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Numéro 15
Crépuscule de la quantité (2ème partie)
Par Christopher YGGDRE, René PASSET |

René Passet relate l’évolution par laquelle l’économie libérale, lors de ces cinquante dernières années, a peu à peu affirmé son emprise sur la société, notamment par l’essor de l’économie financière. Si l’économie est un moyen au service de l’humanité, il faut alors délégitimer les narrations qui l’érigent en but suprême du développement humain.

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EXTRAIT

(...)
L’ECONOMIQUE ET LE VIVANT

Les périphériques vous parlent : Dans L’Economique et le vivant [1], vous préconisez l’harmonisation du développement économique et du développement de la biosphère, c’est-à-dire l’environnement naturel. Nous sommes encore loin de cette harmonisation, chaque jour nous avons de nouveaux exemples de dégâts environnementaux causés par l’industrialisation massive. Comment pourrait-on arriver à cette harmonisation ? Et encore, qu’entendez-vous par introduire dans les sciences économiques les concepts de responsabilité et d’éthique ?

René Passet [2] : Tout le monde va vous dire, y compris les libéraux, qu’ils réalisent cette harmonisation, que l’économie libérale est ouverte sur la nature, mais qu’il y a ce qu’on appelle la fameuse internalisation des effets externes. La pollution est un coût social que les entreprises rejettent sur la société. Il y a un moyen de rétablir la vérité des prix, c’est de réintégrer ces coûts dans le prix du marché, donc, d’internaliser les effets externes. Ainsi on obtiendra le véritable prix qui, enfin, harmonisera la sphère naturelle et la sphère économique. En toute bonne foi, beaucoup croient que c’est là la vertu de l’économie. Je dis non, vous faites le contraire. Vous traduisez ces coûts en termes marchands. Vous les réintroduisez dans la sphère marchande, c’est-à-dire que vous réduisez la sphère naturelle à la logique du marché. Vous croyez que le vrai prix du marché va avoir une action quelconque sur la biosphère. Ce n’est pas vrai. Vous oubliez un point important, c’est qu’un bien quel qu’il soit, s’il a une valeur marchande, appartient aussi à la société humaine. C’est aussi un bien social qui a un usage social et une fonction naturelle. L’arbre est un objet économique, mais c’est aussi un bien naturel qui exerce une fonction dans la reproduction de la nature. Et aucune - c’est cela qui est important - internalisation des coûts ne prend en compte cette dimension qui relève des grands cycles biochimiques et non d’une logique marchande. Quand on fait disparaître un bien naturel, on fait disparaître une certaine valeur marchande, mais aussi une certaine fonction sociale et naturelle. La question est de savoir si on risque de détruire la fonction de régulation de la nature, de la menacer ou de la détériorer. C’est là le problème. Là où ils croient établir une ouverture, ils opèrent une réduction. Le problème est de prendre en compte des biens qui ne relèvent pas d’une logique marchande, mais qui doivent être gérés bien avant de devenir rares, car la rareté nous met face à l’irréversible.

L’important est de maintenir un certain nombre de fonctions naturelles ou sociales sans lesquelles la régulation naturelle s’effondre. Si tel est le cas, les sociétés et l’économie s’effondrent aussi. Tout cela relève du calcul économique, mais pas comme le croient les économistes, en donnant une valeur marchande à ces choses-là. C’est en les prenant comme des contraintes à respecter et des fonctions qu’il faut préserver à tout prix. C’est cela qui dessine un cadre à l’intérieur duquel le calcul économique est possible. Lorsque l’optimisation économique porte atteinte à l’une de ces fonctions, il faut y renoncer. Par exemple, la forêt a un rythme de renouvellement. Ce que je vais prendre en compte, c’est ce rythme de renouvellement naturel et non la valeur marchande de la forêt dont je n’ai que faire. J’ai besoin de savoir qu’un cheptel vivant se reproduit à tel rythme, et c’est ce rythme que je dois respecter. Je vais gérer alors dans les limites de reproduction des ressources reproductibles et renouvelables. Pour ce qui concerne les ressources non renouvelables qui s’épuisent, l’hypothèse la plus raisonnée est celle d’une prise de relais d’une ressource par d’autres ressources. Il faut inscrire également comme contrainte à respecter la capacité de charge et d’auto-épuration des milieux naturels. Les économistes me disent que ce n’est pas de l’économie, mais ils oublient qu’ils font tout le temps et simplement la même chose quand ils font ce qu’on appelle la gestion d’entreprise et de la recherche opérationnelle. Ils ont un certain nombre de contraintes physiques : un volume d’entrepôt, un certain nombre d’heures travail/machine disponibles. Il n’est pas besoin de traduire ces contraintes en termes de prix. On le traduit plutôt en mètres cube de volume d’entrepôt. En fonction du volume exigé par la fabrication de différents biens, on sait optimiser dans le respect de ces contraintes. Je ne demande pas autre chose avec le milieu naturel. L’économie doit redécouvrir sa vraie essence qui est de gérer sous contraintes. S’il n’y avait pas de contraintes et de limitations, il n’y aurait pas besoin d’économie. Cela voudrait dire que l’univers se présente à nous sous des formes qui permettent de satisfaire directement nos besoins. Ce n’est pas le cas.
(...)

[1L’Economique et le vivant, Economica, 2ème édition, 1996.

[2Economiste, Professeur à l’Université Paris 1, Président du Conseil Scientifique, auteurs de nombreux ouvrages dont le plus récent est L’Illusion néo-libérale aux éditions Fayard (2000).