hiver 1998 p. 3-5 |
poïésis et tekhnè | |
II Au seuil overflow | |
III Voyage dans l'overflow : le film |
“Penser dépend de certaines coordonnées. Nous avons les vérités que nous méritons d'après le lieu où nous portons notre existence, l'heure où nous veillons, l'élément que nous fréquentons. L'idée que la vérité sorte du puits, il n'y a pas plus fausse idée. Nous ne trouvons les vérités que là où elles sont, à leur heure et dans leur élément. Toute vérité est vérité d'un élément, d'une heure et d'un lieu. À nous d'aller dans les lieux extrêmes, aux heures extrêmes, où vivent et se lèvent les vérités les plus hautes, les plus profondes.”
(G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF).
I - Des vérités extrêmes au seuil overflow
« ... aller dans les lieux extrêmes, aux heures extrêmes où... », rien n'exprime mieux cet espace/temps où « vivent et se lèvent les vérités les plus... », moment extrême où la vérité sort, non pas d'un puits qui la contiendrait, mais de l'activité même de ceux qui la créent (la dévoilent). Laissons au fond du puits la vérité « toute faite » qui n'est que l'idée que se font les propriétaires de la Vérité qui arrangent leurs affaires, leurs affaires d'archivistes qui vous invitent, chers amis, si le cœur vous en dit, à aller fouiller les étagères des bibliothèques pour y recueillir le Savoir « Prêt à Porter » des livres qui sacrifient à la mode du temps. Du « savoir clé en main », voilà ce qui s'entend dès lors que l'on s'en remet à l'Opinion, aux Doxas, en un mot au sens médiatisé.
Une règle d'or pour penser debout : Ne pas se soumettre à l'injonction implicite que nous fait cette société de passer notre temps à courir toujours plus vite dans des espaces de vie qui ne sont plus que les mornes lieux de passage vers la mort. Ne pas sacrifier à l'inanité de ce désir de l'époque qui trouve sa vérité dans cette métaphore qui évoque l'amour de la vitesse du barreau de chaise qui regarde passer l'air du temps en se disant : “j'en suis”. |
Avancer le terme média, c'est convoquer le « middle-sens ». Je dis « middle-sens » comme il y a le « non-sens ». Mais alors que le « non-sens » nous invite à aller jouer « de l'autre côté des merveilles » d'Alice, le « middle-sens », lui, nous précipite dans les tréfonds de cette idéologie que l'on inculque aux garçons coiffeurs (les pauvres !) à travers cette directive : « coupez tout ce qui dépasse ! ». Au Maître, à faire le reste. Pire, aujourd'hui, on s'en remet à « Mac Donald » qui a tôt fait de transformer la tête chauve du Barthez champion du monde en un juteux hamburger, péripétie qui n'échappe pas à J.-L. Godard qui ne manque pas d'ironiser : « Et tout ça (le tapage médiatique du Mondial) pour en arriver là ! ».
Là, oui, à cette tête chauve d'un champion du monde qui se prête à « ça » : la pub Mac Donald. Mais ce n'est pas tout, avec le Mondial et ses retombées, comme on dit, nous allons pouvoir mesurer les progrès du cancer médiatique en écoutant les adeptes à l'air du temps, commenter : « Ouè, mais, il a palpé ». Et « ça » (le ça profond du ça : la progression du cancer) « ça » réjouit l'attroupement, « ça » nourrit le consensus ; pis encore, ça excuse tout le reste, le reste n'étant que notre vie, pas grand chose, mais c'est quand même tout ce qu'il nous reste. Restons-en là, et relevons, avec la tristesse qui sied, que nous ne sommes même plus les enfants de la pub ou des médias (c'est la même chose), nous sommes devenus la pub et les médias.
Mais cette dernière constatation n'est pas tout à fait vraie. Elle devient même un pur mensonge, si on fait en sorte de laisser le dernier mot à qui de droit. Et ce droit, pour moi, va à celui qui se bat pour que le dernier mot revienne à un être humain et non à la gloire du Sandwich, serait-il un hamburger. C'est là une vérité extrême, à laquelle il faut en rester, en toute dernière extrémité.
« Toute vérité est vérité d'un élément, d'une heure, d'un lieu ». Bien sûr, cette proposition invite au combat politique, mais avec la réputation qu'a la politique, aujourd'hui, elle n'est, certes pas, de bon ton. Dieu merci, il reste « le » politique, c'est-à-dire la possibilité de se donner les moyens de sortir de « la politicaillerie », des caillera politiciennes, en faisant, à partir du politique, la politique des citoyens qui est la seule façon démocratique, non seulement de faire de la politique, mais de penser, de faire le devenir « humain », au plein sens du mot. Bien sûr, il va falloir alors se rendre capable de mener, donc de penser, ce combat, en faire en quelque sorte l'ordinaire de sa vie, c'est-à-dire - enfonçons le clou ! - se rendre capable de faire de l'ordinaire des jours l'extraordinaire de son existence. On voit bien, en cela, qu'il ne peut être question de laisser le dernier mot aux experts de la politique. Le dernier mot, en cette extrême limite où la vérité, se faisant, se dit, ne peut appartenir qu'au citoyen qui la dit en la faisant, c'est-à-dire très concrètement à celui qui n'est citoyen qu'à le devenir.
« Penser dépend de certaines coordonnées", j'ajouterai : dépend surtout des possibles que l'on sera capable de se donner. Le dernier mot qui devrait revenir à la citoyenneté, je l'exprimerai dans cette revendication citoyenne majeure : « avoir le droit de fixer l'ordre du jour ». Voilà qui situe le dernier mot. J'évoque là un droit qui se présente comme une vérité extrême, une vérité de la limite. Mais, c'est, justement, dans cet espace/temps limite que la question de la citoyenneté trouve ses coordonnées. Très concrètement, c'est là où les coordonnées deviennent usages, c'est-à-dire encore, où « les possibles sont rendus possibles ».
Partant, - et il y a vraiment là un point de départ - cette vérité, qui ne peut être perçue que dans le mouvement de « l'histoire en train de se faire », va exprimer la réalité elle-même de la vie, de la vie de chacun saisie au moment et sur le lieu extrême où, avec les autres, il va « exister de co-exister », de co-construire. Cette observation n'énonce rien d'autre que chacune, chacun, les uns avec les autres, doit réussir à rendre commun, visible, réel ce théâtre des opérations où le vivant fait sens. Dans cette même conception, en l'état actuel du monde, notre existence ne peut se percevoir que dans son espace/temps extrême, cette limite où chacun, « bien dans ses pompes », se découvre en train de courir pour son propre compte. Se borner, en ce moment-là, à constater que l'époque nous met à côté de nos pompes, c'est présenter un piètre constat. En fait, c'est reconnaître qu'il ne nous reste plus qu'à courir après le meilleur salaire pour satisfaire à la raison du marché.
On comprendra, maintenant, que je préfère donner le dernier mot à ce fait têtu qui constate que nous sommes toujours là - nous, vous, quelques-uns et quelques autres -, à désensabler la question d'Héraclite quand il pose « l'Énigme de l'oracle : si tu n'espères pas tu ne trouveras pas l'inespéré qui est inexplorable et dans l'impossible ». Ce n'est pas pour rien que le premier texte sur l'Overflow, c'est dans la revue L'Impossible, et pourtant (Revue éditée par l'Association Star, in n° 1 La crise, 1992) que je l'ai risqué.
début de la page | |
II Au seuil overflow | |
III Voyage dans l'overflow : le film |
II Au seuil overflow
« Nous avons les vérités que nous méritons d'après le lieu où nous portons notre existence, l'heure où nous veillons, l'élément que nous fréquentons ». C'est pour toutes ces raisons que le néologisme overflow a commencé à avoir pour moi un goût de saveur. « Goût de saveur », ce pléonasme exprime simplement cette idée qu'il faut avoir du goût pour savoir. Pour ce faire, car il n'est de savoir qu'à le produire, il faut raison donner à la saveur, c'est-à-dire rendre à l'élément, à chaque heure, à chaque lieu la saveur (de la vie) qui lui est propre. À ce point, seulement, nous pourrons parler du goût de celui qui se situe à la fois dans la saveur et le savoir des choses qu'il se propose de connaître pour les aimer. Voilà pour la vérité initiale que l'on trouve seulement en ces lieux et heures extrêmes, vérité qu'il faut inventer en ce seuil overflow où savoir et saveur s'honorent ensemble à essayer de comprendre leur temps.
Pour éclairer ce propos, signalons qu'en informatique le terme overflow (débordement, en anglais) apparaît à l'écran lorsque l'on a dépassé les capacités mémoire de l'ordinateur. J'ai adopté cet anglicisme parce qu'il m'apparaissait désigner, au plan métaphorique, d'une manière plus vivante, plus convaincante que le terme débordement, ce seuil limite où la vérité extrême se saisit à travers la créativité qui la produit (le poïétique - voir dans le n° 10 des Périphériques le texte de Yovan Gilles et l'interview d'André Gorz).
C'est pour cesser de me compliquer la vie que je décidai de faire une distinction franche entre “l'image” et “le visuel”. Le visuel, ce serait la vérification optique d'un fonctionnement purement technique. Le visuel est sans contre-champ, il ne lui manque rien, il est clos, en boucle, un peu à l'image du spectacle pornographique qui n'est que la vérification extatique du fonctionnement des organes et de lui seul. Quant à l'image, cette image dont nous avons aimé au cinéma jusqu'à l'obscénité, ce serait plutôt le contraire. L'image a toujours lieu à la frontière de deux champs de forces, elle est vouée à témoigner d'une certaine altérité et, bien qu'elle possède toujours un noyau dur, il lui manque toujours quelque chose. L'image est toujours plus et moins qu'elle-même. |
L'activité overflow s'impose d'évidence, à la pratique, à l'activité de ceux et de celles qui sont en train de chercher comment dépasser « leur savoir », dès lors que le « savoir accompli » ne répond plus aux exigences que les turbulences du temps déchaînent partout dans toutes les circonstances de leur vie. Le seuil overflow s'offre alors comme ce lieu de l'expérimentation (du savoir/saveur ou de la saveur/savoir) où l'on apprend (gestus social) que « la logique des horlogers » ne sert pas à grand chose pour expliquer son temps et soi-même dans ce temps, et comme le laisse entendre Popper, qu'il devient alors plus sage de s'en remettre à « la logique des nuages ».
Toute activité dans ce lieu de débordement introduit les dimensions de l'instabilité, du déséquilibre, des turbulences, du désordre, ce que l'on peut dénommer un contexte océano-atmosphérique dans lequel se situe, qu'on le veuille ou non, notre réalité, une réalité redimensionnée à ce qui nous est donné à vivre à l'extrémité de l'acte même de vivre, car c'est à cette limite extrême de « nous-mêmes agissant » qu'il y a vie : un présent qui contient notre devenir. Dans un tel contexte, nous dit Prigogine, c'est-à-dire « bien loin de l'équilibre, la matière commence à voir ». A fortiori, je dirai l'être humain qui se trouve astreint « à agir, pour comprendre », pour en revenir à la formule de Nietzsche, chère aux Périphériques.
Bien sûr, l'expression « la matière commence à voir » introduit la question de « la manière de voir » et par conséquence la relation qui noue au plan humain matière et manière. De la « manière » (et ceci au plein sens que les maniéristes donnent au terme maniera qui veut dire style), je dirai qu'elle fait question (pertinence) aux pratiques qui s'expriment au seuil overflow. Question pertinente, donc, dès lors qu'on la réfère à la capacité qu'a, que peut avoir, un individu quand il aspire à créer « cet obscur objet de son désir » qui se rapporte à ce qu'il voit ou vit. Parce que, comme dit ou disait la sécurité routière : « la vue c'est la vie », et si l'on veut bien prendre au mot et pour notre compte cette formule : apprendre à voir, alors, c'est beaucoup plus qu'apprendre à vivre, c'est vivre : « je vis de ce que je me suis rendu capable de voir ».
J'espère avoir sinon établi, du moins, « donné à voir », que le seuil overflow est cet espace/temps extrême, cette limite du débordement de la vie elle-même, saisi dans le mouvement du vivant : la créativité en acte.
début de la page | |
II Au seuil overflow | |
III Voyage dans l'overflow : le film |
III Voyage dans l'overflow : le film
Je pense à ce point, en ayant peut-être abusé un peu trop de l'espace qui m'est imparti dans ce numéro des Périphériques, avoir suffisamment débroussaillé un hors champ des idées reçues et des doxas qui en usent et abusent, pour avancer maintenant « deux ou trois choses » sur cette quête de Federica Bertelli et Corinne Maury explorant les contrées overflow. Soit de parler un peu d'un film que les auteurs ont intitulé : Overflow.
De ce film, je dirai, d'abord, qu'on peut y voir à l'œuvre les vérités limites dans des moments et lieux extrêmes. Sous ce dehors, il est un peu l'histoire d'une réflexion prise dans le mouvement et des pratiques différentes de gens engagés sur les terrains du social, de l'artistique et du sport, des gens qui se retrouvent à un seuil overflow pour faire question au devenir.
Le film nous dévoile, par là, une réalité que la production courante des idées de l'époque masque presque toujours. En nous présentant des activités situées quasiment en hors champ de la réalité médiatisée, les auteurs déchaînent plus que n'enchaînent, pour dire deux mots de leur montage, des images extrêmes, limites qui dévoilent soudain le manque général de l'époque à penser la vie en dehors des vérités virtuelles qui occupent tous les espaces/temps des sociétés humaines actuelles. J'ai dit « vérités virtuelles » parce que les Vérités « du masque médiatique », qui se fait passer pour la Réalité de l'Époque, s'imposent à l'évidence comme le bon sens commun, à la manière du code de la route que l'on respecte d'évidence parce que s'y soustraire serait d'évidence une grosse connerie.
Ce qu'à l'occasion, ce film va révéler à travers ses vérités extrêmes, c'est que passer sa vie sur les Routes Nationales et les Autoroutes, seraient-elles celles de l'information, ce n'est pas une vie. Car, pour moi, une vie d'automobiliste, ce n'est pas une vie, ce n'est pas en tout cas la vie que j'ai envie de vivre.
Du bon usage de la métaphore
Ce détour par la métaphore autoroutière va, de plus, me permettre d'en dire un peu plus long. En premier lieu, qu'il est inutile, dans un monde autoroutier, de parler de citoyenneté, parce que quoi qu'on puisse faire, il sera tout à fait impossible de s'y comporter en citoyen. Tout citoyen sur la route est un automobiliste et dans ce sens il doit se soumettre au code de la route, un point c'est tout. Je ne veux pas par là jouer le citoyen contre l'automobiliste, je m'inquiète simplement du « formatage » progressif des espaces et du temps humain à partir du modèle autoroutier, modèle qui réduit l'existence de chacun à des « codes de vie » impérieux et très contraignants. Dans un deuxième temps, cette métaphore nous permet d'évoquer (espérer serait le mot juste) des hors champs aux autoroutes, des territoires non pas imaginaires, mais à imaginer, où des rebelles aux circuits automobiles qui rallient aveuglément les cités les unes aux autres (elles-mêmes d'ailleurs conformées au modèle autoroutier : vitesse limitée, sens interdît, feux rouges, stationnement, passage clouté, etc.), essaient de trouver une alternative aux « formatages » qu'impose la globalisation de l'économie.
C'est dans les hors-champ d'un contexte profondément inhumain qui quadrille l'univers que les auteurs du film vont nous introduire pour nous montrer quelques prétendants à la citoyenneté qui essaient de sortir de la jungle des « désastres bétonnés d'un monde fini », pour inventer une vie hors des espaces/temps du marché où s'achète « le Prêt à Porter » de la vie moderne à vivre à cent à l'heure. « Y contredire est un devoir », se sont sans doute rappelé Federica Bertelli et Corinne Maury en faisant ce film.
Mais comment, de quelle manière (pour en revenir à la maniera) ? Je répondrai : en nous montrant les tâtonnements, les balbutiements de gens qui cherchent et qui trouvent en cherchant, de gens que les vérités impératives qui émanent naturellement du bon sens du code de la route n'intéressent pas. Et ce désintérêt a une raison très simple, c'est que les personnes, les groupes, protagonistes de ce film, se rencontrent pour se questionner les uns les autres à l'extrême limite de leur savoir. Tout le souci des auteurs a été, en l'occurrence, de trouver la manière de « donner à voir » ces moments extrêmes où des gens essaient de comprendre ensemble s'il n'y pas d'autres possibles, des possibles à inventer ensemble face à cet Impossible majuscule de l'époque qui, en fin de compte, ne s'impose que de sa Majuscule (le cliché). Pour montrer « cela », il faut, certes, y mettre du sien, je veux dire faire preuve de sa compétence de filmer « cela ». Et « cela » exigeait des auteurs qu'elles parviennent à donner consistance - soit une forme à ce contenu - à cet « objet film », lui-même objet extrême, qui va dire ce qu'il en est de ces vérités extrêmes quand « elles émergent » sur une scène overflow qui fait se rencontrer des protagonistes qui, arrivés au point limite de leur savoir, se demandent comment faire pour sortir de leur cadre qui les enclôt dans une discipline qui est en train de s'engluer dans ses insuffisances, c'est-à-dire dans les limites qui la spécifient en tant que discipline. Ce que les prospectrices, à ce seuil overflow, vont nous donner à voir, d'abord, c'est la première vérité de la limite : des intervenants s'adressant les uns aux autres à une heure extrême qui ne fait pas partie de leur « planning professionnel », à un point limite où chacun met en doute ou du moins interroge ses compétences, à un moment incertain où « celui qui sait qu'il n'en sait pas assez » demande à l'autre, où il en est lui-même arrivé, ce qu'il est maintenant en train de chercher. Par là, le film nous montre comment, au présent, au présent de l'activité menée, un devenir se construit, et surtout comment ce devenir dépend des personnes mêmes qui le font.
Sur le plan des images, (la succession des plans), le film nous présente des acteurs, des musiciens (ceux de Génération Chaos) saisis aux limites les plus extrêmes de leur engagement sur une scène, il dévoile des « philosophes debout », intervenant dans le champ qui est celui habituel des éducateurs, des éducateurs avec leurs ados qu'ils ont en charge de former, des adolescents qui assistent, à la fois témoins et acteurs, à ce balbutiement des grands (des grands frères) qu'ils ne perçoivent plus comme les détenteurs d'un savoir qu'ils sont tenus à honorer en s'y soumettant. On y voit - fait étonnant ! - les éducateurs, dans la même envolée, offrir l'espace du vivant à ces philosophes qui cherchent à penser debout. On y voit encore un philosophe, un « prétendant à la sagesse » (« Un prétendant philosophe », Deleuze évoque avec cette image la figure de « l'amoureux », c'est-à-dire du prétendant à la belle. Il fait, par là, de la sophia, cette sagesse tant désirée par le philosophe, une sagesse dont il est amoureux et qu'il désire épouser, une sagesse avec laquelle il va lui falloir se coltiner, non pas dans un vécu de couple, mais à travers un « à vivre à deux », ce qui n'est pas la même chose. Le difficile en la circonstance étant de ne pas exclure le tiers par qui l'acte amoureux est ce qu'il est, soit : un « non encagement » - dans la philosophie, en l'occurrence) saisi dans des instants très précieux où, répondant à un surfeur, il évoque les pliures de la pensée philosophique en acte, moment - je te salue, Vieil Océan ! - que les auteurs vont restituer (geste artistique savant et plein de saveur) dans un contexte océano-atmosphérique où les corps pliés et dépliés dans les plis et replis de la vague révèlent la beauté fragile des vérités extrêmes qui surfent sublimement dans la réalité chaotique du temps. Federica Bertelli et Corinne Maury, propulsées à cette extrémité de « leur dire », vont réussir, à ce point, une sortie de champ remarquable en convoquant à travers un montage vertigineux, fait de fragiles équilibres, les paroles, les images, les sons, la musique qui invitent celles et ceux à qui elles s'adressent à goûter à la saveur de cet acte poïétique qui consiste à donner à voir. Ce chant des vagues, du texte, des paroles et de la musique est un moment à ne pas manquer.
Ce que je voudrais, encore, ajouter, c'est que les auteurs du film ont su dégager l'idée du « spectacle » de sa finalité triviale (ob/scène) reposant sur les déterminations marketing qui condamnent le spectacle à avoir pour seul objectif de « se donner à voir », le spectacle pour le spectacle, en somme, soit encore : un déroulement lisse qui n'a pour seul souci que de retenir le spectateur - « haletant, si possible » - jusqu'au prochain spectacle qui a le même but.
Ainsi va la vie du show-biz. Dans cette logique marchande un spectacle efface l'autre indéfiniment, jusqu'à épuisement. Un spectacle dont la valeur, en dernière instance, se mesurera à l'audience qu'il fera.
Par bonheur, il reste ce film, et en l'occurrence, il faut savoir gré aux auteurs, à leur habileté, à leur attention exigeante, d'avoir réussi à laisser le dernier mot aux vérités extrêmes, aux vérités qui donnent à voir, ce qui est proprement l'étymologie du mot spectacle. Et ce n'est pas peu de redonner au spectacle sa fonction originelle. Cette dernière précision conclura ce petit compte-rendu sur les vérités extrêmes, sur l'overflow en général et sur un film qui a su leur donner la parole en même temps que la vie.
début de la page | |
II Au seuil overflow | |
III Voyage dans l'overflow : le film | |
poïésis et tekhnè | |
sommaire | |
Deleuze : surfeur de l'immanence |
Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
Powered by Debian GNU-Linux 2.4.18
« Nous pensons la création de l'œuvre en tant que production. Mais la fabrication du produit est, elle aussi, justement une production. Bien sûr les métiern manuels ne créent pas d'œuvres, même pas lorsque nous distinguons, comme il faut le faire, le produit artisanal de l'article d'usine. En quoi la production en tant que création se différencie-t-elle de la productions sous forme de fabrication ? » (Martin HEIDEGGER : L'Origine de l'Œuvre d'Art)