HIVER 1995/1996 p. 68-72 |
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Les irréductibles solitudes |
En partant de l'histoire récente jusqu'à un présent durement mis en cause par un avenir incertain, Maurice Mallet, Surveillant Général à l'établissement public de santé de Ville-Evrard et également président de la SERHEP, raconte dans cet entretien la tragédie de la folie, ou les trajets des fous.
Les périphériques : Dès la fin des années 60, s'est produit une importante évolution des institutions médicales s'occupant de la santé mentale. Une véritable révolution. Pouvez-vous retracer ce mouvement, avec Basaglia en Italie notamment et les autres ? Quelles en ont été les conséquences ? Qu'est-ce qui a changé ? Qu'en est-il de la situation aujourd'hui ?
Maurice Mallet : En ce qui concerne la folie et l'aliénation, l'Italie a un système juridique différent du nôtre. Eux, ils ont rompu carrément avec le moule institutionnel et brisé l'idée de l'enclave. Schématiquement, l'idée maîtresse de Basaglia était qu'une nation civilisée ne peut évoluer qu'en intégrant ce qu'on appelle ses « tares », c'est-à-dire qu'il ne faut pas exclure pour soigner, mais intégrer. Par là, il a voulu un petit peu dénoncer la notion de confort social que représente le fait d'enfermer le malade mental pour être tranquille dans sa ville. Je dirais qu'au départ, en France, ça ne se justifiait pas tout à fait de la même façon. Si l'on parle des siècles précédents, à un moment donné de l'histoire, en France on a rangé les enfants dans les écoles, on a mis les déviants en prison et les fous à l'asile. C'était le bordel !, on a essayé de ranger les choses. En fait, mettre les fous à l'asile a été soutenu par un discours idéologique qui affirmait que pour soigner quelqu'un il faut l'exclure de son milieu familial, il faut l'avoir sous la main, l'observer, le contenir. Au départ, les responsables français ont trouvé avec ce discours relativement simple des justifications suffisantes pour décider, au niveau budgétaire, de construire un hôpital psychiatrique par département. Certains se sont construits dans les anciennes léproseries et d'autres de toutes pièces, comme l'hôpital de Ville-Evrard. Le problème des années 60, c'est qu'avec l'expérience de la guerre, l'expérience de la philosophie aidant, l'idée a fini par passer qu'un individu c'était aussi quelque chose de l'ordre de l'inconscient et qu'à partir du moment où on enfermait quelqu'un, on n'avait peut-être pas toutes les données pour pouvoir analyser son comportement. Au début, c'est la deuxième guerre qui nous apprend des choses : devant la montée du nazisme et les tentatives d'extermination visant le malade mental, certains directeurs d'hôpitaux et médecins ont vidé les hôpitaux psychiatriques - pas celui de Ville-Evrard en tout cas. À la fin de la guerre, on put faire un constat étrange : certains patients étaient morts de cette expérience, d'autres s'étaient intégrés et d'autres encore sont revenus tout simplement. À ce moment-là, on a découvert qu'il y avait peut-être une possibilité d'intégrer, même sans soigner. On s'est aperçu également que des gens isolés depuis très longtemps à l'intérieur d'une institution finissent par se modeler au modèle institutionnel et par créer une forme de pathologie nouvelle qui se greffe sur la pathologie initiale. Dans ce cas, on est incapable de dissocier ce qu'il en est de la pathologie d'origine - ce qui a amené le patient à l'hôpital -, de la pathologie provoquée par la ritualisation de leur vie dans l'institution et la normalisation définie par le traitement de la psychose.
Un autre élément important, c'est l'avènement dans les années 50, avec le Larieptil, des neuroleptiques en France. Ce médicament va pouvoir contenir le désordre psychique et maîtriser l'agitation psychomotrice. Ce qui était dangereux pour la société, c'est que le fou se débattait dans sa folie, il était dangereux, combatif. Ce médicament va combattre cet aspect du problème, par contre il a un énorme inconvénient, il crée des troubles secondaires : des plafonnements du regard, des gestes incontrôlés. Là aussi donc, il faut être très attentif à ce qu'il en est de la pathologie initiale et ce qu'il en est des médicaments qui eux-mêmes apportent un désordre d'expression. À partir du moment où ces médicaments arrivent, c'en est un peu fini de la violence initiale dans l'institution, celle qui engage à contenir un patient dans des limites acceptables, mais alors s'installe cette autre violence qui consiste à donner quelque chose à quelqu'un qui va quelque part lui couper l'expression physique. D'un autre côté, couper cette expression physique permet quand même l'émergence d'une parole : à partir du moment où il n'y a plus que le discours, le corps s'étant calmé, on peut enfin entendre quelque chose de l'ordre du discours fou sans en subir la violence. Donc, à partir des années 60, il y a cette idéologie qui se met en place qui affirme, que pour éviter que le patient prenne des attitudes institutionnelles et crée une nouvelle pathologie, il faut essayer de retrouver le chemin initial des soins, c'est-à-dire le milieu familial, le tissu social. Dans les années 60, on a inventé donc ce que l'on appelle la psychiatrie de secteur. Malheureusement, cette nouvelle politique visant à rapprocher le patient de son secteur d'origine et qui mettait ainsi en jeu une autre « idéologie de soin », est devenue au niveau de la loi, simplement un découpage géographique. Prenons le département 93, on l'a découpé en 16 zones géographiques qui font environ 100 000 habitants, chaque zone correspondant à un secteur d'origine. Ainsi, Ville-Evrard est un lieu sur le 93 dans lequel on soigne des patients du 93. Un autre point non négligeable, c'est le fait qu'il ait fallu attendre 1990 avant que la première circulaire légale de la psychiatrie de secteur soit ratifiée, alors qu'elle datait de 1960. Cela veut dire tout simplement qu'il y avait ceux qui étaient d'accord avec cette politique-là et ceux qui ne l'étaient pas et que le secteur subissait une sectorisation alimentant des idéologies de soins contradictoires. C'est un point important parce qu'il montre que soigner un malade ne dépend pas seulement de la qualité du soin, mais aussi de l'idéologie soignante de celui qui est responsable de « ce secteur-là ». À la tête de chacun de ces secteurs il y a un médecin-chef nommé par le ministère, et bien qu'il y ait un arsenal thérapeutique commun que sont les médicaments et les méthodes de soins, chacun les adapte en fonction de ses goûts propres, de sa philosophie, de ses idéologies politiques, de ses sentiments, ce qui fait que d'une localisation à une autre, un patient n'a pas du tout les mêmes soins. Un exemple précis : on prend telle commune et telle autre. Si on a une rue commune entre ces deux villes et qu'un patient habite du côté de la première, s'il est pris par les flics en état d'ébriété en faisant du scandale sur la voie publique, et qu'on décrète qu'il est malade, il risque de se retrouver au minimum 1 mois hospitalisé à Ville-Evrard sous surveillance médicale, généralement enfermé, privé de liberté. Si le même phénomène se produit sur le trottoir d'en face qui appartient à l'autre municipalité, au lieu de passer par le préfet, il sera hospitalisé dans un hôpital général où une équipe viendra le voir, et le soir même il sera chez lui, avec le suivi et les soins nécessaires. Voyez-vous l'importance que cela a au plan éthique cette disparité des philosophies ?
Alors, pour revenir à l'histoire, il est important de noter que tout le travail fait par certains secteurs depuis des années pour permettre au patient de vivre dehors, a eu pour conséquence de vider l'asile. On a distribué, à la suite, tout un équipement sur l'extra-hospitalier, pour des centres d'accueil et de crises par exemple, afin d'accueillir les gens, en leur évitant l'hospitalisation. Il y a une responsabilité morale et un soutien extraordinaire des équipes à l'extérieur de l'établissement pour soigner une partie de la population malade. Ce n'est pas un miracle si au lieu des 2000 patients qu'on avait à l'intérieur en 1960, on en soigne maintenant 16 000 avec les mêmes équipes sur l'extérieur et qu'il n'en reste plus que 400 à Ville-Evrard aujourd'hui.
Quand je parle des malades mentaux, je parle surtout du schizophrène, rarement d'autres pathologies. C'est une maladie bien précise qui touche quand même 1 % de la population. C'est la maladie la plus étrange, si on ose appeler ça maladie d'ailleurs, ce que l'on n'hésite pas à faire, mais moi, j'oserai appeler ça plutôt un état. Je dirai que l'on est schizophrène comme on est doué pour la musique. Le problème c'est que la schizophrénie fait souffrir, parce qu'il y a des entraves sociales qui font que ça fait souffrir. Je veux parler des contraintes, aller au travail, etc. Et puis, il y a toujours cet éternel combat entre ce qui relève de l'acquis et ce qui relève du génétique. Si on pouvait foutre la schizophrénie sur le dos d'un virus ou d'un gêne, ça arrangerait plein de gens, c'est bien plus commode de se dire que ce n'est pas de la faute de nos comportements sociaux si l'on induit chez certains individus une dissociation, mais que c'est induit par un caractère génétique.
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P.V.P. : Quelle est la situation du personnel soignant ? Pouvez-vous nous parler des relations soignants/soignés ?
M.M. : Une spécificité de notre travail d'infirmiers en psychiatrie, c'est de soigner des gens qui à la base ne sont pas d'accord pour considérer que ce qui leur arrive est un trouble. Quelqu'un qui entend dans sa tête à longueur de journée ces injonctions : « t'es un con, tu baises ta mère, tu... », il les entend effectivement. Pour lui ce n'est pas de la maladie, c'est la vérité. Ce n'est que lorsque ses troubles sont atténués par les médicaments, qu'il n'entend plus rien, que l'on peut alors lui désigner cet ensemble de signes comme de la maladie : « quand vous entendez votre papa vous parler alors qu'il est mort depuis 20 ans, quand vous voyez votre visage se déformer dans la glace, c'est de la maladie. »
Pour ce qui concerne les méthodes de soin, il y a des gens, par exemple, qui cherchent à soigner la maladie mentale par l'éducatif. L'idée est de rééduquer les malades à avoir des attitudes sociales de manière qu'ils fassent un compromis entre leurs symptômes et l'environnement, et qu'ils acceptent, à la suite, l'idée de vivre avec la maladie ou oublient leur partie malade, quelque part. On leur réapprend, à manger par exemple, en somme à faire des choses que généralement ils savent déjà faire, parce que la schizophrénie survient à l'adolescence, lorsque les acquis sont déjà là et que l'on sait déjà tout de la vie. Au moment où la sexualité se met en place, les troubles apparaissent : on n'a plus sommeil, on a envie de se casser dans la ville, on arrive pas à établir de véritables relations avec les filles ni avec les mecs, on entend des trucs qui commencent à parler. On commence à se dissocier, puis on déconne sérieusement et on souffre généralement, parce que derrière il y a la maman et le papa qui disent : « mais tu es fainéant, pourquoi tu ne te lèves pas ? Il ne veut jamais rien faire, il ne veut plus se laver, regarde-le, etc. »,, et toutes les pressions sociales se mettent en place pour contrer quelque chose, que l'on prend pour des troubles du caractère et qui sont de la maladie. Mais en ce qui concerne la schizophrénie, on aura beau tout faire au niveau pédagogique ou apprentissage, ça ne marche jamais. Il y a des gens qui perdent un temps terrible à essayer d'éduquer un schizophrène, un schizophrène ça ne s'éduque pas. Si l'on travaille uniquement dans cet esprit-là, on peut être sûr que le personnel va désespérer, il y aura toujours un sentiment de perte et du « ça sert à rien ». Par contre si l'on travaille le relationnel, avec l'idée d'environnement, avec des méthodes simples concernant ce que l'on appelle « les points d'ancrage dans la réalité », là ça marche bien. On arrive à avoir des psychotiques heureux, c'est-à-dire des gens qui ne souffrent pas trop de leurs troubles, qui ont toujours, certes, des idées et de comportements bizarres, qui ont très peu de revenus, mais qui arrivent à vivre leur vie en l'état. Cela demande aux soignants des connaissances particulières et une acceptation de cet état. Quand on a affaire d'une façon adulte à un malade mental, on est face à ce que l'on appelle l'être déraisonnable, qui n'a pas toute sa tête. Donc on a tendance à mettre notre raison à la place de la sienne. À ce moment-là on dit : « mais il faut qu'elle apprenne ! Cette bonne femme est toute la journée comme ça nue, à se balader, à baver ». Quoi ? Comment ? On veut lui apprendre à ne plus baver, à se rhabiller ? On oublie qu'à 18 ans elle s'habillait de façon pimpante, qu'elle mangeait normalement, qu'elle a eu son bac et qu'à la limite elle a fait première année d'institutrice. Ça on l'oublie et on se dit qu'on va lui réapprendre. Une question alors se pose d'évidence : qu'est-ce que soigner veut dire dès qu'il s'agit d'un psychotique ? Qu'est-ce que l'on va pouvoir engager dans cette relation ? Quel contenu, quelle pratique va-t-on pouvoir mettre dans le mot soin ?
Dans le domaine du comportemental, le modèle reste toujours présent : quelqu'un qui va servir de référence. On va apprendre quelque part à se faire aimer de quelqu'un qui est en grand danger, plein de méfiance vis-à-vis de l'environnement, quelqu'un qui s'enferme dans son carcan personnel pour n'avoir avec l'extérieur qu'un contact qui sera délirant, projetant et rejetant. Il faut comprendre le mécanisme du délire. Très schématiquement, le délire c'est ce que l'individu met en place comme système de protection contre les symptômes de sa maladie. Le délire c'est le premier moyen de défense qu'a trouvé l'autre. Lorsque la projection délirante est supprimée, le patient n'a plus rien à quoi se raccrocher. Il faut travailler avec ce facteur. Il y a des gens qui se retrouvent dans des situations où ils ne peuvent même plus toucher sans se mettre en danger, où ils ne connaissent plus les limites de leur corps. Et de plus, le sens qu'ils mettent dans tout ça n'a rien à voir avec ce qu'on y met nous. Une fois, engagé dans une activité avec un patient, je me promenais dans Paris avec lui. Il s'est arrangé pour marcher toujours à un mètre derrière moi, si je ralentissais il restait à un mètre derrière moi, sans dire un mot, rien du tout. Ça a duré ! On a été au cinéma, on est allé boire un coup, on est rentré. J'étais gonflé, gonflé ! J'en pouvais plus ! Il s'appelait Jean-Jacques. En rentrant je lui ai dit : « écoute Jean-Jacques, c'est insupportable, tu m'as fait passer une journée dégueulasse, mais vraiment tu ne bouges pas ! Imagine, tiens : j'étais avec toi dans la rue et je me fais écraser par un bus, qu'est-ce que tu aurais fait ? » Et il me répond : « bah, je me relève. » J'ai compris d'un seul coup que toute la journée Jean-Jacques avait été moi, donc il n'avait pas besoin d'être avec moi. Il n'avait même pas besoin de délirer, il était moi. C'est ça, cette espèce de projection.
Actuellement au niveau des soignants, il n'y a plus de spécificité de soin en psychiatrie. Que l'on soigne la rate ou la tête, c'est la même formation. Il n'y a plus de gens formés à nos pratiques. Maintenant, il y a des soignants qui sont souvent pleins de bonne volonté, seulement, ils ont dans la tête l'idée non pas d'une technicité relationnelle mais plutôt d'un plateau technique : des lieux propres, une belle blouse et des activités pour occuper les gens. Ce qui dévie complètement le processus de soin initial. Désormais, on va avoir des activités qui vont perdre ce sens profond de tisser un lien entre la personne du soignant et celle du soigné, elles vont redevenir tout bêtement des activités occupationnelles, comme faire de la pâte à modeler, écouter de la musique, etc. L'occupationnel, c'est mieux que rien, mais ça ne permet que de tuer le temps, de gagner du temps sur le temps à passer ici. C'est tout. Par contre, même si l'extérieur c'est dur et même nul, au moins, c'est une activité vraie. Dehors le patient a une toute petite pension, il faudra qu'il la gère, avec le risque que d'un seul coup il lui prenne l'envie de donner son argent à tout le monde. Avec ce genre de comportement on a affaire à des principes de réalité qui parfois valent mieux que l'espèce de principe d'irréalité que constitue l'hôpital psychiatrique où il peut arriver que l'on aille avec nos patients faire du cheval, du ski, du bateau à voile, que sais-je, encore. Que faire ? Il ne reste plus qu'à opérer un compromis entre les principes de réalité de l'existence à l'extérieur et les principes d'irréalité à l'hôpital.
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P.V.P. :Les institutions qui ont en charge la santé mentale ne sont-elles pas trop coupées de la société globale ? Quel type de relations instaurer avec la société civile ?
CELUI QUI DÉSIGNE LA FOLIE POUR NORMALISER... P.V.P. : Ne pourrait-il pas y avoir un système de prévention dans les écoles ? M.M. : Ça existe. Dès que tu as un enfant qui écrit mal, tu as la psychologue scolaire qui te dit : votre enfant écrit mal. Donc tu normalises, tu réapprends à ton enfant à bien écrire et après, ça lui permet comme ça d'évoluer gentiment et de devenir un instrument conforme aux désirs de la vie : être très bon quand il est bon en maths et très mauvais quand il est uniquement bon en françaisais et nul en maths. Ça sert à rien les psychologues. Ça sert, si tu veux, à dépister les enfants qui sont en dehors de la norme, c'est-à-dire que t'apprends toujours par le biais du psychologue scolaire que “ton enfant a un comportement bizarre, particulier”. C'est plus inquiétant pour les parents qu'autre chose. Et alors, qu'est-ce que tu fais ? Tu l'emmènes dans un centre où ils vont recevoir des enfants à problèmes, et ton enfant qui est un peu bizarre en classe, il se retrouve confronté avec le petit mongol du coin. Alors là il va lui falloir être solide... |
...L'INSTAURE LE PREMIER Il a fini le lycée. Il entre à l'université. Il veut apprendre, mais autrement, il veut croire que ce sera différent, à présent Il se présente à son premier cours, le professeur n'est pas là. Un autre jour, il se présente à son deuxième cours qui ne serait en fait que son premier cours, le professeur n'est toujours pas là. Un autre jour, il se présente à son troisième cours qui ne serait en fait que son premier, le professeur n'est toujours pas là. Alors, il pense que ce doit être cela “l'autre” façon d'apprendre que de toute façon, il a le temps devant lui. Alors, il va rejoindre les autres étudiants qui ont compris depuis longtemps qu'il fallait profiter de sa jeunesse. Jeunesse dont ils croient profiter en abandonnant la recherche de leurs désirs. Les professeurs contribuent donc à l'exclusion de leurs propres possibles. |
M.M. : Quand il s'agit de faire un travail de « resocialisation » pour quelqu'un qui est complètement désocialisé, ça devient terrible. Souvent, la famille ça fait trente ans qu'elle s'est passée du patient, il n'y a plus alors de resocialisation possible. D'autre part à l'hôpital, il y a en jeu des notions de confort très importantes pour certains individus qui, à l'extérieur, « clochardiseraient » sûrement, parce que le social ne veut pas prendre en charge, sous prétexte de maladie mentale, des individus qui ne sont pas dangereux, seulement un petit peu dérangés mais qui surtout dérangent l'environnement immédiat. Donc on les garde ici sans leur apporter aucun soin, ils déambulent toute la journée dans Ville-Evrard. Le seul moyen que l'on a trouvé actuellement pour une réinsertion sociale, c'est qu'un patient à l'âge de la retraite puisse bénéficier d'une maison de retraite. Par contre, pour les patients qui sont moins sédentarisés, on se donne les moyens pour les réinsérer. Mais s'il n'y a pas de tissu social pour les accueillir, s'il n'y a pas la famille qui peut avoir un œil dessus ou que l'équipe n'a pas le temps de s'en occuper ou encore s'il n'y a pas d'effectifs suffisants pour assurer le suivi, alors, c'est assez catastrophique. La personnalité même de la plupart de nos patients font qu'ils se collent aux individus comme des poissons satellites. Vous savez le schizophrène c'est ça, ça n'a pas sa tête à soi, alors il y a quelqu'un qui passe et puis Pff ! (souffle)... ça va suivre un bout de chemin. Alors s'il a à faire à quelqu'un de douteux, l'autre va aller chez lui, bouffer ce qu'il a, et lui va se laisser faire... Il peut très bien être utilisé dans tous les sens du terme. Vous savez quand je dis violé, battu, ça arrive, aussi bien pour une femme que pour un homme. Il nous est arrivé de fermer leur appartement parce qu'il était squatté par tous les toxicos de la résidence... C'est ça la réalité. Vous savez, le pauvre petit mec dont on se sent responsable, on est bien obligé de le reprendre parce qu'il affole toute la population en se promenant à poil dans un centre commercial en appelant Adolf Hitler. Il n'est pas dangereux du tout, mais il a fait très peur, donc on nous le renvoie. On est toujours dans un compromis insatisfaisant par rapport à ce que l'on arrive à faire pour les malades. C'est quelque chose, qui est très grave, parce que si on avait les équipements suffisants au niveau infirmier pour les suivre dehors ce serait formidable (silence). En même temps, c'est très compliqué de suivre quelqu'un en lui laissant toute sa liberté. La plupart nous disent : « mais foutez-moi la paix, ça va, je vais bien ».. Ils font scandale, et toi, tu ne peux pas le ridiculiser devant tout le monde, ni l'attraper par le bras. C'est très compliqué, donc il faut retrouver des axes de négociation possible à partir desquels assurer un suivi discret. Le boulot c'est ça, la psychose on la porte, voilà : quand on baisse un bras elle retombe avec, si tu baisses les deux tu te la prends sur la gueule ! Quand on serre la main à un schizophrène, on en prend pour 20 ans, mais quand il arrive à nous quitter, on se fait du souci : « que devient-il ? » Mais moi, infirmier chef, j'affirme qu'on ne guérit pas la schizophrénie parce que ce n'est pas une maladie, je l'ai dit, c'est un état. Ce que l'on peut faire, c'est guérir l'environnement et rendre l'existence possible à travers les acquis obtenus dans cet environnement, en même temps que les médicaments atténuent l'effet des obstacles psychologiques que les entraves sociales multiplient pour le patient. C'est un peu compliqué, je veux dire par là que l'on ne peut pas tout faire, on ne peut pas redresser complètement la société pour intégrer un patient. Ce n'est pas à notre portée. En résumé, en soutenant, en donnant un petit peu de médicaments par-ci, un petit peu de soins par-là, on arrive à maintenir des gens à l'extérieur et à être fidèle à l'idéologie de Basaglia : renvoyer au social ce qui appartient au social et en même temps intégrer les malades, les déviants dans leur ville, dans la société. Dans une ville comme Bondy, par exemple, la maladie est très bien intégrée, on y voit effectivement des malades circulant en plein centre ville. Cela tient autant au travail extraordinaire de Baillon, le médecin-chef du 14e secteur, qu'au maire de la ville très sensibilisé à ces problèmes. Mais la question pour un maire n'est pas simple, elle se pose en ces termes : « est-ce que cela va faire bien dans le décor pour mes électeurs d'intégrer dans la ville des malades mentaux ? » Tu prends une petite ville pavillonnaire, tranquille avec des pépés et des mémés à revenus moyens et tu leur dis que tu vas faire un « centre de jour » juste à côté au n° 8 et que tu vas y mettre une vingtaine de toxicos et de psychotiques. Tu as aussitôt toute la rue... pff ! (souffle), pétition contre l'installation du désordre. Et sur ce point, je dois bien avouer que je suis en contradiction avec ce que j'affirme parce que, personnellement, si demain, retraité, mon voisin d'à côté me disait ça, je déménage. On est dans des contradictions permanentes. Non !, je ne veux pas me le cacher. Bien sûr, je travaille et je milite pour une société que moi-même je ne serais pas certain d'accepter si je ne connaissais pas un peu, au plan pratique, je veux dire, la réalité psychiatrique. Je ne supporterai sans doute pas ce que je demande au social de réaliser. Mais je continue. Je ne sais pas si cela vaut le coup (rire) d'être désespéré !
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P.V.P. : Quel message, concernant les difficultés des populations touchées par la misère mentale entre autres, voudriez-vous faire passer aux jeunes : étudiants, apprentis, sans-travail ? Quel type de solidarité peut-on envisager ?
M.M : La « misère mentale », c'est un mot qui m'amuse bien et qui ne m'amuse plus. Enfin, disons que c'est là une expression un peu cynique, quoi ! Quand les nouveaux professionnels rejoignent nos pratiques, le malade mental ça fait peur. En plus, le travail en psychiatrie, c'est la dernière roue du carrosse. Ceux qui arrivent en psychiatrie actuellement ne sont pas ceux qui l'ont choisi. Le plus souvent, ils n'ont plus que cela. La plupart des gens n'ont pas tellement envie de travailler dans des services où ils vont se coltiner le Gugus beau gosse qui chie partout et la petite qui vient de se tailler les veines. Il faut déjà se dégager de toutes ces « contingences » avant d'avoir envie d'affronter la maladie elle-même. Par exemple, si tu n'es pas dans le métier, et qu'il t'arrive de te trouver dans le métro et de voir un mec qui est en train de faire du scandale, de gueuler fort, d'insulter tout le monde, tu te dis : « pourvu que ça ne tombe pas sur moi ». Et c'est vrai que tu n'oses pas de regarder, tu fuis son regard, il te fait peur.
Je n'ai pas grand espoir dans l'avenir si je pense à ce que l'on a pratiqué jusqu'à présent. Ce pourquoi j'ai travaillé et combattu pendant des années a quand même abouti à démontrer l'inefficacité et le scandale que constitue l'hospitalisation en psychiatrie, mais maintenant, on profite de ce constat pour ne plus rien faire. On n'en aura d'ailleurs bientôt plus les moyens. On se retrouvera alors dans un système à l'américaine dans lequel les psychotiques auront simplement une carte qui leur permettra de rentrer dans n'importe quelle pharmacie et d'avoir des médicaments. Quant au reste, ils dormiront sous les ponts, ils se démerderont, ils mourront. Si tu n'es pas assuré, tu n'as plus de protection sociale, plus de prise en charge, plus d'hôpitaux psychiatriques d'État, il n'y a que des hôpitaux privés. Nous ici, on vit encore dans le confort, mais on est train de se heurter à des modèles pas possibles.
La conséquence de l'application d'une “pensée sauvage” à la personne est toujours de dissocier le symptôme de la personne. Et afin de parvenir à ce but - rompre tout lien qui pourrait unir le symptôme à la personne - toutes les “pensées sauvages” que je connais recourent à un même grand principe : l'attribution d'une intentionnalité à l'invisible. (Tobie Nathan et Isabelle Stengers in Médecins et sorciers, Les empêcheurs de tourner en rond), |
Enfin, ce que je voudrais faire comprendre, c'est que la misère mentale est de la misère mentale parce que les entraves sociales en font de la misère mentale. Mais quand on y met d'autres mots, d'autres critères, cela pourrait être de la richesse, la richesse mentale, pourquoi pas ? Parce qu'il y a effectivement des éléments de richesse dans les témoignages que nous apportent la plupart des gens qui ont souffert. Par exemple Artaud, c'était quelqu'un d'effectivement malade, il y a des moments dans ses écrits où l'on peut dire qu'il est complètement fou par rapport aux normes de qui en juge. Mais tout ça se pose par rapport à nos critères sociaux. Peut-être, faudrait-il mettre aussi ces normes, ces critères en cause. Mais si on ne les met pas en cause, si l'on se sent obligé de se référer à la norme, le normal va être ce que je pense et ce que pensent la plupart des gens. Il n'empêche que quand Artaud dit certaines choses, on soit bien obligé de considérer que c'est de la poésie et que son témoignage reste très précieux pour l'évolution de l'homme, pour la compréhension de l'autre. La maladie mentale, quand on daigne s'y intéresser, l'écouter, quand on daigne ne pas juger, ne pas l'utiliser, c'est... (il s'arrête et reprend aussitôt) je dois dire, j'en ai tout appris personnellement et je ne suis pas le seul. Oui, ils nous apprennent tout de la vie, ils nous obligent à réfléchir de façon intense. Ils n'ont que ça à faire, « travailler du chapeau ». La plupart des gens qui souffrent, t'apprennent énormément si tu les écoutes. Alors c'est peut-être une façon aussi de concevoir que ce travail-là est socialement des plus utiles. Il faudrait considérer que l'on ne verse pas une allocation à des handicapés adultes mais un salaire qui les rémunère de l'extraordinaire travail qu'ils font pour nous. Il y a bien des cénobites, certains prêtres qui vivent dans des monastères et qui prient pour la survie de la terre, ma foi on pourrait dire que c'est aussi de la folie. Croire en Dieu par exemple, c'est quoi ? Pour moi, quelque part, c'est délirer. Bon, c'est aussi une projection, en tout cas, ça pourrait tout à fait être considéré comme tel. Croire en l'existence d'un être suprême, en un type qui a marché sur l'eau, transformé quelques petits pains en abondance de nourriture... enfin, c'est complètement fou ! Non ? Et pourtant, il existe des chrétiens qui y croient. Mais on ne va pas détruire cette idéologie-là pour autant. Eh bien !, de la même façon, quand tu finis par comprendre de quelqu'un, que lorsqu'il se promène, il sauve le monde en aspirant tous les miasmes de la terre, qu'il lui faut faire un effort extraordinaire au point qu'il en est tout gonflé, que tous ses os, tout a pris du poids, que sa cage thoracique s'est transformée, qu'il n'a plus de dents, qu'il est devenu un aspirateur universel à miasmes et que tout son corps est devenu cet objet extraordinaire (il inspire fort), et qu'il passe sa vie à faire ça et qu'il est enfermé pour ça, eh bien ! moi, je trouve qu'on devrait le payer. Il mérite une reconnaissance sociale extraordinaire pour l'effort qu'il fait, et qui n'est pas, à mon sens, plus fou que ce que font des gens à l'église en train de prier pour la survie du monde.
Propos recueillis par
Federica Bertelli
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