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Numéro 16
Edito
Par Les Périphériques vous parlent |
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Ce nouveau numéro des Périphériques vous parlent aborde, à l’approche de l’été, quelques chauds problèmes du moment, bien qu’il cultive une certaine distance avec ce que l’on appelle l’actualité : qu’il s’agisse de la banalisation du discours sécuritaire, de la reformulation de l’opposition au néolibéralisme au lendemain des événements du 11 septembre et de la violence policière du contre sommet de Gênes, des mécanismes de domination politique par le mass médiatique, des rapports troubles entre l’expertise et l’idéologie, de la mise en question des dogmes de l’économie néo-libérale et de la notion de développement, de la littérature à l’épreuve de l’engagement ou encore de la situation politique et culturelle de l’Italie à l’ère Berlusconi.

Sur ce dernier point, le lecteur constatera qu’une partie importante de ce numéro est consacrée à l’Italie. Mais, au-delà, et après mûre réflexion, nous nous sommes demandés si, à travers les articles et les entretiens qui composent ce nouveau volet des Périphériques vous parlent, l’enjeu n’était pas de mettre à jour de nouveaux régimes de domination fondés sur des collusions et des alliances plus ou moins déclarées entre les pouvoirs médiatiques, politique, policier et économique, dans le contexte d’une globalisation dont les événements de ces derniers mois ont contribué à éclairer le vrai visage.

Les représentants des pouvoirs économiques et financiers ne manquent jamais l’occasion de souligner qu’ils ne font pas de politique. De nombreux politiques semblent les suivre sur ce terrain quand ils affirment, selon le ton convenu, "n’être ni de droite ni de gauche". Modernité oblige ! C’est même au nom du sens des réalités - comme si les réalités étaient perçues par tous de la même manière - et d’un certain pragmatisme - assez de discours, des actes ! - que l’apolitisme pavoise. Disons-le tout de suite, l’apolitisme est la politique qui ne dit jamais son nom et qui entretient avec la réalité un tel rapport de certitude qu’elle a beau jeu de dénoncer comme irréel tout effort de penser plus loin que le bout de son nez. Que l’apolitisme émane du "bon peuple" dépassé par les conjonctures multiples et désabusé par des promesses sans lendemain, ou d’élites en mal de légitimité, il déballe presque toujours un argumentaire militant passivement en faveur d’idées réactionnaires qui s’appuient de surcroît sur les valeurs les plus conformistes capables d’attrouper les citoyens devant leur poste de télévision.

Mais dans le cas qui nous concerne en premier lieu, à savoir la montée en puissance de l’économisme, cette idéologie qui se vante d’être au-dessus des idéologies et qui affirme qu’en dehors de l’économie il n’y a pas de salut, c’est-à-dire que les réalités économiques précèdent toutes les autres au titre de priorités dont le pouvoir politique doit traiter, l’apolitisme prend une apparence plus subtile et pernicieuse, quand il fait appel au pouvoir de la science et de l’expertise, et de leur vulgate qu’on appelle "le bon sens" qui est toujours le sens commun.

S’érigeant en défenseurs éclairés d’une économie qui impose aux hommes une réalité que l’on ne réfute pas, les experts de la globalisation pensent en effet se distinguer des idéologues qui, eux, substituent leur croyance aux faits ou perçoivent les faits à lumière de leur croyance. L’expert est censé nous préserver des divagations dangereuses des idéologues qui, eux, n’ont de cesse de nous rappeler, qu’il y a encore pas si longtemps, on pouvait faire de la politique sans rougir et revendiquer la partialité de ses convictions. Ces experts, eux, se défendent de faire de la politique sous prétexte qu’ils font de la science, et la science par vocation n’est pas politique puisqu’elle repose sur des faits et non des convictions. Contre cette conception largement diffuse, autant dans la communauté des experts que dans la population, Isabelle Stengers nous mettait ainsi en garde dans son livre "Science et Pouvoir" : "il n’y a pas de vérités au-dessus de l’homme qui feraient en soi autorité, par le fait même qu’elles émaneraient du savoir scientifique". Récusant l’idée que toute connaissance vraie est forcément bonne, elle précise que "si c’est au scientifique de dire ce qui est, c’est au citoyen de dire, à partir de ce qui est, ce qui doit être".

D’une certaine manière, la globalisation s’appuie sur l’expertise d’une science économique qui prétend dire au monde ses quatre vérités et, ce faisant, impute la constitution d’un nouvel ordre mondial, non à une politique, mais aux lois du marché. La politique doit se plier à cette évidence, car on ne se dresse pas contre les lois imprescriptibles de l’échange marchand surtout lorsqu’elles épousent - paraît-il - la profonde aspiration de l’humaine nature. Se dresser contre les lois de la raison économique, cela revient au final à se révolter contre la raison elle-même, ce qui est une folie. Et de la folie à la violence, et de la violence au terrorisme, il n’y a qu’un pas que les agités et les idéologues de tout poil n’hésitent pas à faire.

L’après 11 septembre a rendu possibles les fameux "amalgames" que les mouvements citoyens risquent d’avoir à déjouer encore pendant des années. On est en droit de se demander à quoi les victimes du terrorisme ont finalement servi. Bien sûr à mettre en place des politiques de coercition internationales, mais nombreux également sont les Etats qui profitent du terrorisme pour démontrer à quels fatals errements l’opposition à l’évidence du nouvel ordre mondial peut conduire. Cela en a amené certains à prendre tout naturellement prétexte de cette tragédie pour remettre de l’ordre dans leurs affaires intérieures. D’une certaine manière, les défenseurs de la liberté ne sont pas à court de talent pour s’aliéner toutes les autres en accusant presque de délits d’opinion ceux qui ne se contentent pas d’une foi dans les valeurs, si acharnée à évacuer la complexité des problèmes au profit de dangereuses simplifications susceptibles de rassembler la majorité autour de consensus pas si mous que cela dans la mesure ou ils font le lit de la répression. Ces valeurs d’un monde qui aime tant à se dire "libre" ornent souvent les canons de l’intérêt privé redimensionné pour la circonstance en intérêt universel. Que l’on ait pensé faire de ceux qui s’opposent à l’actuelle globalisation les alliés par défaut des terroristes, en dit long sur des méthodes qui n’hésitent pas à recourir à la calomnie de mouvements d’opinion qui n’auraient même plus le droit de porter atteinte à l’ordre symbolique sans être du coup suspectés de conspirer à l’anéantissement de l’ordre tout court. L’Ordre, quel mot rassurant, garant de nos lâchetés, conjurateur de nos peurs, justificatif de nos démissions et de haines rentrées camouflées en élans patriotiques !

Ces procédés de disqualification qui tablent sur l’existence d’un ennemi intangible, et qui dépeignent à partir de quelques cas particuliers une menace générale, retentissent sur la façon dont est traité dans le cadre de la campagne électorale le thème de la sécurité. Notre conviction est la suivante, ce qu’il faudrait éradiquer du pays, plus que les sauvageons, c’est certainement cette pathologie sécuritaire qui fait se durcir les haines et les soupçons déjà si florissants entre les citoyens du pays. Laurent Bonelli évoque dans ce numéro les origines et les dessous d’une question truquée, manœuvrée par une classe politique qui a trouvé à travers ce nouveau slogan des périodes politiques pauvres : "tolérance zéro", le moyen de se refaire une santé aux yeux d’une opinion publique désabusée et dont une partie a malgré tout le sentiment d’exister dès qu’on lui propose des catégories sociologiques à exécrer. En stigmatisant certaines parties de la population, en rechiadant en direction des écoliers des idées d’extrême droite sous la forme d’édifiants principes de civisme à l’usage des honnêtes gens, en jouant sur le registre d’une peur de l’autre propice aux resucées xénophobes, on provoquera les effets inverses de ceux que l’on escomptait. On nous prépare, au contraire, une France dans laquelle, face au mépris des jeunes et des étrangers considérés comme des délinquants potentiels, ne peut répondre qu’un sentiment d’injustice qui a tôt fait de se muer en haine du Français et qui risque de provoquer dans les prochaines années une violence civique autrement plus redoutable que "les actes d’incivilité" que l’on prétendait combattre.

Enfin, et qu’on se le dise, cet apolitisme par lequel le bon peuple se cocufie lui-même est toujours en lune de miel avec le pragmatisme économique et gestionnaire du citoyen de base. Silvio Berlusconi, en Italie, s’est présenté volontiers comme un chef d’entreprise gérant l’entreprise Italie, et surtout pas comme un politique militant pour de grandes idées sur le monde. Ou plutôt sa grande idée sur le monde renvoie à sa petite idée sur ses affaires, nous disent Cristina Bertelli, Marc’O et Antonio Tabucchi, qui nous décrivent un pays dans lequel les fastes en toc de lunapark se marient aux vieilles lunes d’un fascisme soft à l’usage du consommateur "in".

L’apolitisme, enfin, proclame encore que la réalité triomphe toujours de nos idées et que si le monde est ainsi, il paraît peu probable qu’il pourra être autre. Et si la majorité qui veut ce monde-là est la majorité, c’est que quelque part elle doit être pénétrée d’un bon sens que les idéologues déraisonnables offensent avec leurs incantations à changer le monde. Lorsque les sondés des instituts, sous l’effet du désenchantement, affirment que d’une élection à l’autre finalement rien ne change, nous soutiendrons au contraire que le néolibéralisme représente une force de transformation socio-économique sans égal qui façonne les modes de vie au quotidien. Un autre point est que les institutions publiques n’ont plus depuis belle lurette le monopole de la production du politique. C’est le médiatique qui fixe désormais l’ordre du jour d’un imaginaire politique essentiellement forgé par des formes télévisuelles divertissantes, qui font remonter à la surface d’émotions sirupeuses les humeurs les plus glauques.

L’Italie nous montre de quelle manière le pouvoir médiatique a toute latitude pour fabriquer une opinion publique à ses ordres qui rend possible une démocratie qui ne fonctionnerait plus qu’à travers des stratégies commerciales et des opérations marketing. Une publicité aux allures de souriante propagande accroche dès lors l’instinct grégaire aux normes sociales bienséantes, mêlant la glorification insipide de la réussite au rejet de l’autre, l’érection de la consommation en fin sociétale aux haines sous lesquelles couvent le feu des conflits civilisationnels. Pour la première fois, dans un pays dit démocratique, se vérifie une main mise de l’économie de marché sur l’idée même de démocratie et que pourrait résumer cette devise : les affaires au pouvoir et le pouvoir aux affaires. En prendre conscience, c’est déjà commencer à y contredire.