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Numéro 16
Catastrophes, genèse d’une décolonisation de l’imaginaire ?
Par Christopher YGGDRE, Serge LATOUCHE |

La notion de "développement" hiérarchise les cultures en référence à des valeurs économiques dont la centralité continue de régler le rapport des pays occidentaux au reste du monde. Or, affirme Serge Latouche, une grande partie du monde considère que l’économie est l’auxiliaire ou la subordonnée d’autres valeurs. S’il s’agit de lutter, en Occident, contre le règne sans partage de la norme marchande, encore faut-il que ce combat contre la globalisation affirme et prenne conscience de ses propres déterminations culturelles.

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Extrait

(...) LE DEVELOPPEMENT DURABLE : UNE NOTION CONTRADICTOIRE

Les périphériques vous parlent : Pour des auteurs comme Jeremy Rifkin, la culture apparaît comme une voie royale de salut pour nous sauver du centrement obsessionnel sur l’économique. Vous retournez le raisonnement en disant que les pratiques de marché sont des pratiques culturelles. Dans notre participation aux différents mouvements sociaux contre la globalisation économique, nous avons le sentiment que la pensée économiste gagne certains de ceux qui la combattent à travers notamment la prolifération des réponses économiques aux problèmes économiques. Pourtant la dimension culturelle de la transformation de nos modes de vie est un élément incontournable pour sortir du processus actuel de destruction de la vie. Quelle analyse faites-vous de ce piège, comment en sortir ?

Serge Latouche [1] : Quand vous faites référence à Jeremy Rifkin, je suis frappé par le fait que le terme de culture n’a pas le même sens dans la pensée anglo-saxonne qu’en France. Bien sûr, le mot culture est un terme polymorphe qui a tant de sens qu’il finit par ne plus en avoir. J’utilise toujours le mot culture dans son sens fort. L’humanité vit dans la culture, c’est ce qui lui permet de trouver des réponses aux problèmes de l’être, donc du sens. L’homme est un animal culturel avant d’être un animal politique. La tradition anglo-saxonne a édifié une conception culturelle de la culture, au sens où, parlant d’un ministère de la Culture, on signifie que l’économie est une infrastructure au contraire de la culture qui est une superstructure. Ceci est paradoxal, dans la mesure où l’étude des peuples dits primitifs, telle que l’a entreprise d’ailleurs l’anthropologie anglo-saxonne de façon magistrale, montre que la culture représente pour ces peuples l’espace de réponse à l’ensemble des questions concernant la vie et la survie. C’est dans ce sens-là que j’affirme que la technique et l’économie constituent notre culture à nous Occidentaux, le reste étant réduit à du folklore. Le technique et l’économie sont pour un Occidental les seules vraies réponses aux questions de l’existence et de l’être.

Au sein du mouvement actuel de l’antimondialisation, se profile tout de même depuis longtemps un mouvement transnational minoritaire non négligeable qui constitue aujourd’hui l’un des pôles forts de la contestation de la globalisation économique. La critique radicale, c’est-à-dire celle qui plonge jusqu’à la racine des problèmes, est toujours, dans l’histoire, minoritaire, mais elle féconde et transforme néanmoins le monde et finit par grignoter du terrain. Hegel disait que "nul ne peut sauter par-dessus son temps". Nous sommes tous pris, nous y compris, dans l’imaginaire économique dominant. Il est extrêmement difficile d’en sortir, même si on peut prendre conscience d’un certain nombre de dangers qui lui sont inhérents. L’imaginaire qui est le sien se traduit par des comportements concrets qui devraient être remis en cause, mais qui ne le sont que rarement. Chercher un moyen terme entre le beurre et l’argent du beurre est un réflexe très humain. Cette attitude n’est pas propre au citoyen lambda. Les industriels ont conscience de certains dangers et voudraient bien concilier à la fois la protection de l’environnement et la prospérité de leurs affaires. C’est pourquoi la notion de développement durable est apparue pour associer deux réalités profondément contradictoires. On désire une automobile propre parce qu’on ne veut pas y renoncer, alors que la profusion d’automobiles est une des sources de nos malheurs. Nous sommes pris au piège des contradictions du système dans lequel nous vivons et toute remise en cause concrète se fait dans la douleur.
(...)

[1Economiste, membre du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), son dernier livre paru est "La déraison de la raison économique", aux éditions Albin Michel