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Numéro 15
La genèse après l’exil...
Par Daniel MAXIMIN, Yovan GILLES |

La gigantesque entreprise de déshumanisation que fut l’esclavage eut un revers paradoxal : le dépassement, par la lutte, des identités closes. Daniel Maximin [1] adopte ici une vision plus subtile que classiquement manichéenne des rapports entre dominants et dominés, et du rôle longtemps dénié à l’esclave africain d’avoir pu retourner une situation d’oppression en revendication de liberté pour l’ensemble des humanités.

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EXTRAIT

(...) Durant la période de l’esclavage, l’habitation fut un lieu de côtoiement d’humanité et d’inhumanités. Dans son récit récemment réédité par Daniel Maragnès : Mémoires d’une Esclave Antillaise, écrit dans les années 1830, Marie Prince relate la violence avec laquelle le maître la battait pour des motifs qui n’étaient pas que punitifs. Le maître ne se sentant pas maître absolu dût adopter des gestes propres à imposer une domination dont il sentait qu’elle lui échappait, et dont il ne voyait pas forcément la nécessité. La résistance de l’esclave, elle, consistait en un comportement paradoxal : ne pas crier sous la douleur, refaire la même faute afin d’instituer un rapport de forces où le redoublement de la violence du maître trahit sa faiblesse. Parfois, il arrivait que le maître vienne lui-même maitriser son épouse qui s’acharnait sur une esclave femme dont elle jalousait peut-être ce qu’elle représentait sensuellement pour le maître.

La lecture de l’Abolition de l’Esclavage passe par une reconnaissance de l’oeuvre de l’esclave. Le contraire conduit à se représenter faussement l’Europe comme le lieu du mal absolu et de la maîtrise éternelle : l’enfer, c’est l’Europe, maîtresse du Paradis perdu. En Europe, aussi il y eût des oppressions et des résistances, et il ne faut dénier à l’Europe ni sa part maudite ni sa part promise de notre commune humanité. Nous sommes partout et tous à la fois les descendants du maître et de l’esclave. Mais c’est l’esclave qui a été le véritable accoucheur du nouveau monde, face à la violence accoucheuse de l’ancien. Sans lui, pas d’Amérique mais un enfer, le camp de concentration éternel. Il y avait comme l’obligation de la défaite du camp, du goulag. Julio Cortazar disait que dans un pays opprimé, c’est le dictateur qui est le plus exilé et le plus étranger au pays. L’alliance que fait l’opprimé avec l’ordre du vivant est de la sorte la seule porteuse d’avenir. Du moins, durant tout le temps où le vivant persévère et ne succombe pas à la force. L’enfant du viol et de l’opprimé est devenu ainsi le but et le moyen de la résistance, pour que son sort originel ne soit plus le destin de ses fils. Cette lutte se situait au-delà de ce qui motive d’ordinaire les hommes à lutter : la protection de la famille, l’envahisseur à repousser, la croisade pour son dieu, la peau qu’il faut sauver. C’est une humanité commune qui s’est forgée à travers l’amnésie des cultures de chacun. Qu’il s’agisse des Africains mais aussi des Européens : Irlandais, Béarnais, Portugais, Nordiques... l’Amérique a vu un remue-ménage d’humanités sans précédent ou des formes culturelles anciennes se recyclèrent en un processus nouveau d’hybridation protéiforme. L’Afrique, qui était la plus démunie, a été du coup la plus porteuse d’une humanité neuve parce que nue, créatrice parce que déniée, représentante de ce qu’au 18ème siècle on appellera les Droits de l’Homme, c’est-à-dire l’invention d’une humanité commune par delà les disparités et les différences culturelles et sociales. (...)

[1Daniel Maximin, né à la Guadeloupe, est poète, essayiste, romancier. Il vient de publier aux Editions Présence Africaine un recueil de poèmes intitulé L’invention des désirades.