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Numéro 18
La condition œuvrière

Nous traversons un contexte où les menaces qui pèsent sur le droit social accusent la crise de sens qui frappe la valeur du travail et le travail comme valeur. Les espoirs placés dans la libération du travail salarié, qu’ils soient illusoires ou fondés, n’en rendent que plus aiguë la question de la production de soi que l’activité artistique, par sa dimension émancipatrice, contribue à éclairer.

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Extrait

Fabulons, pour commencer. La montagne prodigieuse qui apparaît à l’aventurier en plein océan, à une heure indécise, par la grâce d’une certaine cambrure de l’espace et du temps, voilà l’obscur objet du roman de René Daumal Le Mont Analogue. De quoi le mont est-il l’analogue pour celui qui se met en quête de le toucher du regard, puis d’entreprendre de le gravir, après avoir accosté sur une île où des voyageurs venus des confins du monde échouent, dans l’écume des temps, à transformer leur désir en conquête ? Pourtant, tous ces audacieux, tutoyant la mort, entre naufrage et découverte, s’y rejoignent comme dans un pays natal qui ne les a pas vu naître, mais qui les révèle à eux-mêmes en véritable matrie des œuvriers du vertige.

Imaginez une montagne, avoisinant le bleu du ciel, à la présence toute magnétique et dont nulle carte ne mentionne l’existence : un babel de rocs auréolé d’un enfumage glacé qui empêche d’en apercevoir le sommet ; une cime qui aiguille en chacun le désir d’une ascension indéfinie dont le récit ne livre ni l’enchaînement ni le secret ; une paroi incommensurable dont aucun homme n’a pu jauger l’altitude, mais qui néanmoins culmine dans une zone d’occultation géologique ; un accident monumental de l’univers physique entraperçu fugacement à la faveur d’un pli dans la réalité océano-athmosphérique aux lueurs du crépuscule.

Daumal, à travers un roman dont l’inachèvement est allusif, fait un détour par l’alpinisme pour nous parler de l’art, dont il affirme qu’"il est l’accomplissement d’un savoir par une action" ; un savoir qui ne peut être délié du corps et dont le motif est sans doute l’expérience de l’impossible.

De même que le sommet du Mont Analogue s’éloigne à mesure qu’on l’approche, un Tyrolien remarquait que "plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin", comme la cime s’estompant à proportion de l’effort débauché pour l’atteindre, sans espoir d’apogée. Et le mot art, à l’égal de l’activité qu’il dénote, sans doute plus qu’un autre. Ce qui, au demeurant, n’ôte rien à la précision sibylline de la formule de Daumal en ce qu’elle étend les applications de l’art et de la poésie bien au-delà du seul domaine de la production d’œuvres de l’esprit et de la sensibilité.

C’est l’œuvre qui donne à l’art sa réalité. Une œuvre constitue à la fois un résultat, qui a valeur de preuve, et en même temps toujours une limite. Une limite, dans la mesure où le mouvement de la créativité coagule, croit-on, en un produit achevé et stabilisé de l’esprit humain parvenu à ses fins.

Mais il n’en est rien. L’œuvre est l’essai indéfiniment tenté, la chance provoquée, l’investiture du hasard que dévoile, entre autres, un film comme Le mystère Picasso de Clouzot. Le spectateur y découvre le peintre au travail, introduit dans les coulisses d’un acte créateur en proie à des voltes ivres, suivant à la trace ce crayonnage instinctif, mais en même temps venu de loin. Le saisissement ressenti à la genèse de l’œuvre se faisant est suggéré par ce geste qui, débordé, se saborde, se déprend soudain d’une évidence trop plastiquement heureuse ; la main, raturant alors, effaçant, semant un désordre à l’instant même ou notre attente intriguée misait sur une touche finale.