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Numéro 4
Le repos du fakir
Par Gilles PATE | Paru le janvier 1995
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Ergonomie : du grec ergon, travail, et nomos, loi, étude scientifique des conditions de travail (psychologiques et socio-économiques) et des relations entre l’homme et la machine.

Par extension, le terme ergonomie est employé pour désigner des normes de rapports du corps au mobilier urbain : comment tout type de personne peut-elle s’asseoir confortablement sur un banc public, ou ne pas tomber en se penchant d’un pont ? Mais aujourd’hui, la norme ergonomique est surdéterminée par d’autres impératifs : le mobilier urbain ne doit plus être utilisé de manière transversale, l’espace public ne doit plus être « squatté » par des « indésirables ». Le design urbain évolue donc dans ses formes mêmes pour empêcher certaines positions, notamment la position couchée : les bancs et les sièges s’individualisent, leur largeur est réduite et leur assise inclinée, leur surface devient glissante. Peu importe que ces nouveaux bancs ne soient plus confortables pour les personnes petites, âgées : leur fonction n’est plus ergonomique, elle est sélective.

Le mobilier urbain est la partie visible de l’espace urbain planifié. Des signes d’une stratégie plus générale. Par un minutieux contrôle de l’espace, designers, architectes, paysagistes éliminent tous les recoins, les angles morts de la ville. Les sans-abri, clochards, marginaux, ne doivent plus pouvoir se retrancher nulle part. Ils ne doivent plus même pouvoir s’accrocher, s’agripper aux bornes de l’espace dit public : elles glissent. Les « non-passants » s’acheminent alors vers des lieux moins contrôlés, où il est encore possible de résister au balayage hygiéniste, de faire obstacle. Dans l’espace le plus planifié, autour des grands monuments, seuls ceux qui possèdent des facultés de fakir peuvent se jouer de ces ordres ergonomiques. C’est une guerre de position. Dormir par terre, sur des pointes de granit, ou circuler. Dans ce contexte, créer simplement un mobilier convivial est déjà un acte de résistance. Un mobilier urbain multi-fonctionnel contredirait plus encore la stratégie actuelle. Par multifonctionnalité, je n’entends pas le type de mobilier extensible des kitchenettes étriquées, mais des mobiliers appropriables de multiples manières, ludiques et fonctionnels, adaptés à des contextes spécifiques. Le champ est grand ouvert.