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Numéro 18
Entretien avec Olivier Assouly

Interroger une pratique culturelle comme l’alimentation fait apparaître l’étrangeté du rapport de l’homme à l’aliment, au-delà de la banalité du souci nutritionnel ; c’est percevoir encore les orages de la digestion à la lumière de traditions spirituelles et d’interdits religieux qui ont tenté de fixer des conditions et des limites à la dévoration. L’appétit humain - Lacan ne l’aurait pas désavoué - entrelace alors le réel, le symbolique et l’imaginaire.

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Extrait

Olivier Assouly [1] : On pourrait peut-être revenir sur ces arguments. Un premier point concerne le corps étranger. La question de l’aliment devient problématique lorsqu’on met en scène l’homme en présence d’autres êtres vivants destinés à l’assimilation. Cette situation où l’homme est acculé à faire des choix quant à sa manière de se nourrir invite à abandonner une approche purement pragmatique d’une alimentation conçue essentiellement comme moyen de subsistance. À l’origine de ce livre, j’ai voulu effectivement me tenir à distance de ce qui me paraissait être une approche utilitaire ou hygiéniste de l’aliment, du point de vue de la nécessité, ou encore d’une perception trop accessoire de la nourriture relevant d’une conception gastronomique, laquelle confine l’aliment dans une catégorie esthétique, comme le vêtement et la mode, sur le registre du plaisir. Ce qui m’intéresse touche à la moralité, dans la mesure où l’alimentation fait l’objet d’une préoccupation morale pour l’homme, à la différence de l’animal. Si on interrogeait nos contemporains, ils nous diraient que l’aliment est pour eux, soit effectivement un moyen de subsistance, soit un véritable objet de plaisir. La religion, quant à elle, a l’avantage de penser l’aliment sous un angle immédiatement spirituel. Elle le désincarne de sorte qu’il tient lieu de médiation entre l’homme et un univers pénétré de foi et de valeurs.

La focalisation sur le sort de l’animal est le facteur déterminant de la mise en place des systèmes de prohibition. Elle a abouti dans certains cas à l’abstinence totale de viande, au bénéfice du végétarisme, sachant que ce dernier dans le cadre du religieux n’est en rien comparable aux motivations diététiques qui inspirent le végétarisme tel qu’on le connaît aujourd’hui en Occident, lequel est en partie le produit d’une mode. Soit la religion surmonte le conflit entre l’homme et les aliments carnés par la suspension pure et simple de l’option carnivore, soit - c’est cette deuxième solution qui me paraît plus problématique - elle trouve un moyen d’assimiler l’animal en réduisant autant que possible le conflit moral que cet acte suppose. Dans l’islam et le judaïsme, on aboutit ainsi à des pratiques comme l’abattage rituel. L’ingestion de l’animal présuppose la transformation de sa chair en viande. Ce processus n’est pas seulement à l’œuvre dans les religions, mais également - et l’on pourrait le démontrer - dans notre industrie agroalimentaire, où l’on prend soin de désincarner l’animal en le transmutant en une matière neutre et "moralement" comestible.

Y. Gilles : Dans votre livre, vous évoquez la prohibition drastique du sang dans le judaïsme bien que la pratique de l’égorgement ritualise son épandage. Vous dites que le destin de l’animal participe de l’ordre divin. S’il est une créature participant de la création, sa mise à mort pose à l’homme le problème fondamental de la dégradation du divin.

O. Assouly : Dans l’Ancien Testament, l’un des premiers motifs d’interdictions est effectivement la nécessité de ne pas ingurgiter le sang de l’animal. Cette coutume dérive de la croyance que le sang, expression et symbole de la vie, traduit la substance de l’âme. Absorber le sang revient à prendre la vie. C’est s’arroger finalement une prérogative qui ne peut revenir qu’à Dieu en tant que créateur des âmes et arbitre légitime du sort des créatures, animales ou humaines, de leur naissance et de leur mort.

Y. Gilles : Vous décrivez justement à ce sujet l’égorgement par lequel faire couler le sang pour le restituer à la terre. Par ce moyen, la vie de l’animal n’est pas retranchée de la création, seule l’est sa carnation, dont l’homme se repaît. Le précieux fluide est ainsi restitué à Dieu comme si cette résorption avait des effets de résurrection.

O. Assouly : Il faut trouver un moyen de réinscrire l’animal dans le cycle de la vie en continuant à s’en nourrir. Mais il est vrai que le problème du sang subsiste : comment prendre la vie de l’animal sans créer des désordres dans la création ? Cette tension est absolument permanente, à moins d’imaginer l’homme se nourrissant de cadavres. On peut d’ailleurs envisager cette solution, même si elle ne résiste pas longtemps. La consommation de cadavres est pratique du point de vue moral, puisqu’elle découple le mangeur et le meurtrier. Mais, outre les problèmes sanitaires que cela poserait, la consommation de la chair animale putréfiée et laissée à l’abandon ne surmonte pas l’obstacle moral suivant : paradoxalement, l’homme n’a pas vocation à demeurer étranger à la tragédie de la mort animale que la loi lui intime justement d’assumer. Le paradoxe de cet ordre alimentaire est que l’homme doit, coûte que coûte, asséner le coup fatal à l’animal. En surmontant cette culpabilité, il manifeste son appartenance à Dieu. La religion met en scène le paradoxe d’une morale qui recule d’horreur devant la mort de l’animal, mais en même temps la prescrit de manière à constituer pour l’homme une épreuve à laquelle il ne doit pas se dérober.

[1Enseigne la philosophie et participe à la Fondation de recherche sur les imaginaires de la consommation (FRIC) et à l’Institut français de la mode. Dernier ouvrage paru : Les nourritures nostalgiques (essai sur le mythe du terroir), Éditions Acte sud, janvier 2004.