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Numéro 8
Et si nous dansions !
Par Jil VALHODIIA |

Résister, danser, penser. Danser se paye du sang des luttes pour la dignité qui s’expriment par le détour et la ruse des corps, partout où les hommes sont asservis.

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Il est des termes qui lassent voire énervent, tellement ils sont ressassés et récupérés. La recrudescence des conflits, qu’ils soient militaires, économiques et (dorénavant moins ouvertement) politiques fait que la « résistance » mise à toutes les sauces, risque elle-même de devenir disons ennuyeuse. Ce serait chipoter que de vouloir en même temps la consécration de la « collaboration », mais qui sait, l’une ne va pas sans l’autre.

Revenons à résistance. On la retrouve dans nos interventions théâtralisées, avec la répétition de la formule : « Résistance/Existence ». Faut-il y voir un simple effet de mode ? Pas exactement, car ces deux mots sont étroitement liés : la théâtralité est une façon de montrer cette liaison comme l’action de danser. En effet, nous avons expérimenté cela grâce à un dispositif appelé Musique/Danse Overflow (overflow : débordement en anglais) mis en place par les musiciens de Génération Chaos qui permet à ceux qui le souhaitent de s’exprimer par la danse, en adoptant en quelque sorte les postures de résistance les plus diverses. Le danseur est invité à simplement activer son corps pour construire la musique avec les musiciens qui l’écoutent et essaient de traduire ses mouvements. L’échange est constant, sans doute déroutant au départ, pour qui (et c’est normal) appréhende de prendre une scène, de se mettre en jeu, de se risquer à l’expression corporelle. Et pourtant, cet exercice attire un public varié de tous âges qui pendant quelques instants souhaite exister autrement. Je ne décrirai pas plus Overflow en tant que dispositif scénique ; Yovan Gilles y a consacré tout un article dans le n° 7, et de toute façon, il vaut mieux « le voir pour le croire ». Je souhaiterais plutôt présenter un début d’étude autour de cette possible interdépendance entre danse, résistance et existence.

Avant tout, il me paraît important de ne pas considérer la danse seulement comme un divertissement : en remontant à ses origines, on constate qu’elle n’a pas toujours souffert de la futilité voire de l’inutilité dont on l’accuse trop souvent. La danse, terme si difficile à définir d’ailleurs puisqu’il recouvre tant de formes différentes, a un avenir prometteur, paradoxalement parce qu’elle a un passé qui a été longtemps ignoré. C’est le cas au Brésil, où l’on assiste à la multiplication d’écoles de danses datant parfois de plus de 300 ans, issues donc des sources de la spiritualité brésilienne. À Salvador de Bahía, des groupes tels Ilê Aiyê ou Olodum sont devenus très populaires du fait qu’on y retrouve « l’expression d’une résistance culturelle », présente également dans la capœïra, qui allie musique traditionnelle, danse et lutte (cf. Monde Diplomatique de novembre 96). En Argentine, on pratique de plus en plus des danses tirées de traditions indiennes probablement dans le domaine de la chasse : pour l’une d’entre elles, on s’attache un fil à chaque main, fil où pend une sorte de caillou que l’on frappe au sol. Les jambes et les bras sont libres, la difficulté réside dans la maîtrise de la trajectoire des cailloux. En Afrique du Sud, notons le gumboots, danse de groupe magnifique, produite avec de vieilles bottes de mineurs rafistolées, qui a accompagné beaucoup de manifestations anti-apartheid à partir des années 50.

Ce n’est pas par partialité que je me suis concentré ici sur les danses afro-américaines. Comme j’ai pu pratiquer les danses dites traditionnelles en Martinique, je me permets de donner quelques impressions. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque dès le premier cours, le professeur pour clore la séance a demandé à ceux qui le souhaitaient une improvisation face à des joueurs de tambours, instruments de base pour ces danses. Qu’ont fait ces musiciens ? Ils ont modifié leur battement pour s’adapter à chaque improvisation... ce qui ressemblait étrangement à Overflow. Je trouvais donc à travers ces pratiques très anciennes en Martinique des analogies avec Overflow.

Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre a souligné que l’étude des sociétés ayant vécu le colonialisme exigeait de « s’attacher à la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et autorise. À heures fixes, à dates fixes, hommes et femmes se retrouvent en un lieu donné et, sous l’œil grave de la tribu, se lancent dans un pantomime d’allure désordonnée mais en réalité très systématisée où, par des voies multiples, dénégations de la tête, courbure de la colonne, rejet en arrière de tout le corps, se déchiffre à livre ouvert l’effort grandiose d’une collectivité pour s’exorciser, s’affranchir, se dire (...) Tout est permis car, en réalité, l’on ne se réunit que pour laisser la libido accumulée, l’agressivité empêchée, sourdre volcaniquement (...) Un pas de plus et nous tombons en pleine possession. Au vrai, ce sont des séances de possession-dépossession qui sont organisées (...) Ces effritements de la personnalité, ces dédoublements, ces dissolutions remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. À l’aller, les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, “sur les nerfs”. Au retour, c’est le calme qui revient au village, la paix, l’immobilité. » Danser était donc primordial pour les colonisés qui y trouvaient un dérivatif à des conditions de vie plus que précaires. Même s’il est difficile de généraliser ces pratiques à l’ensemble des pays colonisés et à l’ensemble des colonisés eux-mêmes, le fait que de telles réunions se soient produites dénote d’une réelle capacité de résistance, au moins culturelle. C’est ce que m’a confirmé le responsable d’une association martiniquaise, l’AM4 (que j’aurai l’occasion de présenter plus en détail dans un autre numéro). Selon lui, « toute action, même inconsciente, allant dans le sens d’une préservation et d’un développement des éléments culturels martiniquais est en soi une action de résistance à certains interdits et beaucoup de préjugés : la Martinique ayant longtemps connu l’esclavage, la peur, et le mépris, la problématique de la culture locale est une problématique de survie, et la danse fait pleinement vivre cet état d’esprit ». Des recherches de plus en plus précises sur ce phénomène remontant aux débuts mêmes de la colonisation relatent en détail ce que Fanon apparentait à un rituel. De tels rassemblements ont eu lieu dans toute la Caraïbe et sont illustrés au travers d’un livre au titre évocateur : Nègres, danse et résistance (La Caraïbe du 17ème au 19ème siècle) de Gabriël Entiope (Recherches et Documents Amériques latines / L’Harmattan). L’utilisation ici du mot Nègres ne doit pas prêter à confusion : il sert à décrire à la fois les esclaves et les non-esclaves affranchis et marrons (ceux qui se sont enfuis). De plus, c’est le terme le plus couramment utilisé à l’époque, dérivé du negro portugais, qui veut dire noir. Surprise ! On n’y apprend pas que les Nègres ont la danse dans le sang. L’auteur s’est plutôt efforcé de trouver les raisons qu’avaient les esclaves de danser : « la danse était et est encore perçue, en général, comme une manifestation exprimant la joie, nous nous sommes donc demandés si l’esclave avait été tellement heureux, content d’avoir été réduit à l’état de bête, qu’il dansait ? » Évidemment, non. Il a, encore une fois, fait de la danse une forme de résistance. Or, il faut se rendre à l’évidence : plus on cherche à étudier la vie des esclaves aux Antilles et dans la Caraïbe, plus on se rend compte que l’essentiel de nos connaissances ne repose que sur des sources toujours rares et dispersées voire inexistantes, ce qui ne permettra peut-être jamais d’assurer une réelle mémoire collective de ces danses. Restons tout de même optimistes. Certains exemples restent à méditer : « les esclaves, d’origine ethnique très différente, contre le modèle culturel qu’on veut leur imposer, vont devoir, pour résister, établir leur propre dimension d’existence culturelle (...). Ils ont donné à la danse une valeur et un contenu politiques » pour « s’interdire d’être l’animal, le meuble ». (« Résistance/Existence » : déjà trois siècles !) Comme le souligne l’auteur, bien que la danse ait été aussi utilisée pour divertir et contrôler socialement les esclaves, elle a constitué pour eux un moyen de rompre ensemble avec leur quotidien, voire de faire peur à l’esclavagiste, qui la considérait lui-même comme subversive, puisqu’elle permettait à la fois de se réunir, donc de comploter et de pratiquer des cultes interdits comme le vaudou.

Arrivés à ce point, d’aucuns me demanderont : Mais quel rapport avec Overflow ? Les contextes ont bien sûr changé ; nous ne sommes pas et ne serons probablement pas des esclaves. Pourtant, je pense pour ma part que même sans esclavage institutionnalisé, ou même sans guerre mondiale, l’époque que nous vivons est très violente. Face à l’inévitable « marché unique » qui limite nos choix de vie, face au rejet d’une unité possible de nos différences, je propose, et cela n’a donc rien d’original, de danser. Eh oui, danser, non pour oublier, mais bel et bien pour combattre, car comme l’affirme Isabelle Stengers dans La Guerre des sciences (tome 1 de Cosmopolitiques, éd. La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond) : « résister à l’avenir probable dans le présent, c’est faire le pari que ce présent offre encore matière à résistance, qu’il est peuplé de pratiques encore vivantes même si aucune n’a échappé au parasitage généralisé qui les implique toutes. » La danse, sous certaines formes à constamment redéfinir, a beaucoup à prouver, comme pratique qui s’obligerait avant tout à « s’adresser aux autres en tant qu’ils sont capables de devenir ». C’est une évidence sur d’autres continents que l’Europe, quoique pour tous les pays concernés, il sera toujours difficile d’éviter la folklorisation. Nous pouvons quand même parier qu’une rencontre entre toutes ces initiatives complémentaires serait pour elles (et pour tout le monde) fructueuse : qui osera l’organiser ? La manifestation des États du Devenir, ainsi que les différentes réunions-discussions qui lui ont succédé, ont apporté la preuve qu’Overflow avait pleinement sa place dans toute tentative d’approche d’autres citoyennetés et d’autres formes de communication, notamment pour celles qui mettent tout le corps en jeu.

Aux danses, citoyens ! Aux danseurs, musiciens et autres de répondre à cette ébauche de réflexion, pour participer à l’évolution d’Overflow.