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Numéro 10
Sport, philosophie, politique : métaphores et champs d’exploration
Par Gibus de SOULTRAIT, Les Périphériques vous parlent, Yves RENOUX |

L’échange qui suit entre Gibus de Soultrait, surfeur, essayiste et rédacteur de revues de surf, Yves Renoux, enseignant en Éducation Physique et formateur à la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail) et la rédaction du journal, a été enregistré en mars dernier. Il est traversé par une interrogation qui parcourt ce numéro : y a-t-il d’autres pratiques du sport que celles subordonnées aux lois de l’économie compétitive, reflétant la violence sur laquelle se fonde la mondialisation économique ? Quels rapports nouer entre la philosophie, le politique et le sport ?

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De l’effort à la glisse : changement de paradigme

Gibus de Soultrait : Pour situer mon propos, j’aimerais expliquer brièvement ma trajectoire. Habitant dans le sud-ouest, j’ai appris le surf très tôt à un moment où personne ne savait ce que c’était. Dans les années 60 jusqu’à il y a peu, on me demandait encore ce qu’était le surf. J’ai été imprégné par la culture de ce sport qui était liée au voyage et à une certaine forme de réaction par rapport au système. À la sortie de mon adolescence, au lieu d’aller à l’Université, j’ai beaucoup voyagé, comme on voyageait dans les années 70, avec le sac à dos et sur le bord de la route. À mon retour, j’ai fait des études en autodidacte, en alternance avec des petits boulots, jusqu’à ce qu’au milieu des années 80, avec un ami surfeur, nous ayons décidé de créer un magazine de surf : Surf Session - comme il pouvait en exister en Californie ou en Australie -, qui a été le premier magazine de surf français diffusé en kiosque. C’était, au départ, un petit fanzine qui, peu à peu, a généré d’autres titres traitant des autres sports de glisse comme le surf des neiges. Je surfe toujours. Je veille à trouver toujours un moment pour répondre à l’appel des vagues lorsque celui-ci sonne ! Ma trajectoire est donc un peu singulière, liée au voyage et à une certaine difficulté à m’intégrer à des structures établies. Ce qui a pour effet d’aiguiser un regard un peu autre sur les choses.

Yves Renoux : Tout jeune, j’ai commencé par l’escalade, la grimpe. Puis, je suis devenu formateur dans le domaine de l’éducation physique et du sport. Mon expérience principale concerne les questions relatives à l’enseignement, à la formation dans les activités à risque. Comment apprendre le risque en connaissance de cause, comment apprendre à se risquer ? J’aborde cette question aussi en tant que pratiquant de ces activités (escalade, planche, surf de neige, parapente, canyonning...). J’ai participé aussi à la création des premières structures artificielles d’escalade dans les années 80, qui ont connu un développement important par la suite. Elles ont été créées selon une philosophie autogestionnaire, sous forme d’entreprise coopérative avec les élèves eux-mêmes comme cela fut le cas au lycée de Corbeil. À travers mes activités à la FSGT, je m’intéresse de très près à l’émergence de nouvelles formes d’auto-organisation dans les activités physiques. En fait, il s’agit d’initiatives de jeunes dans des quartiers qui ne se reconnaissent, aujourd’hui, ni dans le modèle sportif récupéré par les marchés, par les grandes firmes que vous connaissez, ni dans le sport classé comme le « sport insertion », un sport, en fait, qui aurait comme notion de « pacifier » les banlieues et d’occuper les jeunes. Je travaille attentivement avec des collectivités, des groupes de jeunes qui expérimentent une autre forme d’intervention dans la vie de la cité en s’appuyant sur les activités sportives. Dans cette perspective, je suis aussi amené à travailler avec le mouvement ATD Quart Monde, et sur l’orientation suivante : qu’est-ce qu’un sport qui n’oublie personne, qui ne laisserait personne sur la touche ? Ce n’est pas seulement une question qui intéresse le sport mais toute la société. Un mot sur la Fédération Sportive et Gymnique du Travail, la FSGT, au sein de laquelle je travaille. C’est une organisation sportive issue du mouvement ouvrier née en 1934 avant le Front Populaire, dans un contexte de résistance au fascisme. Cette Fédération s’est créée dans la continuité de l’expérience ouvrière du point de vue de l’organisation des activités. Elle a dû opérer une mutation - qui n’est pas terminée - dans son rapport au politique, depuis ces 30 dernières années. Elle a dû abandonner le modèle de référence, qu’il soit syndical, ou celui « du parti politique », basé sur le centralisme, et explorer d’autres voies d’organisation qualifiées, à l’époque, de « démarche autogestionnaire ». Ce mouvement s’est engagé relativement tôt dans cette voie, ce qui est original. Il s’agit à la fois d’une mutation des formes de fonctionnement, mais aussi des pratiques corporelles elles-mêmes. La FSGT se situe dans ce changement de phase, schématiquement : passer d’une organisation un peu archaïque à une organisation d’un nouveau type.

Un participant : Lorsque vous évoquez la naissance de la FSGT, vous parlez du contexte de résistance au fascisme. Y avait-il, à l’époque un sport fasciste et, à l’inverse, un sport issu du Front Populaire ? Si oui, y avait-il une différence dans la manière de pratiquer le sport ?

Yves : À la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, le sport a été perçu comme un moyen puissant de formation de la jeunesse et des cadres par toutes les familles idéologiques (catholiques avec les patronages, laïque, et ouvrières d’obédience socialiste ou marxiste). Chacun voulait imprimer sur les jeunes sa vision politique. En 1934, à un moment historique important avec le risque que la France bascule dans le fascisme, les branches socialiste et communiste ont décidé de faire fusion, de s’unir, considérant que leurs divergences étaient moins importantes que le péril du fascisme. Le mouvement fasciste a aussi utilisé le sport avec par exemple le sens qu’a eu à l’époque la conquête de l’Eiger en alpinisme. C’était à qui arriverait le premier : chaque système voulait prouver sa supériorité. Quant aux différentes manières de pratiquer le sport selon les familles idéologiques, les écarts sont plus souvent importants dans les discours que dans les pratiques. Quand on y regarde d’un peu plus près, c’est souvent la même chose. Les idéologues, les organisations recouvrent la pratique sportive par un discours. Si on creuse un peu plus la question, on s’aperçoit qu’il y a un modèle relativement commun aux différentes organisations, qu’elles soient de droite ou de gauche. En matière de sport, il ne faut pas se leurrer, la politique n’est pas à chercher dans les paroles « sur » ou « à propos du sport », mais dans l’art de s’organiser, la logique de l’organisation, la manière dont une activité répond de l’évolution du contexte. Je vais essayer de donner des exemples et montrer en fait que les formes d’organisation du sport sont d’une certaine façon déjà des actes politiques.

Un exemple, dans les activités à risque, en alpinisme, le modèle du guide s’est imposé depuis les années 30. En fait, selon cette conception, le pratiquant, l’usager, va confier à un expert, moyennant une transaction économique, la décision. L’expert prend les commandes. Cela signifie qu’on prend la décision de ne pas conduire sa course soi-même. En effet dans une activité à risque, quelque part, vous jouez l’essentiel, vous jouez votre propre vie. Il me semble que ce modèle exprime un choix d’existence, un modèle de société. Par contre, du côté de la FSGT, la communauté des grimpeurs a essayé de développer à partir des années 50, 60, un autre modèle, celui d’une pratique autonome et responsable. C’est-à-dire, que nous essayons de créer des conditions pour qu’un individu puisse conduire par lui-même son activité. C’est un modèle complètement différent, qui n’est plus un modèle lié à la délégation de pouvoir. Dans un cas, nous sommes dans un schéma qui correspond au modèle politique de la démocratie représentative. Mais, il ne s’agit pas de vouer aux gémonies la corporation des experts. Il y a un prix à payer pour s’engager dans la voie d’une pratique en responsable. Dans un cas, le prix à payer se situe au niveau du porte-monnaie, dans l’autre, le prix à payer est peut-être l’humilité. En effet, il faut accepter à un moment donné de ne pas faire ce que l’on aurait fait avec beaucoup plus expert que soi. Il faut accepter de ne plus s’illusionner sur son niveau de compétences et accepter de prendre le temps d’acquérir les connaissances et les compétences auxquelles le guide est parvenu. Il faut entrer en formation et accepter d’apprendre sous la forme d’un auto-apprentissage.

Je vais donner un deuxième exemple. Vous organisez une animation, une « épreuve populaire » de sport collectif dans un quartier ou inter-cités. Vous pouvez mettre en place le système d’élimination directe, le système de coupe, avec des récompenses et une qualification au tour suivant pour les vainqueurs. Ainsi, vous avez mis en place un modèle qui est aussi un modèle de société : gloire au vainqueur, malheur au perdant. De plus, le gagnant peut gagner le jackpot. Mais à supposer que le premier enjeu serait le jeu lui-même, indépendamment de la récompense, le rapport au jeu n’est pas le même pour celui qui va en finale et celui qui se fait sorti dès le premier tour. Les compétences que les participants développeront seront très inégales entre ceux qui participeront à quinze parties et ceux qui n’en feront qu’une. Les écarts iront s’accroissant. Ce type de système amplifie les inégalités, cela sera le modèle dominant proposé dans les animations foot autour du Mondial en France. Il y a d’autres solutions. Ce système produit certains rapports sociaux dont il faudrait que le joueur soit conscient pour éventuellement être l’auteur d’un autre type de jeu, et qu’il n’accepte pas ces systèmes comme émanant d’un ordre immuable du monde, une loi de la nature.

Gibus : J’aimerais revenir sur ces différenciations par rapport à des modèles existants. Qu’est-ce qui fait justement la spécificité des sports dits de glisse ? Leur origine vient principalement du surf, qui représente les lettres de noblesse de la glisse, il constitue en fait le terme générique de tous ces sports. La première caractéristique qui les définit, c’est le rapport à l’élément naturel. Ces sports se situent hors cadre, hors champ, comme aime à dire Marc’O, confrontant la pratique sportive avec l’élément naturel.

La deuxième caractéristique est qu’ils instaurent avec cet élément naturel qui peut être l’eau, la montagne, la neige, le vent, un rapport - harmonie est un mot galvaudé - d’échange. Jusqu’à présent, les sports se confrontaient à l’élément naturel, entretenaient un rapport de conquête avec lui. Le sportif - le marin, l’alpiniste - cherchaient à être plus forts que l’élément naturel, tandis que le glisseur va composer avec lui. Et aujourd’hui, même l’alpinisme évolue dans ce sens au point qu’un célèbre grimpeur comme Patrick Edlinger parle de glisse. Par ailleurs, ces sports conduisent à un apprentissage qui passe plus par la sensation que par l’application coûte que coûte d’une technique. La sensation est justement ce moyen de ressentir un échange avec l’élément naturel, de sentir le support de glisse surtout quand celui-ci est mouvant et réactif comme la vague. C’est de cette façon que le pratiquant va acquérir sa connaissance et améliorer sa technique et ses performances. Car il y a bien sûr une technique de la pratique, mais celle-ci s’acquiert et se développe par une précession de la sensation du bon geste. On cherche à sentir le geste avant d’appliquer la technique du geste. C’est un changement d’approche radical dans le sport.

Également, qui dit sensation, dit, dans ces sports, plaisir. La notion de plaisir, dans un sport de glisse, est souvent liée à un geste presque « divinement accompli » avec l’élément naturel. On le voit dans les images de surf, par exemple ce moment où le surfeur accomplit un tube, la vague le recouvrant par son déferlement. C’est un instant rare, d’une ou deux secondes, qui demande beaucoup d’expérience. Le surfeur va en ressentir un plaisir immense. De même, celui qui fait du windsurf va avoir des sensations très fortes au moment où il aura bien réglé sa voile et sentira que son flotteur glisse au maximum. Ces plaisirs deviennent également des repères du niveau de son apprentissage.


Les mouvements au niveau des sports et des coutumes changent. On a vécu longtemps sur une conception énergétique du mouvement : il y a un point d’appui, ou bien on est source
d’un mouvement. Courir, lancer le poids, etc. : c’est effort, résistance, avec un point d’origine, un levier. Or aujourd’hui on voit que le mouvement se définit de moins en moins à partir de l’insertion d’un point de levier. Tous les nouveaux sports - surf, planche à voile, deltaplane... - sont du type : insertion sur une onde préexistante. Ce n’est plus une origine comme point de départ, c’est une manière de mise en orbite. Comment se faire accepter dans le mouvement d’une grande vague, d’une colonne d’air ascendante, "arriver entre" au lieu d’être origine d’un effort, c’est fondamental.

Et pourtant en philosophie, on en revient aux valeurs éternelles, à l’idée de l’intellectuel gardien des valeurs éternelles. (...) Et c’est au nom de ça que toute pensée est stoppée, que toutes les analyses en terme de mouvement sont bloquées. (...) Dès que l’on est dans une époque pauvre, la philosophie se réfugie dans la réflexion "sur"... Si elle ne crée rien elle-même, que peut-elle bien faire, sinon réfléchir sur ? Alors elle réfléchit sur l’éternel, ou sur l’historique, mais elle n’arrive plus à faire elle-même le mouvement.

(Gilles Deleuze, Pourparlers)


Cependant par rapport à cette notion de plaisir, une dérive se produit aussi. On l’a vu dans les années 80, qui dit plaisir dit du coup culte d’un certain hédonisme et « culte de soi ». On a donc fait de ces sports de glisse, comme ce sont des sports individuels, des sports qui cultivent le sujet, l’ego par rapport à l’environnement. Pourtant dans le geste de glisse, nous sommes dans une situation - Yves a parlé d’humilité - presque d’abandon de soi, et non de supériorité, pour pouvoir être à l’écoute de l’élément. L’individu s’efface derrière l’élément pour s’y intégrer et glisser avec lui. Ce que j’essaie d’expliquer là, et qui a des retombées philosophiques, engendre des conséquences au-delà des seuls sports de glisse. Par exemple, dans des sports collectifs, on pourrait dire que l’adversaire n’est plus forcément quelqu’un que je vais battre et éliminer, mais quelqu’un avec qui je vais composer. Il devient le terrain de ma glisse en tant que joueur. Aujourd’hui, le terme glisse signifie avoir du style, avoir un bon échange. Le terme est passé dans d’autres sports. On a pu dire de McEnroe, en tennis, qu’il avait la glisse, c’est-à-dire le génie d’intégrer tout un environnement dans son tennis pour avoir un coup de glisse. On l’a dit aussi d’Ayrton Senna. Aussi, la glisse serait ce moment de génie du style intégrant l’environnement dans son geste. C’est là encore toute une conception dans notre façon d’avancer, de progresser avec les choses, qui bascule.

Il y a un exemple traduisant bien les conséquences idéologiques de la pratique sportive. La conquête de l’Everest par Hillary et Tensing, au début des années 50, a symbolisé vraiment les Trente Glorieuses, l’alpinisme reflétant l’image de la conquête, de l’effort, du sommet qu’il faut atteindre en bravant, battant les éléments. Aujourd’hui, on s’aperçoit que les très grands alpinistes arrivent à grimper les 8 000 mètres avec un matériel extrêmement léger. Plutôt que de lutter contre les éléments, ils attendent et saisissent la bonne opportunité pour monter en une heure au lieu d’attendre cinq heures dans la paroi. Ce n’est pas la même façon de s’engager avec les choses. Quand Hillary et Tensing ont atteint l’Everest, c’était le symbole de la croissance, de la conquête et du progrès. Mais même si cette image est encore porteuse, on pouvait se demander : après la conquête de ce sommet, quoi d’autre ?

En 1988, Jean-Marc Boivin (alpiniste célèbre) est allé au sommet de l’Everest, et a eu un geste de glisse : il a pris son parapente, et du sommet est reparti ailleurs. Il s’est lancé dans les airs et a volé au-dessus de l’Everest avec un engin de glisse, un parapente. Je dirais que cette image est assez symbolique de ce dans quoi actuellement notre société bascule. Nous nous retrouvons à la fin des Trente Glorieuses, à la fin de toutes ces idéologies du progrès, à devoir se jeter dans les éléments chaotiques de notre société actuelle, comme les éléments naturels, où du coup le geste ne peut plus être tant un geste de force contre les choses, qu’un geste de composition avec les choses.

Yves : Je veux prolonger cette question du rapport au politique dans le sport. Gibus a parlé de l’apprentissage de la glisse en disant qu’il était difficile de le standardiser en quelque sorte, puisqu’on ne peut pas contrôler les éléments, on ne peut pas maîtriser tous les paramètres. Il est difficile à organiser un enseignement de la glisse. En revanche, très souvent dans l’apprentissage des autres activités sportives, les gestes ont été mécanisés, morcelés par le bureau des méthodes. Celui qui veut apprendre est obligé de reproduire une activité fragmentaire et de se soumettre à l’ordre de l’analytique. C’est au pratiquant, après, de faire éventuellement une synthèse. L’enseignement et l’apprentissage traditionnel du sport a été organisé sur un modèle taylorien de l’apprentissage du geste qui s’est imposé comme modèle pédagogique dominant contre les « méthodes nouvelles ». Or, la glisse a démontré qu’on peut apprendre autrement, et cela vaut pour tous les sports, bien entendu. Aujourd’hui, c’est en train de bouger. Donc, là encore, je pense que la manière d’enseigner un sport, d’introduire un individu ans une activité procède de choix. On l’oriente, on le modèle. Je pense que l’erreur à propos de ce rapport entre sport et politique est de trop souvent plaquer un discours idéologique sur l’activité sportive. La dimension politique du sport n’est pas dans le discours, mais dans la manière de penser et d’organiser une activité, dans son contenu.

Dans l’activité, il faut distinguer plusieurs logiques qui interagissent, me semble-t-il : la logique d’organisation et de développement. D’abord, il y a les principes et règles spécifiques du jeu, qui fondent le jeu lui-même, et là à mon avis, il n’y a pas de dimension politique, c’est ce qui fait la spécificité culturelle d’une activité sportive. Mais l’activité n’existe pas en soi, elle existe forcément dans un rapport social, dans un rapport à l’autre, dans un contexte, dans lequel elle va s’organiser. À partir de ce moment, il y a une dimension politique parce qu’elle s’organise en fonction du projet social de ceux qui la mettent en œuvre, qu’ils soient conscients ou pas de ce projet social. Quand je dis qu’on ne peut pas plaquer un discours politique sur l’activité, cela signifie qu’il faut en avoir une compréhension intime. Comprendre l’activité sportive dans son sens d’aventure humaine, comprendre comment l’être humain se découvre de nouveaux possibles en expérimentant dans un domaine, qui va être là l’art de la glisse, l’art de voler, le principe d’opposition dans les sports collectifs. Le nombre des sports s’est multiplié par deux depuis vingt, trente ans, et certainement, en reste-t-il encore plein d’autres à découvrir. Il faut être attentif à ces phénomènes.

La prise avec l’élément remplace la conquête du territoire : métaphores politiques

La prise avec l’élément remplace la conquête du territoire : métaphores politiques
Gibus : Avec la glisse, et dans les nouvelles pratiques sportives, il y a la notion d’exploration d’un territoire par une pratique. J’ai un peu suivi le phénomène du skateboard qui a été inventé par des surfeurs. Les surfeurs avaient envie, lorsqu’il n’y avait pas de vagues, de retrouver une sensation liée au surf. Du coup, ils ont imaginé une planche avec des roues guidées par un système de torsions, pour pouvoir reproduire le même mouvement qu’ils avaient sur la vague. Évidemment, les skaters sont devenus de plus en plus nombreux et spécialistes de leur discipline. Ils ont fait du territoire urbain, un terrain de glisse. Un banc devient un obstacle pour sauter, ce qui engendre évidemment des problèmes. Il y a eu des confrontations, et à ce moment-là, c’est à la cité de régler cette question. On ne peut pas demander au gamin qui commence à développer sa pratique de la réguler lui-même.

Parallèlement à cela, on peut noter la conjonction entre l’arrivée de ces sports de glisse et leur utilisation métaphorique. On s’aperçoit que le mot surf est entré largement dans le discours usuel. Dès le début des années 80, le surf a été utilisé comme métaphore pour présenter nos hommes politiques. The Economist, un hebdomadaire anglais très important, trois semaines avant la chute du mur de Berlin faisait sa couverture avec Gorbatchev représenté dans un tube sur une planche de surf. Ce dessin peut paraître humoristique, on peut se dire que Gorbatchev se laisse porter par la vague d’effondrement du bloc de l’est, mais c’était une période historique et charnière, et le dessin dit plus : que même les plus puissants ne décident plus des événements qui vont les porter, que leur possible maîtrise politique n’est plus dans l’équilibre d’une assise mais passe par la juste appréhension d’un mouvement déséquilibrant.

Avant, les métaphores utilisées, liées à la navigation ou à l’alpinisme, faisaient référence à des prises fixes : « on tient la barre », « on se fixe un cap », « on atteint un sommet ». La métaphore du surf renvoie à une vision du monde où l’homme politique est obligé de surfer les événements qui lui tombent dessus. Ces événements sont liés à des conjonctures économiques, politiques, sociales où, de plus en plus, le petit élément, le petit détail, « l’effet papillon » pour ceux qui connaissent les phénomènes météorologiques, devient très important. Cette métaphore du surf n’est pas ironique et, vue par un surfeur, elle est même noble. Dire de quelqu’un qu’il surfe sur les événements de ce monde, c’est laisser entendre que, comme le surfeur attendant la vague, il intègre dans son geste, la globalité du mouvement à l’événement, à la vague. La houle que le surfeur surfe est inhérente à la complexité agissante de la chaîne océano-atmosphérique, face à laquelle il n’est rien, sinon un élément qui ajoute sa glisse à la fin, pour la beauté du geste. L’homme politique serait dans la même position. Il ne peut plus être dominant face à la chaîne des événements : le geste politique, et pas seulement celui de l’homme politique, reposerait alors sur une entente du mouvement dont l’attitude, le mot, la création s’intégreraient à juste titre à son cours pour mieux l’induire...

Historiquement, le surf a eu un rôle culturel conséquent. Il était lié au mouvement hippie et à la contre-culture des années 60/70 en Californie. Juste après-guerre, les surfeurs qui vivaient une passion de la vague se sont mis en marge d’une société axée sur l’American Way of Life. Ils voulaient être disponibles aux vagues. Et celles-ci étant imprévisibles, ils ne pouvaient se plier à la rigidité du système. Ils ont donc développé peu à peu leur mode de vie, leur secteur de production, leur culture. Au début des années 60, il y eut un apogée de la jeunesse : c’étaient tous ces enfants nés à l’après-guerre qui vivaient leur adolescence et leur jeunesse dans l’insouciance d’une vie rythmée par la plage. « Les Beach Boys ».... Puis la guerre du Viêt-nam a coupé court à tout cela. Cette guerre ne la concernant pas, elle a attisé leur critique de la société. Et ils se sont mis en marge et le surf a été un vecteur d’expression notoire de cette marginalité tournée, notamment, vers un retour à la nature.

Les sports de glisse ont ainsi émergé et généré l’authenticité de leur propre culture. Bien sûr tout cela baignait dans l’utopie, et celle-ci ne résista au temps et au développement tentaculaire du marché. Les sports de glisse et la mode vestimentaire qu’ils génèrent sont devenus un business. Mais un business qui s’est développé sous l’égide des propres acteurs de ces sports et de cette culture. C’est ce qui garantit encore un peu sa spécificité aujourd’hui, même si, comme tout business, son économie se plie à l’opportunisme marchand de notre époque. Mais nous sommes dans une situation où on ne peut plus refuser la réalité de l’économie de marché, vivre dans deux mondes séparés. Mais justement quand tout fluctue dans une certaine ambivalence, il existe peut-être une conduite dans le mouvement où peut se développer un geste qui soit à la fois adapté, approprié, et en même temps un geste de résistance, malgré tout.

Marc’O : On ne peut pas vivre dans deux mondes séparés ? Peut-être. Il n’empêche que c’est cela qui nous est donné de vivre aujourd’hui, et même si c’est mal vécu, ça s’accepte très bien. Mais, c’est vrai, en même temps, on se reproche souvent qu’on ne peut continuer à vivre dans deux mondes à la fois, tout en constatant qu’on s’adapte très bien à supporter l’insupportable. Ce peut être même une occasion d’être créatif, je nuancerai : créatif à côté de ses pompes. Dans le film Apocalypse now, Coppola nous montre, sur une plage vietnamienne, un général yankee, complètement extravagant qui exige d’un de ses soldats, lors d’un violent engagement militaire entre ses troupes et les viet congs, de se livrer à une démonstration de surf. Le problème soudain, pour lui, n’est plus la conquête du village, mais son plaisir : « le surf ». Il s’en fout complètement de la bataille, des morts, des atrocités, la guerre, tout ça, ça glisse, ça glisse avec le soldat en équilibre sur les vagues, en symbiose avec la musique de Wagner, en accord avec une idée de la vie qu’en fin de compte il veut afficher envers et contre tout, et surtout, contre le présent des horreurs de la guerre qu’il feint d’oublier. Ce général cow-boy, en fin de compte, vivait parfaitement deux vies à la fois. Pour moi, cette attitude est très représentative de l’idée que les gens se font de la vie, aujourd’hui. Bien sûr, reste cette histoire purement hollywoodienne que raconte Coppola et qui sans doute éclaire d’autres aspects de la mentalité américaine.

Gibus : Les Américains, qui sont les inventeurs de ces sports de glisse ont une vision, liée à leur pensée, beaucoup moins métaphorique que celle des Français qui ont une faculté à user de la métaphore et de l’aphorisme. Les Américains sont plus terre à terre. Ils vivent au présent et dans l’acquis de leur puissance de développement. Et le surf en est là. Ils ont vécu le sport, puis la contre-culture du surf qui est ensuite devenue un marché. Les représentants de cette contre-culture sont devenus maintenant des businessmen, qui essaient malgré tout de respecter l’éthique de leur sport. Quelle va être la suite ? Comment le surf, son mode de vie, son économie vont-ils désormais s’inscrire dans le devenir de notre société ? Je crois que ce n’est pas très clair. Ils sont plutôt récupérés par le marché, mais les gamins qui se mettent au surf aujourd’hui sont sans doute moins radicaux et critiques que ma génération pouvait l’être dans les années 70. On se disait : « je ne veux pas du système, je prends ma planche et je vais voyager, je fais le tour du monde ». Eux, ils sont sous l’influence du marketing et des marques qui leur vantent leurs produits avec des images de voyage de surf...

Cependant dans la pratique elle-même de ces sports, comme on l’a définie précédemment, il y a un apprentissage de l’environnement. Si une sensibilité s’aiguise à travers les sports de glisse, elle est liée à l’environnement. Par exemple, les surfeurs ont créé une association qui s’appelle Surfrider Foundation et qui, depuis vingt ans, lutte contre la pollution et la dégradation des océans. Avec d’autres surfeurs, on a participé à son implantation en France. Les surfeurs ont cette sensibilité écologique, liée à leur relation à la vague. On pourrait s’étonner que les marins n’aient pas agi de la sorte. Le milieu de la voile n’a jamais généré une association de défense de l’environnement du milieu marin. Les surfeurs l’ont fait. Sans doute parce qu’ils avaient peut-être un rapport plus d’échange que de conquête avec le milieu marin. Voilà une action politique, même si elle n’en est qu’au stade du balbutiement, le surfeur étant plutôt individualiste dans son comportement.

Jérémie Piolat : je voudrais réagir sur ce que vous avez dit au plan du marché, et de l’homme politique qui aurait un geste juste, c’est-à-dire qui réussirait à surfer sur les événements, donc à ne pas se noyer...

Gibus : ...et pas noyer les autres.

Jérémie : Justement, c’est là toute ma question. J’ai l’impression que la métaphore du surf peut être utilisée dans un double sens. Dans un sens on parle d’un homme politique qui porte une responsabilité collective, il ne veut pas que son geste noie les autres, alors que dans un tout autre sens on peut parler plutôt du politicien comme de celui qui cherche juste à tirer son épingle du jeu. On voit que la pensée unique peut très bien utiliser la métaphore du surf au sens de « surfer les événements » lorsque l’on exhorte les chômeurs à la flexibilité, à s’adapter etc.. D’un autre côté, la métaphore du surf peut aider à définir une idée nouvelle de la résistance et de l’évolution de l’homme. Le sens d’une métaphore dépend vraiment de la façon dont on l’utilise, qu’elle soit liée au philosophique ou au politique.

Gibus : A mon sens, la réponse, là, est utopique. Peut-être y a-t-il une justice dans le cours des événements. Le surfeur, de toute façon, est obligé d’être humble. Il ne peut être plus fort que les éléments. Quand il surfe, il se prend inévitablement, à un moment ou à un autre, des vagues sur la figure. Il chute, il en bave. Je dirai que le geste politique, à partir du moment où il est opportuniste et non pas « juste », fait que l’homme politique, inéluctablement, se prend la vague sur la gueule. A titre d’exemple, les dernières élections législatives de 97 ont bien montré comment une attitude opportuniste, presque de surfeur pourrait-on dire, mène à la chute. Chirac aurait appris de Mitterrand à savoir surfer sur les événements, mais il a été un peu trop présomptueux et s’est ramassé ! On peut rire un peu, mais malgré tout, c’est la preuve que les événements répondent. C’est là, une interprétation plus globale de la vie et du cours des choses. On est amené à composer avec l’intégrité de la nature comme avec celle qui fait le mouvement des événements.

Marc’O : Je crois qu’il faut s’arrêter un peu sur le sens que l’on prête à la métaphore. Préciser, surtout, qu’il faut apprendre à comprendre le rôle de la métaphore, ses usages. Les métaphores ont une histoire et cette histoire joue un rôle important dans la question du sens. Pour donner un exemple, j’en reviendrai à Jean Marc Boivin dont vous avez parlé, toute à l’heure, celui qui escalada l’Everest en 1988. Le sens métaphorique que l’on peut faire émerger à propos de cette histoire repose sur deux métaphores, très précisément sur leur conjonction. Le sens qui se dégage alors repose, non pas sur la performance : l’escalade de la plus haute cime du monde, mais sur le fait qu’elle met en scène deux moments très distincts. Le premier moment, celui de l’ascension (la montée) engage le protagoniste à se soumettre et à maîtriser complètement les exigences de l’alpinisme : se coller à la paroi, bien assurer ses prises, avancer lentement, sûrement, mouvement après mouvement, etc.. Mais une fois le sommet atteint, dès lors qu’il va s’agir de redescendre, ce sont les lois du parapente qui vont dicter leurs obligations : se détacher des parois, jouer avec les éléments atmosphériques et climatiques, utiliser les oppositions air/chaud, air/froid. Le sommet atteint, l’alpiniste Boivin va se transformer en homme volant. Son mérite, alors, se fonde de ne pas avoir fait de l’ascension de l’Everest le but ultime, mais au contraire, d’en avoir fait un point de départ, le point de départ d’une nouvelle aventure qui ne repose plus sur « la grimpe », mais sur « la glisse ». Pour redescendre, les lois de l’alpinisme ne lui servent à rien, c’est la maîtrise de la glisse qui dès lors va s’imposer à lui. Je vois là une trans/formation de la métaphore, dans le sens d’une formation autre. Ce que nous dévoile cette production d’une nouvelle image, c’est que l’importance ne réside pas dans la visée d’un Considérable (en l’occurrence la conquête d’un sommet) mais dans l’exécution d’un autre projet que l’ascension du sommet permet. Le Considérable atteint est considérable que parce qu’il rend possible un autre départ, une autre aventure. C’est ça, la créativité. Et c’est la créativité qui va nous permettre alors de comprendre ce que l’on appelle la Création grand C, non pas l’œuvre ou la performance accomplie, mais tout ce qui peut s’ensuivre, sur toutes sortes d’autres plans, et en particulier sur le plan des devenir qu’elle permet. Cette évolution du sens métaphorique, qui conjugue les deux métaphores, celle de l’escalade (qui met en relief la ténacité de l’homme, son entêtement à réussir, sa volonté, sa puissance, son entêtement à vaincre l’adversité) et celle de la glisse (qui expose la détermination d’hommes, de femmes, d’adolescents d’affronter les risques, déséquilibres et les situations instables pour repousser encore plus loin les limites de la condition humaine), permet de sortir des cloisonnements des savoir universitaires, sortir de ces savoir « prêts à porter », expression dont Bruno Latour use pour qualifier la science « toute faite », coupée de la vie réelle, du « savoir en train de se faire ». Ceci acquis, on peut alors vraiment s’essayer à l’exercice d’une pensée ouverte sur tous les possibles, des possibles à inventer. Pour être un peu plus philosophique, je dirai : c’est la consistance même de la pensée et le mode de penser sa pensée (travail sur la forme et le contenu des images) qui vont faire surgir les questions autres, posées autrement. On peut alors passer d’une logique à une autre, en déplaçant la question du changement sur le terrain concret des pratiques culturelles, le « en train de se faire ». C’est là où la philosophie et l’art se rencontrent, et ça, c’est du sport ! Et je ne dis pas ça pour plaisanter. Pour en revenir à notre sujet, je terminerai en disant que de ce point de vue, on n’est même plus dans la logique de la grimpe ou de la glisse, on est passé à un tout autre type de logique, celle que pose la transversalité. Les problèmes ne sont plus les mêmes. Tout est autrement. Tout ce qu’il y a à faire est autre. Et c’est ça qui probablement est en train d’arriver aujourd’hui.

L’épreuve, la compétition, la performance : éliminer l’autre ou chercher ensemble ?

Yves : Si l’on suit le philosophe Bernard Jeu, que je reprends à mon compte, on pourrait distinguer dans les sports, trois catégories : l’épreuve, la compétition, la performance. Les sports de type épreuve, c’est l’affrontement des enfers pour en ressortir régénéré. L’affrontement sera soit sur le mode de la conquête, comme l’alpinisme, soit sur le mode un peu plus ludique, du jeu, de la complicité, comme dans le surf. La performance, c’est raccourcir le temps, agrandir l’espace, c’est la logique du « toujours plus... haut, loin, vite, fort ».

La compétition c’est le principe de l’égalité des chances à l’inégalité du résultat. Dans le sport de compétition, de « haute compétition » où aujourd’hui, la compétitivité est au centre, c’est le sport des prédateurs. À mon avis, le modèle de l’excellence absolue aujourd’hui, qui est le référent autour duquel le sport s’organise, c’est la NBA (National Basket Association) aux États-Unis, modèle le plus accompli de ce sport professionnel. C’est une industrie du spectacle entièrement maîtrisée. Il y a une cohérence complète entre organisation et économie, ils ont atteint un degré de perfection. Tous les sports progressivement vont suivre cette haute compétition qui, à mon avis, deviendra un spectacle de plus en plus faramineux, creusant un écart de plus en plus important entre ce que produit une élite et Monsieur « Tout-le-Monde ». La haute compétition est nourrie par le sport-spectacle, la télévision et l’industrie pilotant la logique de cette activité. Il y a une conversion, il faut échanger le prestige, le capital symbolique de tel sport ou de tel sportif, sa notoriété, au bénéfice d’une en en entreprise, d’une multinationale, en contrepartie de contrats financiers parfois faramineux.

Concernant la logique de la performance, elle, c’est la devise citius, altius, fortius : toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus haut. Un événement vient de se produire qu’il faut prendre en compte ; L’Équipe lui a consacré cinq lignes, mais c’est peut-être quelque chose d’important : la Fédération Française d’Haltérophilie vient d’être dissoute, en fait, elle a été sabordée par l’État. L’haltérophilie repose sur la logique du toujours plus fort. Cette activité est par conséquent celle qui est allée le plus loin en matière de dopage, à la limite de l’absurde. Elle en est morte, d’une certaine façon. Renaîtra-t-elle ? Je ne sais pas. Il reste que cet effondrement pourrait préfigurer l’implosion de toute une série d’activités. L’avenir nous le dira. Il faut être conscient que la haute compétition, la haute performance, soumise aux impératifs absolus de la logique économique pour conquérir des parts de marché du point de vue des audiences télé, soumet en quelque sorte l’artiste du spectacle à des cadences infernales. Il y a forcément une contradiction entre la logique de l’expression optimale du sportif qui s’accomplit et la logique de l’exploitation de sa force de travail dans le cadre du spectacle. Tout ça se gère. Pour le moment, par exemple, les Américains dans les sports professionnels, ne sont absolument pas regardant sur l’éthique. Les questions de dopage, en basket, en football, ne sont pas un problème là-bas, alors que ça l’est chez nous. Il faut quand même savoir que l’espérance de vie des footballeurs américains s’est considérablement réduite. Donc, c’est sérieux. Vous me direz que si l’on prend l’espérance de vie des athlètes comme les alpinistes et himalayistes, somme toute, elle est tout aussi réduite en un sens...

Gibus : Mais l’alpinisme concerne un engagement personnel. Ils chutent, ils se tuent. Ce n’est pas pareil que d’être pris dans la logique du marché et être dans l’obligation de se doper parce qu’on est une marchandise prisonnière d’un spectacle. Le Tour de France est à bien des égards, tragique, même si c’est un bel événement sportif. Les coureurs, avec tous les cols qu’ils passent, atteignent une moyenne de 40 km/h. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de pédaler à 40 km/h sur votre vélo... ! Pour tenir, à cette moyenne-là, pendant les trois semaines du Tour, ils se dopent, utilisant des substances qui les forcent la nuit à se réveiller à cause des contre-effets !

Yves : L’histoire du dopage, comme celle de l’haltérophilie, est importante. Comparons l’espérance de vie de champions cyclistes de générations différentes. La génération des champions du Tour de France du début du siècle, des Lagrange, Antonin, Magne... a fait de magnifiques vieillards de 80, 85 ans, alors que la génération suivante, les champions des années 50-60 comme Anquetil, Bobet, Coppi ont eu une espérance de vie de vingt ans inférieure à celle des champions précédents et de leurs contemporains. C’est une évolution à méditer. D’un certain point de vue, on a l’impression que les exploits accomplis par les pionniers du Tour de France, étaient faramineux, mais ce n’était pas dans les mêmes conditions. Cela avait peu à voir avec le sport de haute performance médiatisé, « spectacle ».

Dans l’ombre de ces sports, un autre sport se développe qui est le sport de consommation. Des services, des activités se mettent en place, où il s’agit en gros de consommer et d’acheter une prestation. Il y a tout un sport de consommation de M. Tout-le-Monde, essayant d’aller consommer sa salle de gym, son cours de tennis. L’important est que les gens aient l’illusion de ne pas être trop décalés par rapport à la pratique de spectacle.


Glisser est une activité de pilotage. Il s’agit de produire et contrôler la trajectoire et la vitesse du mobile constitué par l’ensemble du sujet/planche. L’énergie du déplacement est alimentée par l’énergie potentielle générée par la pesanteur à transformer en énergie cinétique. Le glisseur en modifiant sa posture, l’orientation des segments du corps cherche à préserver la continuité de l’action et à produire les effets directionnels souhaitables pour conserver l’initiative dans le déplacement.


Gibus : Heureusement, il y a dans la pratique sportive ou de loisir, une évolution. Si le sport spectacle a pris une place grandissante, l’expérience individuelle par rapport à un sport, aujourd’hui largement rentrée dans les mœurs, est constitutive d’un minimum d’épanouissement personnel qui ne peut être néfaste à la collectivité, même s’il y a des gens, par amalgame grossier, pour dénoncer cette nouvelle idéologie du sport...

Yves : On voit la contre-culture rejoindre progressivement le marché et l’establishment, le surf comme d’autres sports avant lui, n’y échappe pas. Il y a donc à la fois grandeur et désillusion. Cependant, aujourd’hui, émergent fortement dans le paysage plusieurs modèles qui concernent l’organisation du sport. Il y a d’autres possibles qui existent : celui d’un sport citoyen. Alors, que mettre derrière cette expression de sport citoyen ? C’est un sport où l’on n’est pas seulement un consommateur. Est-on condamné en fait à être un spectateur ou un consommateur de l’activité sportive parce que, aujourd’hui, on a l’impression qu’il n’y aurait plus que ça ? Il faut se montrer attentif à un sport qui émerge d’une certaine façon et pour lequel les gens sont à la fois des usagers et des consommateurs de leur activité. Il génère en fait un service public d’un nouveau type. Par exemple, qu’ont fait les individualistes de l’escalade, tout comme les surfeurs ? En aménageant les voies d’escalade, ils ont aménagé un terrain de jeu. Le pratiquant transforme son espace de pratique et crée le dispositif qui lui permet de s’entraîner, de jouer, de jouir. Le grimpeur qui ouvre sa voie laisse quelque chose à la communauté qui l’utilise, il n’est pas seulement consommateur mais est aussi le créateur d’un dispositif qui va pouvoir servir à d’autres. Dans les sports dits de compétition, par exemple, les sports collectifs, peut-on imaginer que ces sports ne soient plus compétitifs au sens d’éliminer l’autre, mais justement, comme vous le posez si bien dans vos revues, qu’ils soient compétitifs dans le sens du cum petere : du chercher ensemble ?

Cela peut-il exister et se manifester par exemple dans les sports collectifs où, évidemment, l’essence de la compétition, le principe absolu est : de l’égalité des chances à l’inégalité de résultat ? Sans ce principe, vous cassez la magie d’émotion. Si l’interaction n’est pas productrice d’incertitude, le jeu n’en vaut pas la chandelle. C’est cela le principe de l’égalité des chances à l’inégalité de résultat. À un moment donné, il y a un résultat : un gagnant et un perdant, un match. Sans ce principe la dramaturgie ne peut fonctionner, il faut qu’il y ait incertitude. Dans les sports de nature, il y a incertitude avec les éléments, mais dans les sports collectifs il s’agit d’incertitudes relatives à l’interaction entre les joueurs ou entre les deux équipes qui s’opposent. La NBA, par exemple, l’a très bien compris. Ils sont très perfectionnés, bien plus que dans le football. Afin que le spectacle continue à être intéressant, il existe tout un système de régulation et de pondération pour maintenir cet équilibre. À la NBA donc, vous avez le système de la draft, à savoir que c’est l’équipe arrivant la dernière du championnat qui est autorisée à recruter la première du point de vue de ce qu’ils appellent les rookies, en fait, les nouveaux venus et les futures stars, de telle façon qu’il n’y ait pas un écart trop important entre la meilleure équipe et la moins bonne, alors que cela n’est pas maîtrisé dans le football où, paradoxalement, un club aussi riche que le Milan AC, a pu acheter des joueurs en nombre plus qu’il n’en a besoin pour éviter que d’autres clubs ne les achètent. Mais à la limite, cette super-puissance fait perdre tout intérêt au jeu lui-même.

Pour en revenir au sport émergent, citoyen, ce serait, un sport où l’on cherche ensemble. C’est ce que j’observe et ce qu’expérimentent de fait justement aujourd’hui des associations dans les quartiers, des groupes de jeunes qui essaient de trouver d’autres formes. Peut-être la forme de radicalité aujourd’hui ne s’exprimera pas de la même façon que dans les années 60 ou 70, ne s’appuiera pas forcément sur les mêmes modes. Le problème auquel on est confronté dans une activité qu’elle concerne aussi le chercher ensemble, est le suivant : comment s’organiser pour être efficace ? Mais après, il y a cette autre question : comment pourrait-on s’organiser afin que le jeu soit intéressant pour tout le monde à l’intérieur de l’équipe ? Ce n’est pas évident, parce que des fois les équipes sont organisées de telle sorte qu’il y en a un certain nombre qui se taillent une part importante, et que pour les autres, le jeu n’est vraiment pas intéressant. Quand vous introduisez cette problématique à l’intérieur d’une équipe, cela déclenche du changement. Mais comment peut-on alors s’organiser afin que, lorsque plusieurs équipes se rencontrent, le jeu soit intéressant pour tout le monde ? C’est à ce point, que se repose la question de l’organisation, non pas seulement l’organisation entre joueurs, mais la production de formes d’organisation. Est-il possible d’intéresser les joueurs sans recourir à l’élimination ? Dans les formes traditionnelles, il y a un système qui repose sur cette injonction : comment s’y prendre pour arriver au plus vite au résultat, à la finale ? Un tel système réinstalle à l’intérieur même du jeu la mécanique de l’exclusion avec des violences et des phénomènes de triche, alors que les mêmes joueurs pourraient organiser un système qui aboutisse à ce que personne ne soit éliminé. Cela ne veut pas dire qu’à un moment donné, il ne pourrait y avoir un premier et un deuxième. La sanction n’équivaut pas à l’élimination, elle se passe d’une façon complètement pacifique. Il y a d’autres formes possibles d’organisation à travers l’arbitrage et la sanction. L’arbitrage repose sur le fait que les jeunes doivent apprendre des règles, dont l’arbitre est le garant. Du point de vue des modes de gestion des matchs, il n’y en a pas qu’une seule forme d’arbitrage. Le système de l’arbitrage s’est constitué dans un certain contexte qui est en fait la délégation de la prise de décision à un autre, à un homme extérieur. Si vous mettez, par exemple, des arbitres avec un certain type de public dans certaines conditions, vous réintroduisez la figure du flic, de la sanction extérieure ; vous mettez en place des mécanismes qui vont générer de la violence et de la triche, alors qu’il existe des formes auto-arbitrées, sans arbitre, ou co-arbitrées. J’ai assisté par exemple à Montreuil, dans la cité la plus dure de la ville, à une activité où les jeunes, c’était étonnant !, jouaient avec une tranquillité incroyable au foot avec des tenues complètement hétéroclites. Certains étaient sans tenue, d’autres avec des tenues de foot classiques, d’autres complètement trash. Il n’y avait pas d’arbitre sinon un gars dans les tribunes. Quand il y avait un problème que les deux équipes n’arrivaient pas à résoudre, un superviseur, un peu comme au tennis, se tournait vers le gars de la tribune qui faisait un signe ; ça ne faisait pas tellement de palabres et le jeu redémarrait. C’est un système d’une grande civilité, on n’a pas forcément besoin d’un appareil pour gérer le rapport de force entre deux équipes. Voilà donc des formes qui s’organisent.

Cela dit comment aller plus loin dans la transformation de l’espace de jeu ? Ce qui a démarré dans les années 70 jusqu’à presque aujourd’hui, était pour l’essentiel la désinstitutionnalisation des activités, le problème était de sortir du système. On a été très loin de ce point de vue. Ce que je vois d’émergeant en ce moment, est la capacité qu’ont certains, par exemple les jeunes, non plus d’inscrire leur action dans des institutions, mais de se situer dans une activité instituante, générant des formes d’organisation nouvelles. La problématique d’être en dehors n’est plus d’actualité, parce qu’ils se sont mis dehors. Le problème n’est plus qu’ils ne pourraient rentrer dans un système qui les met dehors. La question est plutôt de faire l’apprentissage d’un autre « construit social », utile à tous, à la société. En fait, ils vivent une aventure personnelle en même temps qu’ils expérimentent des choses utiles à l’échelle de la société, sans que le problème soit résolu pour autant. Pour le moment, dans notre société, l’exclusion va augmentant. Mais il y a un certain nombre de jeunes aujourd’hui qui entrent de nouveau dans le politique et non pas dans « la » politique. Il y a, certes, un rapport à la politique exprimant une réaction de dégoût et de rejet, et qui est la réaction dominante : soit on est instrumentalisé par la politique municipale, soit on est dans un rapport de flirt avec elle, on essaie de se placer pour obtenir des subventions, la magouille, quoi ! Or ces jeunes ne veulent plus de ces rapports-là, ils sont dans un rapport de changement où il leur importe de construire quelque chose par eux-mêmes. Ils ne veulent plus se contenter de s’infiltrer dans le système.

Gibus : Une des spécificités également des sports de glisse, comme pour les nouveaux sports qui ont émergé ces 25 dernières années hors institutions, comme l’a dit Yves, c’est le phénomène d’identification anti-institutionnelle. Les surfeurs, par exemple, à un moment donné, se sont posés la question de savoir s’ils pratiquaient un art ou un sport. Beaucoup de surfeurs refusaient de participer à des compétitions, alors qu’ils étaient considérés par leur milieu sportif comme les meilleurs du monde. Récemment, le surf des neiges est entré aux Jeux Olympiques. Il faut savoir qu’en ce moment, il y a une guerre entre la Fédération Internationale du Ski et l’Association Internationale du Surf des neiges et que certains des meilleurs compétiteurs de surf des neiges ne sont pas allés aux Jeux Olympiques, refusant ainsi, l’institutionnalisation de leur sport. Ce sont des conflits d’adolescence d’un sport qui n’a pas encore acquis une maturité. Mais il y a une question d’émergence. Par ailleurs, la notion de sensation, de pratique par une connaissance du ressenti de l’élément, implique un apprentissage qui s’élargit à d’autres sports. La pédagogie de nombre de sports passe aujourd’hui par cette injonction du moniteur : « sens ton geste, sens ton mouvement. »

Marc’O : La question qui est posée là est d’actualité, il faut le dire. Les problèmes que posent les gosses à la société d’aujourd’hui, ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ans. Je rencontre souvent des éducateurs sportifs ou autres, des moniteurs, de profs de gym très déconcertés. Il faut essayer de comprendre le problème. C’est qu’il y a vingt, trente ans, la question était de faire faire du sport aux gosses. Point à la ligne. Si les gosses ne voulaient pas faire de sport, ils se tiraient, ils glandaient à droite et à gauche, ils traînaient, et ça ne prêtait pas tellement à conséquence. Maintenant, l’obligation qui est faite, surtout en banlieue, à ces éducateurs qui pour beaucoup sont de jeunes éducateurs - ils ont 20, 22, 23 ans quelquefois - c’est de faire tenir tranquille des gosses de 12, 13 ans.

Voilà ce qu’on leur demande. Le problème à ce point devient : quelle activité créer pour que les gosses restent là ? Comment les tenir ? Parce que si on ne les tient pas, ça devient dangereux. Ils vont ailleurs, et ce qui peut arriver alors, c’est le pire, la délinquance et tout ce qui s’ensuit. Cela change beaucoup de choses. Il y a là une situation très différente d’il y a vingt ou trente ans. Et je pense que cette situation est générale, aujourd’hui. C’est un problème des démocraties dites avancées. On assiste, de nos jours, à une recherche généralisée dans le monde pour trouver des systèmes de maintien de l’ordre des adolescents, avec des activités qui sont « susceptibles de leur plaire ». Je n’entends parler que de ça autour de moi. Il y a là un état des choses très dangereux, d’autant plus que les institutions ont tendance à vouloir balayer ce problème : que vont-ils devenir ces gosses enfermés dans des activités qui n’ont d’autres buts qu’elles-mêmes pour les aider à passer le temps ? On me rétorque souvent, c’est la faute de la télévision. Peut-être. J’admets que la situation ne serait peut-être pas la même s’il n’y avait pas la télévision. C’est sûr, il y aurait un autre monde s’il n’y avait pas la télévision pour faire tenir tranquille bon nombre de gens, pas seulement les gosses. Je suis d’accord, il faut tenir compte de cette donnée, mais pour moi, là n’est pas le problème. La question se pose au niveau du corps enseignant. Beaucoup de professeurs, par exemple, ne sont plus capables de tenir leur rôle dans les cités sensibles. Ils disent : « On ne nous a pas préparés à ça, on ne sait pas quoi faire avec ces gosses. On ne peut rien faire ». Et il se passe ce qui se passe. La mise en place progressive d’une éducation à deux vitesses. Alors que, en même temps, sur les terrains de sports des éducateurs de rue, des éducateurs non diplômés, non homologués, formés sur le tas par les associations, savent parfaitement comment tenir en main ces adolescents qu’on dit perdus. En fait le problème concret est : comment créer une interactivité des uns et des autres, un vrai échange de savoir entre professeurs, éducateurs, associations et pourquoi pas avec les étudiants impliqués dans les sciences humaines ? Encore faudrait-il que les professeurs acceptent l’idée qu’ils ont quelque chose à apprendre de la part d’éducateurs non diplômés. Certes dans le contexte actuel, le sport ne peut plus être considéré comme une activité neutre pour meubler le temps libre des gosses. L’évolution des temps impose de chercher des idées, des moyens, des procédures concrètes pour faire du sport autrement. Il est très important d’essayer de donner un sens, un objectif nouveau à l’activité sportive. En premier lieu, on ne peut plus penser au sport en tant qu’activité qui élimine l’autre. Cela est très dangereux, d’autant plus que les « status symboles » dominent complètement le sport, avec le marchandising, surtout, qui impose au gosse le culte des Marques qui crée la mode juvénile. L’admiration des gosses pour les Champions promoteurs des marques est absolument énorme. Ils s’habillent comme eux, et si les parents n’ont pas les moyens de leur offrir ce statut social, beaucoup sont prêts à faire n’importe quoi pour « obtenir ce qu’il faut pour être comme il faut », comme un adolescent doit être s’il veut être reconnu par ses copains, et l’actualité, nous montre, chaque jour qu’il n’hésite pas à faire ce qu’il faut pour cela. Le malheur, pour beaucoup, c’est que c’est ce merchandising des marques qui les fait aimer le sport.

Percevoir le gestus artistique dans le geste sportif

Yovan Gilles : Je voulais réagir à ce que tu dis. Tu as parlé de compétition, selon l’acception latine du chercher ensemble. Or, cette question de la compétition ne peut se résoudre par un discours moralisateur sur le sport. Aujourd’hui, par exemple, on en vient à traiter la violence dans les stades ou sur le terrain en des termes qui laissent croire que le sport serait une école de vertu dévoyée par les joueurs eux-mêmes ou les hooligans. Or, la violence dans le sport reflète en premier lieu la violence des rapports économiques bien que ses effets soient habilement maquillés. Les incitations au fair play ne font que masquer par des pitreries hypocrites les rigueurs d’une jungle prédatrice. La dimension politique est évacuée et la violence rabattue sur la psychologie. On voit mal comment un joueur, aujourd’hui, dont la carrière peut être brisée à tout moment parce qu’il ne répond pas aux attentes autorisées par le montant des transferts, pourrait se permettre d’être gentil sur un terrain de football.

Cela dit, une autre idée de la compétition ne peut pas se fonder sur le fait de vouloir chasser l’excellence au nom de la gratuité du jeu. Pourquoi il y a-t-il de la compétition ? Il y a un proverbe zen qui dit : « il ne s’agit pas d’abattre ton adversaire. Il s’agit de l’éblouir ». Éblouir, c’est apprendre quelque chose à son adversaire, c’est le révéler à lui-même. Dans cette rencontre entre le surf et la philosophie, tu parles de Deleuze comme d’un surfeur de l’immanence, la philosophie surfe dès lors qu’elle ne désarme pas devant les outrances du corps et accepte aussi de donner corps aux siennes. C’est une perception subtile de ce qu’il y a d’humain et de beauté dans le geste sportif qui excède la mesure : le score. Le score produit de la disqualification, certes, il désigne un gagnant et un perdant, il est critère d’attribution de l’excellence. Or, l’illusion est de penser que le score puisse épuiser la beauté et la connaissance du geste sportif. Quels autres critères d’excellence que le score imaginer dans la mesure où le geste sportif est tout autre chose qu’un geste technique, n’en démordent le bruit et la fureur que fait cette passion de l’ignorance réclamant coûte que coûte ses vainqueurs et ses vaincus ?

Enfin, une approche citoyenne du sport devrait relever le fait que le sport est complètement confiné dans un espace de loisir taylorisé qui en diminue la portée. Les gens qui « vont » au sport vont se délasser, « se défouler », vont réparer leur force de travail. Avoir un rapport différent au sport, c’est aussi mettre au travail le loisir qu’est le sport, c’est le constituer en espace de connaissance. C’est ce que nous avons pu apprendre dernièrement lors de ce séminaire de recherche au CREPS à Chatenay-Malabry (voir l’article Musique/sport/overflow).

Marc’O : Je voudrais juste faire une remarque à propos de la phrase « avoir un rapport différent au sport ». Pratiquer un sport « autrement », en somme. Les termes autre, autrement apparaissent, aujourd’hui, un peu partout : dans le sport, dans le politique, la philosophie, l’art, les sciences. En fait pour moi, il renvoie à l’idée du gestus artistique. C’est ce sens qui est en jeu quand Yovan Gilles a avancé, toute à l’heure, l’expression « éblouir l’autre ». Éblouir l’autre ? Pourquoi pas, ça me va. Idem pour le mot spectacle, il me va parfaitement. Ce qui me gêne, c’est quand le spectacle se présente comme sa propre fin. On regarde et c’est fini. Il n’y a plus rien à voir que ce qu’on a regardé. Il n’y a plus qu’à zapper, la fonction du spectacle dans cette alternative consistant à faire passer agréablement le temps, si faire se peut. Quand un match de football devient sa propre fin, c’est pareil. Sa finalité, alors, c’est le score. On a gagné, on a perdu. On ne retient rien d’autre, mais absolument rien du « gestus artistique », ce qu’on pourrait appeler la qualité artistique, cette qualité qui touche à la sensibilité. Je considère pour ma part, que la qualité artistique, elle est partout. Même dans la philosophie, qui repose sur la raison, il y a de l’artistique. Je me demande même ce qu’est une philosophie qui n’a pas de qualité artistique, qui ne met pas en avant « le gestus artistique » ? Je suis prêt à soutenir que c’est de la mauvaise philosophie. Mais revenons au sport. Qu’est-ce que le gestus artistique dans le sport ? Voilà ce que je me demande. Pour moi, c’est même le fond de la question que pose le sport aujourd’hui. L’esprit de compétition, la glorification du champion, n’est-ce pas justement cela qui dissimule ce qu’est le gestus artistique ? N’est-ce pas de cette interrogation dont nous nous trouvons coupés, aujourd’hui ? N’est-ce pas, encore, ce qui fait que le sport nous éblouit de moins en moins ? Mais entendons-nous bien sur ce terme : « éblouir ». Si on éblouit l’autre, ça ne peut vouloir dire, rien de moins, que de le rendre capable de répondre à cet éblouissement et en l’occurrence, j’ajouterai que l’on éblouit tout le monde. Peut-être parce qu’on atteint quelque chose au plus profond de ses désirs, on atteint une nouvelle dimension, une certaine dimension, un regard autre qui nous anoblit. C’est tout ce mouvement touchant au sensible qui est en train de disparaître avec le merchandising. Voilà en quoi je rejette le spectacle quand il ne fait que viser sa propre fin. Une équipe gagne 1 à 0, une autre perd 3 à 5. Conclusion, à la fin de la compétition, on se retrouve avec un gagnant et plein de perdants. Tout s’arrête là. C’est fini. Quelle tristesse ! Moi, je ne me suis jamais beaucoup occupé de foot, ça ne m’a jamais trop intéressé. Bon, mais j’ai quand même entendu parler, à l’époque, du Brésil de Pelé. Je me souviens que ce dont il était question, c’était d’abord de la beauté de la partie et ensuite de Pelé dans la partie. Dans les déclarations de beaucoup de spectateurs, la poésie transparaissait souvent. Ce qu’ils racontaient, empruntait au récit mythique, au récit qui veut témoigner du merveilleux. Le spectateur, subjugué essayait de bien « donner à voir » ce qu’il avait vu à celui qui n’avait pas vu. Maintenant, je n’entends plus parler que de chiffres, de scores, de techniques et de stratégies pour gagner, de places au championnat, de footballeurs achetés ou vendus, de sommes colossales englouties, gagnées ou perdues, de matchs très louches, de violence dans les stades, de supporters en fureur, de hooligans fascisants. C’est le même topo qu’en politique, tout se réduit finalement au score. Exactement ce qui se passe avec le cinéma, le théâtre, la danse, les concerts réduits à se faire connaître à travers le nombre d’entrées faites ou avec la télé qui fonctionne à travers l’indice d’audience obtenu. Je pense que peu à peu les sociétés humaines ont perdu le sens de ce qu’est le gestus artistique. C’est un apport culturel humain qui est en train d’être complètement détruit par la pensée unique, par la pensée marketing, qui renvoie tout au seul ordre qui l’agrée : la comptabilité.

Yves : Je n’ai peut-être pas encore été assez précis sur la question d’un sport citoyen. En définitive, un sport citoyen, est un sport dans lequel le pratiquant peut déployer sa créativité jusqu’au bout. On peut se demander ce que cela implique. Il y a une différence entre ceux qui jouent en étant instrumentalisés et qui sont des exécutants, et ceux qui jouent en créant leur tactique, en gardant la maîtrise du jeu. Par exemple aujourd’hui il y a deux scénarii d’évolution différente entre le football américain et l’évolution du rugby. Le football américain est vraiment taylorisé, il y a une hyper-spécialisation des postes. À la limite, ce n’est pas la même équipe qui attaque et défend, ça va jusque là. Le côté sublime, il est plutôt du côté de l’activité de l’entraîneur, le coach téléguide quasiment ses joueurs, ils ont des schémas tactiques à appliquer etc.. Je sais que les conceptions du rugby se distinguent de ça. Les entraîneurs perçoivent que l’enjeu réside dans le fait que les joueurs restent propriétaires du jeu. Il y a donc créativité à l’intérieur du jeu et à propos du jeu. Un autre enjeu est celui que le joueur devienne manipulateur lui aussi du jeu, il peut en modifier les astreintes et les règles. À l’entraînement, il va agir sur des dispositifs provisoires, il va créer des variables pour pouvoir explorer.

Pourtant, cette créativité ne doit pas être un domaine réservé à une toute petite élite. On peut supposer que tu auras des joueurs qui iront plus loin que d’autres. Il y aura un certain nombre d’excellences, c’est un problème auquel se confronte le commun des mortels. Est-il possible qu’un individu reste créatif tout au long de son existence et puisse connaître un développement personnel continu jusqu’à un âge très avancé ? On peut passer du modèle de référence classique de « l’excellence » et du « sport maximum » à un autre modèle, le « sportif optimum ». L’excellence : battre le record du monde, être champion du monde, concerne un nombre limité d’individus, tout le monde ne peut pas être champion du monde en même temps. Par contre, il y a une autre voie possible, qui est souvent occultée et qui est l’excellence mesurant la capacité de se développer tout au long de son existence dans le cadre de son activité. En ce sens là, chacun est son propre champion du monde. Alors que tout le monde ne peut pas être champion du monde, tout le monde par contre peut vivre autre chose que la déchéance du champion, tout le monde peut vivre une aventure, personnelle, humaine, qui consiste en fait à être l’acteur de son développement. C’est ce qui émerge pour moi aujourd’hui.