Extrait
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Les périphériques : Dans le livre [1], vous décrivez essentiellement les aspects stratégiques et techniques du métier de corrupteur. Les mandataires et les politiques, et ce que vous dites suffit à nous effrayer, ont tendance à déléguer les pratiques corruptrices à ces "ingénieurs de la corruption" que vous avez rencontré.
R. Lenglet : Beaucoup de livres ont déjà abordé la corruption d’un point de vue global. Des services de recherche comme le Service Central de la Prévention de la Corruption (SCPC) ou des associations comme Transparency International publient régulièrement des données. L’association Anticor va jusqu’à citer des affaires précises en donnant des noms. Mais il manquait une pièce au puzzle : les corrupteurs de métier, lesquels se trouvaient réduits à un rôle de simple intermédiaire, de porteur d’enveloppe, de facteur ou de "mec à tout faire" exerçant une autre profession, comme celle de chauffeur ou de garde du corps. C’est vrai que ces gars-là existent aussi, mais ce que j’ai voulu montrer - et quand je l’ai découvert moi-même j’en ai été sidéré - est que les corrupteurs aguerris exercent leur activité comme un métier en soi, avec un savoir-faire effarant. J’ai alors décidé d’adopter cette perspective en parlant du quotidien, des techniques de corruption avant tout, de la manière d’approcher les "cibles", les personnalités corruptibles, et seulement ensuite des mandataires. De plus, il faut rappeler que les corrupteurs professionnels sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit communément et font partie d’un phénomène qui n’est pas si récent. Nous avons eu ces dernières années de grandes affaires qui nous ont fait découvrir des personnages importants de la corruption, Alfred Sirven avec l’affaire ELF par exemple. Or ces stars de la corruption sont les arbres qui cachent la forêt. Il existe des milliers de corrupteurs qui travaillent dans tous les secteurs où il y a des marchés publics, car 98% de la corruption concerne la capture de ces marchés. Il s’agit d’hommes qui, loin d’être de simples passeurs d’enveloppes, élaborent des véritables plans de corruption : ils repèrent des marchés, définissent la stratégie qui va leur permettre de s’en emparer et de les faire basculer dans le giron des clients pour lesquels ils travaillent.
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Les périphériques : Les corrupteurs affirment qu’un politique incorruptible est ultra rarissime, et que ceux qui résistent à la corruption sont le symptôme d’une erreur de méthode du corrupteur ! Est-ce à dire que tout le monde peut être corrompu ?
R. Lenglet : C’est l’un des aspects les plus troublants ou les plus écœurants. Au début, il y a une approche de la cible, l’"étude environnementale" comme disent les professionnels (ce qui n’a rien à voir avec l’environnement au sens écologique) : il s’agit d’étudier les relations d’une personne, ses faiblesses affectives, financières, professionnelles, ses forces, ses goûts, pour arriver à un portrait psychologique très détaillé. Aujourd’hui, beaucoup de cabinets de lobbying proposent ce type d’études environnementales aux directions des entreprises, par exemple quand il s’agit de manipuler des syndicalistes jugés trop actifs. Il y a des entreprises qui vendent des études très fines au plan psychologique et social et qui permettent ensuite de manipuler ou de corrompre avec un maximum de chances de succès. Pour un corrupteur performant, rencontrer un incorruptible résulte forcément d’une erreur d’approche, d’une étude trop superficielle de son portrait, des défaillances dans la démarche pour le convaincre. À leurs yeux, les incorruptibles ne le seront pas forcément longtemps, puisque si l’on change de "cadeau", alors tout peut changer : certains incorruptibles, réticents à l’argent symbole d’immoralité, deviennent très sensibles à d’autres formes de reconnaissance...
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Les périphériques : Peut-on les considérer comme étant de fibre totalement nihiliste ?
R. Lenglet : Non, plutôt comme des contorsionnistes au plan moral.