JANVIER/FÉVRIER 1994 p. 42-43 |
J'ai fait un trou dans ma chaussette |
La jeunesse ! Bien belle chose ! Moi qui écris, j'ai 23 ans. Suis-je pour autant jeune ? Et d'ailleurs, la jeunesse est-elle formée par des bataillons de jeunes ? Ce doux concept si utilisé, tellement réutilisé, prend-il forme en ces individus nommés jeunes ? Et comment définit-on alors le jeune ? Ou plutôt qui le définit ?
Je me regarde, puis j'élargis mon regard jusqu'à me situer au sein de la société. Bon. Le jeune serait un pré-adulte ; un pré-responsable. Celui en état d'apprendre à devenir un bel être social. Des expressions, d'autant plus révélatrices d'un état existant qu'elles sont, à force d'emploi, vidées de leur valeur primordiale pour être aussitôt remplies d'un sens commun, établi par le groupe ; des expressions, donc, comme : « Oh ! Laisse : il est jeune » ou bien : « Ah ! Ça, c'était une erreur de jeunesse » désignent d'un doigt sûr une situation nettoyée de toute ambiguïté : le jeune est un cocktail gracieux d'un peu de folie, d'insouciance, de naïveté et ... d'une goutte de sang. Et lorsque l'adulte ne rencontre pas assez de ces matériaux qui le sécurisent quant à l'existence d'une jeunesse telle qu'il l'entend, soit il provoque, soit il propose lui-même ces matériaux. Ce consensus moral est si bien agencé que même le rebelle écrivit : « On n'est pas raisonnable quand on a dix-sept ans ». Par ces entrechats physiques et mentaux atrocement programmés la masse informe du jeune se modèle jusqu'à tendre vers la perfection : l'adulte responsable !
Ainsi Raison et Jeunesse ne pourraient s'accommoder. Le jeune physique est contraint à se glisser dans le moule du jeune mental convenable. Par l'adulte. L'autoroute est tracée, il m'est même donné les clefs de la voiture. À l'intérieur des deux bandes d'un blanc écrasant il m'est permis de me révolter. Faisons le fou, osons le pire : conduisons en sens inverse. Mais que tombe l'illusion : même cela m'est autorisé, puisque réglementé et condamné. « On dit d'un fleuve emportant tout qu'il est violent, mais on ne dit rien de la violence des rives qui l'enserrent » (Brecht).
En réalité, lorsque je prends conscience de mon être, je suis humilié. Même ma révolte m'est spoliée. Ne me secouez pas, je suis plein de lames.
Alors, j'écarte, du moins j'essaie, la gluante panoplie sociale de la jeunesse. Je fais un premier voyage interne. Le jeune peut être un état d'esprit. Oui, certes : âme jeune dans un corps vieux. Tiens ! Vieux ! Arriverai-je à mieux comprendre la jeunesse en la plaçant face à la vieillesse ? Non, définir un terme par son contraire conduit inéluctablement au cul-de-sac. Brisons là la béquille. « Qui tardivement est jeune longtemps demeure jeune », scande Zarathoustra. Idée d'une certaine nature d'énergie. Se pourrait-il que le jeune puisse être caractérisé par cette formidable disposition à cracher son énergie ?
Mais si je tends le cou, je rencontre nombre de morts vivants qui pourtant affichent avec une désespérante nonchalance leur carte « jeune ». Et puis je connais des hommes plus âgés (des adultes ?) qui détiennent une énergie déconcertante.
LA VISION ADULTE Il constate ceci et il a peur : la vision adulte, le déjà là s'installe insidieusement dans son regard et lui masque, peu à peu, son possible, tous les possibles : son avenir. Il se sent devenir doucement le prolongement de l'avenir adulte. Il n'a plus de devenir : il est devenu. Les connaissances ne poussent plus au train, elles font tas, poids, et le poids, le poids du temps, des ans, fait loi. Le pire, pensa-t-il, c'est de constater que le père est fier, fier que le rejeton devienne si docilement un vieux à son image, c'est-à-dire un adulte qui n'a jamais eu de jeunesse. |
Je dois chercher autrement, me déplacer par rapport à l'objet jeunesse. Il faut que j'aille plus loin, plus profondément ; que j'aille voir la vie dans mes plis. Car je me sens jeune, dangereusement jeune. Corps et âme, mes fibres les plus fragiles me le hurlent. S'amène alors l'audace. Une audace qui bande le corps vers des domaines inconnus, mais avec une aptitude à apprendre. Peut-être est-ce cela, la jeunesse : une énergie audacieuse dans un corps disponible à apprendre. Un esprit gourmand de choses belles et nouvelles. Belles au sens où celui qui les voit croit. Qu'importe alors le canon. Nouvelle au sens où celui qui les goûte se brûle le palais de ces arômes étrangers. Mais je ne suis pas encore satisfait. Comment regarder à travers une maille trop lâche du voile d'Isis ? Insatisfait. L'Insatisfaction authentique, vaste, peut aussi être un trait de la jeunesse.
En définitif, jeunesse, culture ethnique, rien n'est donné. Peut-on devenir jeune ? C'est par une prise de conscience violente et sûre de son état (de jeunesse ou de culture) que l'on est cet état. Je suis jeune car l'image de ma personne dans cinq ou dix ans n'est pas. J'ai un champ de manœuvre ample : tout est réversible. Une puissante capacité à me régénérer de mes propres forces me conduit à me confronter, à lever la tête au défi qui se profile à l'horizon. Qui est jeune ne se périme pas. C'est pourquoi il faut réaffirmer sa jeunesse au jour le jour. Car il est très rassurant de se fixer des bornes. Elles sont communément observées comme repère achevé. Or elles ne doivent être perçues uniquement comme étapes à franchir. La qualité de la vie éthique se détériore. L'écologie commence par là. Ainsi la jeunesse est représentée comme valeur en soi. Ce qui la sape.
Le jeune est l'alchimie suprême entre un état physique accordé et un état mental à conquérir. Jeunes de tous les taudis, réveillez-vous. Il nous reste à construire une jeunesse.
Nicolas Louis
Étudiant à Paris X Nanterre
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