été 1996 p. 11-13 |
Je suis en colère... | |
“la fin de la civilisation” | |
guerre et résistance culturelles |
En cette époque où sévit la guerre économique, la haine du discours est l'effet de cette violence de guerre, et “empêcher de penser” devient un des aspects de ce régime guerrier.
On appelle mysologie « la haine du discours » (au sens étymologique) qui opère à son tour comme une véritable stratégie de discours. Il existe actuellement une mysologie inspirée par l'« économisme ». Les nouveaux mysologues disqualifient tout discours de type philosophique voire tout discours politique concurrent en le renvoyant à sa futilité de discours, au superflu qui le réduit à n'être que bavardage contre-productif par rapport à la réalité hard de l'économie qui fait, elle, l'économie de tout discours.
Par « économisme », je n'entends pas seulement une vision du monde bornée aux affaires et à l'argent, qui subordonne toute autre réalité a celle de l'économie, mais plus encore un mode de penser qui sous le nom de « marché » prétend au monopole du réel. La désignation comme « idéologique » ou « politique » de tout discours contestant cette hégémonie, se voit ainsi réduit au silence, au nom d'un « apolitisme » proclamé qui se présente comme la pure traduction de la rationalité économique et des nécessités qu'elle dicte à la société. C'est ainsi que l'économisme s'impose comme la seule politique possible.
À la suite, le discrédit jeté sur tout ce qui est politique est une façon d'afficher pour les mysologues leur méfiance envers les beaux parleurs, les empêcheurs de tourner en rond dans les circuits de l'argent. Le reste en découle, c'est-à-dire l'injonction à l'action sans pensée, et qu'il n'est pas excessif de dénoncer comme une sorte de fascisme à l'ordinaire : le redressement économique devient ce mot d'ordre qui fait taire toute divergence de vue, en soudant le pays dans un consensus qui exprime l'effort national de guerre dans la lutte contre les déficits publics.
Le discours de l'économisme, qu'il soit de tendance néo-libérale ou ultralibérale prétend que la réalité économique - considérée comme la réalité ultime - est étrangère à toute arrière-pensée politique au sens de doctrinaire. C'est dans la mesure où l'économie n'aurait que le sens de la production de biens et de richesses qu'une forme de pensée s'impose là comme unique, pensée qui prétend incarner la vérité objective de l'économie sous les traits d'une réalité qui ne dépend pas de nous : celle de la mondialisation des marchés et des échanges.
“Quand on me parle de manger tout de suite, je réponds qu'il faut rechercher immédiatement les moyens pour que tout le monde puisse manger tout de suite. Mais quand on me dit : Donnons à manger à tous tout de suite et, après, les arts, les sciences, la pensée pourront se développer, le réponds non, car c'est là que le problème n'a pas été bien posé. Pour moi, il n'y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c'est-à-dire dans notre façon universelle, notre façon, à nous tous, les hommes, de comprendre et de poser le problème de la vie. Déposséder ceux qui possèdent est bien, mais il me paraît mieux d'ôter à chaque homme le goût de la propriété”. |
Ainsi la mysologie qui tient pour suspect le politique ou l'exercice de pensée philosophique - lorsqu'elle prend la forme insurrectionnelle d'une réaction à la pensée unique recouvre une haine indicible pour l'inconnu dans un monde où l'évidence du marché occupe le champ de toute clarté. Du coup la production et l'échange d'objets, d'où découlent les fins ultimes de l'existence sociale : la consommation s'imposant comme le principal but de vie et l'emploi salarié formant le critère de l'utilité sociale de l'individu, « tiennent lieu de l'intelligible et la capacité de produire de l'échangeable établit une norme variable de “santé” et de “maladie”, » selon Pierre Klossowski (À propos de Nietzsche, la destruction, le complot, revue Change, éd. du Seuil). La bonne ou la mauvaise santé du marché s'impose dès lors comme la norme à partir de laquelle les comportements sociaux doivent s'ajuster à la nouvelle donne de l'économie globale, cela sous le maître mot de l'adaptation. « L'inadaptation », elle, trahira une forme de pathologie sociale. Depuis quelques années déjà, la rhétorique politique, de quelque bord qu'elle soit, a affiné une véritable terminologie clinique des rapports sociaux et de production. Les expressions courantes comme « traitement social du chômage », les termes de « remède » ou de « soin » pour parler de réforme ou de mesure, et dernièrement la métaphore à la mode de « fracture sociale », légitiment l'idée d'un collectif social malade, que des médecins vont diagnostiquer. Et ce sont bien évidemment aux indices économiques, ajournant sans cesse les printemps de la reprise, de fixer le pronostic de guérison. (voir dans le n° 3 des Périphériques : Du questionnaire Balladur pour jeunesse à la précarisation)
Quant aux citoyens qui se révoltent, certains responsables, lors des mouvements de décembre 95, n'ont pas manqué de qualifier leur conduite de « déraisonnable », déraison de la révolte par rapport à la norme de rationalité économique. Cette norme établit que tout ce qui conteste aujourd'hui l'impératif de compétitivité - l'adaptation de l'offre de travail et du niveau des salaires aux incessantes restructurations de l'organisation de la production - est réactionnaire, quand ce ne serait pas le symptôme d'une allergie à l'effort ou d'un immobilisme des mentalités. C'est ainsi que les mysologues frappent toute résistance de folie parce qu'elle entraverait l'action des agents économiques.
Ce qui finit par s'imposer comme la rationalité économique c'est la façon de soumettre toute autre réalité humaine, culturelle, sociale, à un principe de balances comptables, d'éluder ainsi par là toute autre acception du mot richesse. Cette définition « instrumentale », étroite de la rationalité a tôt fait dès lors de déposséder le citoyen d'un exercice politique de la raison, renvoyé à l'irrationnel, à l'utopie, à un romantisme contestataire, en un mot à un pathos.
Dominique Méda décrit ainsi cette occultation du politique par l'économisme : « Le marché est le haut lieu d'un règlement a priori, automatique et silencieux des conflits sociaux (ceux-ci ne doivent théoriquement même pas pouvoir naître : on ne se révolte pas et on ne discute pas de lois qui ont la puissance du naturel). Point focal d'une pensée économique apolitique, il exclut tout principe originel qui pourrait toujours être remis en cause (comme, par exemple, un premier choix des règles de base par les individus eux-mêmes). L'équilibre naît à partir d'éléments simples et éternels : des individus rationnels et des règles de formation des prix, les uns et les autres étant donnés dans l'évidence du naturel. » (Le travail, une valeur en voie de disparition, éd. Aubier)
Sous cet angle, l'insoumission à la pensée unique apparaîtra comme une sorte de correction révolutionnaire, contre nature, de la réalité naturelle de l'économie. Mais voyons un peu sur quoi repose cette « évidence du naturel du marche » :
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Jan Timmer, l'ancien patron de Philips, surnommé « le boucher », donne le ton : « les bénéfices passent avant les hommes » (Libération du 9 janvier 1996). Mais c'est l'homme d'affaires James Goldsmith (Les nouveaux maîtres du monde dans Manière de voir n° 28, Le Monde Diplomatique) qui nous annonce clairement l'hécatombe à l'aube du troisième millénaire. Dans la sphère de la production et de l'échange marchand, dont il déduit des règles de fonctionnement un drôle de jugement de valeur sur la vie, il assimile les lois de l'économie à des rapports de prédation stimulant l'existence de faibles et de forts. Ainsi un peu comme dans une jungle originelle, le prix à payer du développement économique sera justiciable d'une grande « dévoration » d'humanité. On voit là à l'œuvre la volonté d'inscrire les rapports de production et de société dans une sorte d'état de nature qui prescrit à l'homme d'agir selon un instinct de prédateur s'il ne veut être la proie de l'autre homme.
Aussi les petits mots des nouveaux prédateurs insinuent quelque chose que l'on pourrait exprimer comme la tentative de naturaliser les conduites économiques. En 1985, à l'époque du néolibéralisme hard de Reagan et Thatcher, Guy Sorman, commentait ainsi les thèses de l'économiste Friedrich von Hayek. Pour Hayek sont libéraux seulement « ceux qui admettent que le monde obéit à des lois que nous ne connaissons pas ». Il rajoute : « Personne, aucun gouvernement n'a jamais décidé d'imposer un système qui se serait arbitrairement appelé économie libérale ». (La solution libérale)
L'impossibilité de connaître les lois qui nous gouvernent, c'est donc l'impossibilité de corriger les inégalités inhérentes au système libéral, c'est inciter à se soumettre aux lois du marché sous l'effet desquelles s'organise spontanément le cosmos libéral, qui se présente comme le meilleur des mondes possible, plus exactement comme le « moins pire ». C'est ainsi qu'un ordre sans maîtrise, sans origine, voire farouchement hostile à toute notion de processus ou de production historiques, se serait ainsi aggloméré : « Notre société moderne est par conséquent le produit de nos actes plus que de nos décisions. » Ces crypto-lois que nous ne connaissons pas, ou du moins sous l'aspect d'un marché abandonné à la discrétion mystérieuse d'une « main invisible », harmoniserait les intérêts privés. Dans cette voie, c'est la nature humaine sur laquelle se lit son aspiration au libéralisme, qui cautionne l'économie de marché.
Cette tentative de naturaliser des contraintes économiques n'a pas d'autre but que de faire croire que les lois du marché sont imprescriptibles simplement parce que les voies du libéralisme seraient impénétrables. Je doute fort que les 200 grandes sociétés transnationales qui, en 1992, représentaient à elles seules 26,8 % du produit national brut global - par la puissance financière qu'elle concentre - ne forcent pas à chaque instant la décision sur la politique à mener à l'échelon mondial. Riccardo Petrella dénonce cette tendance des libéraux à vouloir diluer toute idée de domination dans de prétendues lois du marché : « Ces conquérants qui, grâce à leurs capacités financières, poursuivent une stratégie de domination à l'échelle de la planète constituent les véritables “padroni della terra”. Ce sont eux qui décident de l'allocation des ressources mondiales, définissent les valeurs et les enjeux, déterminent les priorités, déstabilisent les institutions et fixent les règles. » (Les nouveaux maîtres du monde dans Manière de voir n° 28, Le Monde Diplomatique)
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À ce propos, voilà ce que nous écrivions dans le supplément au numéro de janvier 96 des Périphériques : « Avant que le marché n'existe, il y a le commerce, une activité dans laquelle des hommes et des femmes réels engagent une relation d'échange. C'est la qualité même de l'échange, les procédures mises en jeu, les moyens employés qui font le marché, et c'est dans le cadre d'un commerce entre les hommes que l'échange s'instaure, que le marché prend forme ou change de forme. Pas plus que le marché, l'emploi n'est une fin en soi, il est un moyen que l'homme à travers sa longue histoire s'est donné pour construire la vie sociale. Que dans la deuxième période industrielle, le marché et l'emploi soient devenus des fins en soi ne fait qu'indiquer une caractéristique de cette époque. »
Lors d'une manifestation nationale à Paris contre la précarité et le chômage, en marche pour les États du Devenir.
Bastille, samedi 23 mars 1996 |
Ces vues si elles soutiennent une autre conception de l'économie, veulent affirmer aussi cette idée que les sociétés industrielles sont des créations historiques et certainement pas le reflet d'un ordre que des lois auraient imprimé au mouvement du monde, faisant de nous les sujets d'une crypto-histoire qui, sous le nom de mondialisation, veut nous rallier maintenant à la puissance obscure d'une « fin de l'histoire » qui transformerait peu à peu la planète en un milieu suffisamment homogène pour n'y faire plus que des affaires.
Si la guerre économique devait continuer à se durcir, il se pourrait, que les citoyens lui opposent bientôt un autre type de guerre, une guerre et une résistance culturelles. La position culturelle signifie que ce monde humain nous l'avons créé, non qu'il est la projection d'un projet de maîtrise, mais parce que les hommes et les femmes sont responsables de leur devenir et, qu'au dynamisme de l'Histoire, on est en train de substituer un raisonnement à partir de faits économiques qui deviennent les simulacres à partir desquels l'humanité se résigne à accepter une vie mensongère. Laisser entendre le contraire induit que l'on ne se révolte pas contre la nature sauf au prix d'un acte contre nature à la limite de la criminalité. On ne s'insurge pas contre le marché pas plus d'ailleurs que contre la pègre, qui vous le fait payer de votre vie.
Il y a certainement bien d'autres manières de devenir mondiaux autrement que par la mise en place d'un système qui aliène la possibilité même de lui résister, parce qu'il laisse entendre qu'il n'y aurait qu'une seule destination de la liberté : gagner de l'argent pour faire des enfants qui gagneront de l'argent. La liberté libérale n'est tout au plus qu'une liberté sélective à l'usage de ceux qui ont les moyens d'être libres. Ce que l'on appelle « liberté d'entreprendre » n'épuise pas le sens du mot liberté, aujourd'hui c'est uniquement la liberté de faire ce qu'autorise l'argent. Peu m'importe d'être libre, si je ne peux faire le choix de ma liberté, si encore cette liberté se résume à n'être que la conversion à la liberté des hommes libres, dont le consensus à la longue réduit à la lâcheté routinière, à une mentalité d'enfourneur quand elle ne conduit pas le consommateur à la fatigue d'exister.
On dira que tout ceci est de l'utopie. Oui, sans doute, mais pas plus utopique que ce jour où l'indifférence des grands fauves de la finance et de l'économie armeront les tigres de la misère, quand alors le raccourci du meurtre et le fracas des guérillas urbaines vaudront pour toute négociation sociale.
Pour finir, j'aimerais esquisser une définition de l'intérêt, qui se démarque de la perception de l'intérêt qui sous la forme du taux, mesure l'emprise du créancier sur son débiteur. Isabelle Stengers, parlant de l'intérêt des scientifiques à la découverte précise ce sens : « intéresser quelqu'un à quelque chose ne signifie pas flatter ses désirs de pouvoir, d'argent, de gloire (...) Intéresser quelqu'un à quelque chose signifie d'abord et avant tout s'arranger pour que cette chose - dispositif, raisonnement, hypothèse -, puisse le concerner, intervenir dans sa vie, éventuellement la transformer ». (La volonté de faire science, éd. Synthélabo)
Si résistance il doit y avoir face à l'économisme, ce n'est pas en opposant aux intérêts préexistants les valeurs de la morale, c'est formuler de nouvelles questions, au plan politique, qui puissent esquisser des intérêts prospectifs pour le devenir. Cette définition de l'intérêt peut alors faire écho au cri de Résistance/Existence : on existe parce que l'on résiste et c'est en résistant que l'on finit par se trouver une existence valable.
De toute façon, il n'est rien, aujourd'hui, qui sous forme de désastre ou de façon tout juste dicible n'atteigne aux limites extrêmes de la violence. On ne dit pourtant rien de cette violence qui détourne les hommes et les femmes de la rage d'exister, moins encore de cette peur du licenciement qui maintient les salariés à bonne distance de l'enfer.
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2ème Prélude à une philosophie en acte pour des philosophes debout |
Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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