprit de développement avec son environnement, qui se reconnait responsable de son devenir et solidaire du destin de la communauté dans laquelle elle évolue. Cela implique de passer d'une logique quantitative à une logique qualitative.
Les principes que nous avançons en vue de construire l'entreprise citoyenne, sont les suivants : tout d'abord, un équilibre entre l'homme et l'entreprise, qui lie profit et épanouissement des individus. D'autre part, l'environnement et l'écologie, qui s'avèrent, aujourd'hui, deux composantes déterminantes de la stratégie de l'entreprise. Ensuite, instaurer un véritable partenariat avec les sous-traitants fondé sur un objectif commun de prospérité locale. Autre point, le co-développement entre la cité et l'entreprise : en agissant avec les institutions sur la compétitivité et la valorisation de son environnement, l'entreprise renforce les conditions de son développement. En matière de formation et d'éducation, l'entreprise doit s'affirmer comme un lieu d'apprentissage permanent, favorisant les échanges avec le système éducatif. Quant à « l'employabilité », que j'évoquais précédemment, elle peut favoriser la lutte contre l'exclusion. Car, ayant pour but de développer la polycompétence des hommes dans entreprise, elle leur permet de ne pas se retrouver démunis devant un licenciement. D'autre part, nous devons réhabiliter les emplois de service, qui ont été détruit par une automatisation à outrance dans les années 80 ; je pense plus particulièrement à l'histoire des pompistes. Il y aurait d'ailleurs de nombreux emplois de service à créer, qu'il s'agisse d'ensacheurs de supermarchés, en passant par des personnes chargées d'accompagner les personnes âgées dans leur vieillesse. Enfin, l'Europe. Devant la frilosité des gouvernements, les entreprises doivent prendre les devants. Avec le réseau YES récemment créé, qui a pour vocation de mettre en relation les entreprises européennes et les anciens pays de l'Est, il s'agit d'infléchir sur le fonctionnement des institutions européennes, afin d'éviter le développement d'une Europe à deux vitesses.
Propos recueillis par
Yovan Gilles
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 20 avril 03 par TMTM
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