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Numéro 19
Les sens dans la sensibilité
Par Marc’O |

La dimension du sensible qui dévoile à nos yeux la manière dont le réel participe de notre perception, et sans laquelle la connaissance n’est pas, se distingue de la sensiblerie dont nous accable l’époque à travers le spectacle de ces petits destins compétitifs resserrés autour d’ambitions pathétiques. Dans ce texte gyroscopique, qui évoque tout à la fois la Nouvelle Image, les nouvelles technologies, le monde en déséquilibre ou encore les affres des simples, Marc’O nous parle des saveurs nocturnes auxquelles goûte le regard qui se détourne des "signes d’évidence" affichés par la narration dominante.

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EXTRAIT

(...) VII - UNE HISTOIRE COURANTE. UNE HISTOIRE SIMPLE DES SIMPLES

(Les simples sont ces petites fleurs médicinales qui fleurissent à l’ombre des scènes où la Star fait reluire les milles facettes d’un toc pour faire pleurer chaumières et HLM.)

Je veux parler maintenant de "la jeunesse à tout asservi", très prosaïquement de la jeunesse qui passe son temps devant la télé, sous prétexte qu’il faut bien que jeunesse se passe. Je dois cependant pour être sincère relever que, toute ma vie, j’ai rencontré sur le chemin de ma vie la belle jeunesse guerroyant au milieu "des cris et de la fureur" et sur les "eaux glacées des calculs égoïstes", pour un devenir à l’opposé du futur qu’on lui promet. Certains criaient même : "No futur". Je ne vois guère, hélas ! ces dernières décennies, cette belle jeunesse s’exprimer, étouffée sans doute sous le bruit médiatique.

Dans un documentaire sur la tournée d’un groupe de jeunes chanteuses, les L5, promues par une émission de télé-réalité, le réalisateur nous présente un de leur spectacle dans un Zénith de province (Le Mans, je crois). Comme la majorité des Zéniths en France, l’architecture de cette salle de spectacle est lourdingue, (inutile, évidemment d’élever des monuments à la Variété académisée par la télé). Destinées à des foules de 10.000 à 20.000 places, ces bâtisses ont surgi le plus souvent dans les zones les plus glauques des périphéries des moyennes et grandes villes. Les Zéniths sont en cela les Grandes Surfaces du spectacle, à l’image des Hyper Centres Commerciaux qui maintenant entourent nos cités. Mon propos, en l’occasion, concerne les fans de ces Variétés issues de la télé-réalité.

Une séquence dans ce film a retenu mon attention. Un premier plan montre le départ par "la sortie des artistes" d’une des chanteuses des L5 accompagnée par un agent de sécurité. Le plan suivant dévoile, un peu plus loin, une masse hurlante de fans s’écrasant sur un grillage de fils de fer, haut de trois mètres environ. La jeune chanteuse s’arrête, visiblement troublée par les ados vociférants. Elle se décide soudain, se dirige résolument, suivi de l’agent de la sécurité vers son public, composé en très grosse majorité de filles de 10 à 15 ans, accompagnées de quelques femmes adultes, des mères sans doute, venues surveiller d’un peu plus près leur progéniture. L’agent de sécurité ne cesse de hurler à la foule de faire attention. Il y a des orties, prévient-il, et des tessons de bouteille. De plus la clôture risque de s’effondrer. La jeune vedette atteint le grillage, les filles du premier rang scandent son nom. Elles gesticulent, s’esclaffent, pleurent, glissant dans le grillage, qui une photo de leur Star, qui le programme ou simplement un bout de papier pour une dédicace.

Je suis troublé par ces visages "désespérés", ces mains, ces bras qui s’agitent, impatients de toucher, déconcertés par des yeux avides dont ne sait quoi, surpris par des regards découragés qui n’arrivent pas à saisir l’objet d’une passion excessive. Qu’aiment-ils ces ados ou plutôt que voudraient-ils tant et tant aimer ? Sur qui ou sur quoi pleurent-ils et pourquoi ? Qui acclament-ils ? Je présume, sans trop savoir pourquoi, que c’est leur destin en fin de compte que ces filles contemplent ou plutôt pressentent. La réussite inespérée de la Star les renvoie à leur vie programmée. Une vie où elles ne seront que de la matière première dans une société où elles compteront pour rien. Et quand elles pleurent, c’est sur le destin de loser qui les attend, de ratées, de ratées destinées à être les rats de la vie, dans quelques années à peine quand l’adolescence leur échappera à tout jamais. Décidément, c’est moins au statut de vedette de la chanson auquel la fan aspire, c’est bien plus subtil, elle veut exister, simplement exister un instant à ses propres yeux pour témoigner à Dieu ou à je ne sais quel Tout Puissant de l’offense qui lui est faite d’être une born to lose, pour la vie. L’extase et le fanatisme qui s’emparent de l’ado, dès l’instant où sa Star apparaît n’est, hélas ! qu’un cri spontané douloureux qui lui fait brièvement oublier l’état de ressource humaine qui l’attend après ses études, son apprentissage et un temps d’errance pour accéder au statut de salariée, autrement dit à la survie, à l’exemple de sa mère, qui elle aussi pleure en arrière-plan sur une vie perdue au fil des promesses publicitaires non tenues.

Elle est émouvante "la jeunesse à tout asservi", asservie en l’occasion au pire, réduite à un état d’ignorance programmée, vouée aux résignations pesantes et aux joies factices de méga concerts et de bonheurs postiches vite oubliés. Se prélassant mollement dans le bain tiédasse d’une ignorance endémique bien entretenue par la télé, elles cultivent, - les pauvres ! - tranquillement leur ignorance, un terme qui qualifie sous ma plume un "non-savoir programmé" plutôt que le manque de savoir lui-même. En fait, la télé-réalité, émission après émission, inculque l’amour de la méconnaissance à ces filles et aux garçons aussi - mais eux se pressent ailleurs, sur les stades où jouent les idoles qu’ils adulent. Alors comment s’étonner que cette jeunesse au pire asservie, asservie à servir le pire, élevée dans les saveurs sirupeuses des Big Macs et des "fraîcheurs de vivre" en plexiglas ne veuille plus rien savoir du tout. Comment être surpris que cette foule adolescente et ces jeunes mères désenchantées cèdent aux voluptueux fantasmes de se blottir dans les bras bienveillants d’Idoles qui ne demandent qu’à les aimer, ne serait-ce qu’un instant, un petit instant, le temps d’une étreinte brève sans lendemain, sans d’autre espérance que cette accolade dérisoire avant de reprendre la petite vie à la maison, à l’école, avant de chialer sur un amour maternel absent ou de se plaindre de l’amour étouffant d’une mère abusive, ou de ruminer sur un avenir qui se résume à la quête d’un emploi vide de perspective. C’est bien simple, elle crie, elle pleure, cette simple jeunesse, elle souffre, elle s’apitoie sur la destinée minable qui fera d’elle, dans un monde de brutes, une petite utilité du marché des Stars massifiées.

Je viens de vous conter l’histoire des simples, de petites fleurs que l’on appelle simples, jolies petites fleurs tapies sous "le ras des pâquerettes" de l’ordinaire de la vie, petites simplettes en larmes à qui il arrive quelquefois - rarement - de rêver d’échapper au rôle de mère de famille, passant son temps à épier avec son enfant, devant une "étrange lucarne", l’apparition de la nouvelle Star.

"Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux", prévient Guy Debord. (...)