Productions
     ACCUEIL LES PERIPHERIQUES VOUS PARLENT RECHERCHER
         
Numéro 18
Utilité sociale et finalité économique du travail : la fracture Actes d’une matinée d’étude

En décembre 2003, la revue Les périphériques vous parlent participait à l’animation d’une discussion à l’invitation de la section du syndicat Sud Caisse d’Épargne Paris Ile-de-France. Le texte qui suit est la transcription des moments les plus significatifs de ces échanges. Il nous a paru intéressant de les publier dans la mesure où une réflexion sur le sens du travail paraît singulièrement absente des débats syndicaux actuels. La crise de sens de la "valeur travail", qui transpire à travers ces témoignages et analyses de salariés de la Caisse d’Épargne, surgit dans un contexte bien particulier : celui d’un coup porté aux personnels sommés désormais de se transformer en vendeurs de produits financiers peu scrupuleux vis à vis des clients afin d’améliorer "la profitabilité" de l’entreprise. Au dévoiement du service au client, à la dégradation des conditions de travail compte tenu des pressions et du harcèlement dont les employés sont l’objet de la part de la hiérarchie, s’ajoutent des discriminations salariales telles que l’instauration récente d’un salaire variable qui récompense les plus méritants au regard des nouveaux critères définissant la performance commerciale de l’employé. La souffrance au travail est ainsi la conséquence d’une situation où la compétitivité organise la déshumanisation de la société et la destruction de l’idée même de solidarité.

Imprimer

Extrait

Xavier Quintric : Je pense que cette question du travail n’a pas de solution tant que n’est pas posé le véritable débat qui est celui du choix de société. Le travail en lui-même n’est pas une fausse valeur : il correspond au besoin de la société et des individus de se développer. Le capitalisme parasite cette légitime aspiration en détournant le travail humain de son utilité sociale. Il me semble, qu’avant d’argumenter sur le bien-fondé d’un revenu minimum d’existence, se pose la question de la répartition démocratique des produits du travail. Il serait illogique que des travailleurs marnent comme des fous alors que la rémunération de l’inactivité de certains serait rendue possible en prélevant sur les revenus de ceux qui travaillent. Le RME d’existence n’est souhaitable que dans un cadre de société où le volume de travail nécessaire au bien être des populations est réparti de façon égalitaire sur l’ensemble des citoyens.

Dans les années 70, quand on se projetait dans l’an 2000, on prévoyait que le progrès technologique aurait pour effet une diminution du temps de travail bien plus significative qu’elle ne l’est aujourd’hui. On pensait que les machines dispenseraient l’homme du travail pénible. Loin de toute utopie, cette perspective semblait au contraire tout à fait réaliste. Aujourd’hui on est loin du compte et la société est confrontée à un chômage de masse généré par le progrès technologique. La logique capitaliste monopolise les gains de productivité entre les mains d’une minorité et instrumentalise le progrès technologique de façon à en tirer toujours plus de profit au détriment des salariés. La question du choix de société est donc au cœur du débat sur le travail parce qu’on ne débattrait pas de la pénibilité du travail si on avait le sentiment de vivre dans une société juste, équilibrée, redistribuant les fruits du progrès social à l’ensemble de ses membres, alors qu’en réalité ils sont captés abusivement par une minorité de privilégiés.

Patrick Saurin : Je crois qu’il faut se donner les moyens de construire une société où la richesse économique cesserait, par sa prépondérance, d’écraser la richesse immatérielle. La course à la productivité est aveugle et injustifiée si l’on considère les besoins qu’une société se doit de satisfaire, à savoir non seulement la subsistance, les services, mais aussi les loisirs. L’exemple des sociétés indiennes actuelles en Amérique du sud, ou dans une moindre mesure de populations de certains pays d’Afrique ou d’Asie, démontre que la richesse de la vie sociale, intellectuelle et spirituelle, ne croît pas en proportion exacte du développement économique. Ces sociétés produisent une richesse qui est celle de la pensée, de la vie sociale, une manière de percevoir le réel dans sa multidimensionnalité, et dont se ressentent à la suite des rapports sociaux tout à fait différents.

Christine Deldicque : Du Moyen Âge à aujourd’hui, l’histoire étale le spectacle de la confiscation du travail de tous par une minorité. Et la pierre angulaire de cette confiscation n’est autre que la propriété privée. Cette situation engendre des contradictions qui traversent notre vie privée, professionnelle et militante. On a beau clamer son opposition aux licenciements chez Nestlé ou Danone, on n’en continue pas moins à consommer leurs produits. De même la scolarité des enfants pousse à son comble une autre contradiction : l’école a de moins en moins pour priorité d’inculquer une culture générale, de former des citoyens capables de réfléchir par eux-mêmes sur notre société. Elle est devenue le relais idéologique de la société de marché. Son objectif plus ou moins avoué est de préparer nos enfants à savoir se vendre à des entreprises pour satisfaire leurs besoins en terme de personnels et de compétences. Et moi-même, quel autre choix ai-je que de me soumettre à cette logique si je souhaite légitimement que mes enfants gagnent plus tard un salaire correct en mesure de les préserver de l’exclusion et de la précarité ?

D’autre part, je ne crois pas du tout à la fatalité du chômage, mais à une volonté délibérée, émanant des théories du libéralisme, de maintenir un taux de chômage suffisamment élevé pour affaiblir les revendications salariales en les subordonnant aux exigences patronales. Je suis persuadée que l’instauration d’un revenu minimum d’existence ferait le jeu du patronat en déléguant à l’état le soin de pourvoir à la survie de gens que le système a rendu inutiles au monde. Nous devons en tout et pour tout revendiquer le partage du temps de travail. Même si le travail n’est pas un lieu d’épanouissement, il n’est est pas moins un espace de rencontre, de confrontation d’idées et d’organisation de luttes.