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Numéro 19
La démocratisation du luxe
De quelques éclairs captés de Georges Bataille à destination des écoliers
Par Yovan GILLES |

Avertissement

Dans les deux précédents numéros de la revue, il avait été largement question de considérations touchant à la société salariale et à la mutation du rapport au travail. Nous y avions fait état des impossibilités structurelles qui, actuellement, barrent l’accès à la créativité du travail, le travail perçu sous l’angle de la production de soi. Et nous constations que, dans le contexte des menaces qui pèsent sur le droit au travail, transformé aujourd’hui en devoir d’employabilité, toute analyse concernant le caractère aliénant du salariat est aussitôt ressaisi comme pouvant faire le jeu des théories néolibérales prônant la flexibilité et le délitement des solidarités sociales, qui ont résulté justement tout au long du dernier siècle des revendications et des luttes salariales. Il n’empêche que la défense des droits sociaux ne peut se borner au renforcement des liens de dépendance à une société salariale qui mute, depuis peu, vers des formes de plus en plus réactionnaires et injonctives. Le travail perçu comme production de soi (autopoïèse), avec toutes les contradictions irrésolues et les malentendus qu’elle pose, dessine pourtant un enjeu capital : la subordination positive de l’économie au développement du sujet social et humain. Les considérations biopolitiques, décalées et inactuelles qui vont suivre, concernant notamment la dépense et le luxe, suggérées par une lecture didactique de Georges Bataille, se proposent, dans une forme quelque peu explosée, d’apporter des perspectives à ce sujet. Il me semble que dépasser l’économisme, c’est-à-dire l’idéologisation du fait économique qui recouvre la perception du réel lui-même, appelle au renversement des présupposés qui fondent notre rapport à la richesse, aux marchandises, à l’intérêt, à la vie. Ce texte se propose d’y contribuer à sa manière.

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Extrait

(...) INDICES

L’univers, incommensurable, plonge la conscience dans l’anxiété. Et les années lumière soulignent l’insignifiance des échelles par lesquelles elle prend la mesure de l’infini.

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L’excès est le mouvement d’atteindre ce qui manque et qui est destiné à manquer, nouant la tragédie cosmique dont l’homme est à la fois le jouet et l’instigateur.

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On peut opposer au manque fondamental de l’Être, auquel répond le désir de transcendance, la suffisance du sujet immergé dans sa condition sociale particulière. Et, si absorbé à ses affaires courantes, que la question du Manque, ne pouvant que l’en détourner, lui apparaît menaçante, comme toute question qui n’admet dans son principe même de réponse définitive. La conscience du Manque est, sans doute, à l’origine de la poésie en tant qu’attente insatisfaite du possible.

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Si la poésie est un des modes du rapport à la démesure, elle ne parvient nullement par ses œuvres à suppléer à ce qui manque et manquera toujours : l’Être. Cette lacune ne se corrige pas. Cette absence ne se comble pas. Ce qui faisait dire à Artaud que l’Être est une maladie de l’esprit en tant qu’il est esprit. À moins de confier à Dieu le soin de taire une angoisse que la foi elle-même parvient mal à convertir en réconfort. S’il n’y avaient la poésie et la jouissance, la vie ne vaudrait certainement même pas la peine qu’on se suicide.

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Le don ou ce que Bataille, appelle à la suite de Marcel Mauss la dépense improductive, met sans doute à ciel ouvert une faille dans le rationnel. Comme si le désir humain y avait scarifié à jamais l’empreinte de son non-sens. À la condition d’apercevoir que le non-sens est le sens que le désir humain se reconnaît au regard de ce qui est considéré comme utile et, en tant que tel, aveugle par l’évidence de sa banalité.

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La dépense exprime l’ensemble des comportements humains comme le jeu qui, à la limite de la légalité, dirait Hölderlin "apporte à la société ce minimum d’insécurité dont elle a besoin". La notion de don, dans la lignée de Marcel Mauss, dénotait encore un moralisme (qui ne doit rien à Mauss, mais à la représentation sociale du don), qui s’ajuste mal à l’énergétique de la vie à laquelle la notion de dépense donne une ampleur inattendue. S’il enveloppe les mouvements de générosité par lesquels l’individu témoigne son estime et son intérêt à son semblable, le don spécifie néanmoins un rapport au monde vivant, et aussi au non-humain, qui dépasse le bénéfice moral que l’individu retire de l’action charitable ou solidaire. De même, la dimension du don ne se laisse pas réduire aux échanges informels, dans le cadre desquels telle chose est échangée contre telle autre, sans recours à la transaction monétaire.

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L’homme charitable se gratifie de quelque geste vétilleux qui lui dissimule un instant la terreur du vagabond livré, au milieu d’une foule méfiante, à une solitude animale. Mais l’obole que ce geste retranche de son salaire est bien dérisoire comparé au bénéfice moral qu’il retire d’un tel acte. La charité bien sûr profite aux pauvres, mais elle tourne surtout à l’avantage des bienveillants qui donnent à moindres frais : elle leur donne le sentiment que le démuni les maintient à bonne distance du naufrage. Symbolisant l’avarice de l’aumône, la charité feint de réparer des inégalités qu’elle perpétue. Car son bienfait suffit tout au plus à reconduire de jour en jour la misère du sursitaire qu’elle soulage incidemment. Elle n’est en rien l’expression d’une solidarité ou d’une aide véritable. Elle recrache le démuni à l’anonymat des couloirs de métro et laisse tomber dans la détresse humaine une menue monnaie qui roule au fond de l’absurde. Dans ces conditions, il faut implorer en toutes occasions les mendiants de respecter la justice en leur recommandant le vol.

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Un fait divers relatait le mois dernier l’anecdote d’un Parisien libéré qui, en proie à une sorte de folie soudaine, et après avoir retiré des sommes importantes d’argent à la banque, les distribua aux passants, avant que la police n’arrête l’imprudent généreux pour le conduire au commissariat. Il est vrai que ce comportement n’a pas en soi un caractère délictueux, et que les anges souhaitaient protéger cet individu de lui-même. Il n’empêche que ce fait souligne le caractère scandaleux de la dilapidation de la richesse. Le don sans contrepartie est ainsi associé à la démence.

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Le don et la dépense président à l’émergence de l’art, de la connaissance, à tout ce qu’on entreprend sans y être contraint, mais qu’on se contraint soi-même à entreprendre. Sinon l’existence ne présente aucun attrait, sauf à faire de la survie une passion indémodable, selon l’idée que la Nécessité est le seul rempart à l’indétermination de l’activité humaine sur le globe.