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Numéro 25
L’indignation comme concept politique - Échanges de la rédaction avec Roger Lenglet

Comment l’inacceptable devient-il normal dans une démocratie ? On a beau vouloir regarder ailleurs ou insister sur les réactions positives de nos contemporains, notre société semble s’habituer aux injustices, à la corruption, aux mensonges et aux manipulations qui se multiplient. Et si l’indifférence à soi-même et aux autres était tout simplement en train de gagner du terrain sans que nous nous en apercevions ? Le philosophe et journaliste Roger Lenglet s’interroge avec la rédaction sur ce qu’il en est aujourd’hui de notre capacité d’indignation comme ressort du changement politique dans la démocratie.

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Extrait

Cristina Bertelli : M’évoquant votre travail actuel sur le lobby pharmaceutique, vous m’avez dit constater une "perte de la faculté d’indignation" aujourd’hui. Cette phrase m’a frappée et c’est pour cette raison que nous vous invitons aujourd’hui à ouvrir avec nous une réflexion sur ce sujet. Au sein de la rédaction des Périphériques vous parlent, nous essayons nous-mêmes de ne pas perdre notre propre capacité d’indignation au regard des événements actuels, sans surenchérir pour autant dans une indignation à peu de frais. Tout d’abord, quel a été le point de départ de votre réflexion ?

Roger Lenglet [1] : La réponse est très simple : en faisant du journalisme. Après avoir été professeur de philosophie, après avoir vécu au sein de la "communauté philosophique", j’ai découvert le journalisme et quelque chose m’a troublé au cours de mes multiples enquêtes. Précisons qu’il s’agit d’enquêtes sur des malversations ou des compromissions qui se soldent par des morts et des malades en grand nombre. C’est ce qu’on appelle des "affaires de santé publique". Autrement dit, j’enquête en priorité sur des décès et des souffrances qui étaient facilement évitables mais qu’on n’a pas cherché à éviter. Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est la faiblesse d’indignation des rédacteurs en chef auxquels je proposais ces enquêtes. Alors qu’il s’agissait de scandales affreux, leur réaction se limitait souvent à me demander quel était le nombre de morts pour qu’ils décident si ces investigations méritaient d’être publiées. Il leur fallait non seulement beaucoup de morts mais aussi qu’ils soient victimes, si possible, d’une intention criminelle ou, au minimum, à une faute très nette. Pour ainsi dire, les morts dûs à l’indifférence, à la démission intellectuelle ou morale ne les intéressaient pas. Ils partaient du principe que ce qui indigne le public est l’intention. Et cela avant même de prendre connaissance du problème. Le plus fou était qu’avec le temps, les rédactions semblaient s’habituer et me demandaient de plus en plus de morts. Au bout de quelques années, certains rédacteurs en chef m’annonçaient littéralement : "À moins de trente morts, je ne prends pas l’article". En fait, les morts et les malades les ennuyaient, parfois même les dégoûtaient, et ils se fiaient à ce sentiment. Leur propre démission était manifeste et ils croyaient que les lecteurs réagiraient comme eux.

J’ai également été frappé par le fait que cette banalisation touchait aussi la majorité des journalistes que je croisais et qu’elle prenait la forme du fatalisme le plus primaire (sauf quand ils étaient pris eux-mêmes au cœur de la tourmente, par la mort d’un proche par exemple). Et c’est grave puisque, comme nous le savons, ce sont les journalistes qui font l’opinion publique, et mettent en place les conditions de l’indignation collective. Ce sont eux aussi qui mettent en exergue les objets prioritaires sur lesquels notre attention se fixe. Leur choix et leur manière de traiter le sujet organise les conditions de notre indifférence ou de notre indignation. La question ici est, non pas de s’indigner pour s’indigner, mais de savoir s’indigner au regard des enjeux et de leur portée. C’est ce qui organise précisément ma réflexion et mes enquêtes.

Affect indésirable ou mesure de la justice ?

Cristina Bertelli : Cette notion de faculté d’indignation ouvre sur un champ qui concerne non seulement la citoyenneté, l’éthique, le droit, mais également la philosophie où elle a été problématisée à titre divers par des philosophes, lesquels s’indignèrent de l’indignation comme de la non-indignation.

Roger Lenglet : Venons-en donc à la question : qu’est-ce que la faculté ou la capacité d’indignation ? Depuis l’origine de la philosophie, depuis Platon, voire avant, des penseurs se sont interrogés sur la nature de l’indignation et ses repères : est-elle un sentiment naturel, fondé sur des critères stables ou est-elle purement culturelle, liée au contexte, à la morale de la société ? Comme vous le savez, selon Platon, il existe une idée universelle et intemporelle du Bien, de la Justice, dont nous avons une connaissance intime depuis que notre âme a séjourné dans l’Olympe au cours de notre existence antérieure. Ainsi, dès les origines, notre âme serait au plus près de l’idée du Bien, du Vrai, du Beau. Nous aurions acquis d’une certaine façon quelques souvenirs du bien parfait qui nous permettraient de distinguer le bien du mal, et donc de s’indigner. Pour Platon il s’agit d’une véritable faculté ou acuité fondamentale que nous possédons en naissant mais sous des formes chaotiques ou dévoyées qu’il faut clarifier.

Autant dire que l’histoire de la philosophie est abondamment revenue sur le sujet. Mais nous avons évolué vers une vision beaucoup plus systémique ou structuraliste. L’histoire des sociétés montre que la faculté d’indignation est très fragile et qu’une civilisation entière peut la perdre ou la laisser prendre en charge par des gens qui organisent des simulacres d’indignation. En effet, aujourd’hui l’indignation est mise en scène et en spectacle par les politiciens. Les gens ne savent plus de quoi s’indigner et à la limite ils ont peur de le faire, et souvent la colère ou les sentiments d’injustice restent en deçà des mots, dans l’anomie. Ce qui donne lieu à une colère sourde, plus ou moins vague, qui laisse ensuite place à une cendre de résignation avec des braises indécises. Je suis frappé par cet émoussement, cette résignation qui prend des airs de fatalisme. Politiquement nous constatons, bien malgré nous, toutes les difficultés qui existent pour remobiliser autour d’actions collectives ou tout simplement courageuses, ce qui d’ailleurs peut donner lieu à l’émergence de héros. Le comportement héroïque est la capacité de prendre en charge une indignation, d’alerter, de se donner les moyens de dénoncer ce qui devrait nous indigner, de passer à l’action, de le faire individuellement ou de façon plus ou moins sacrificielle quand nous n’en avons pas les moyens collectifs. Nous sommes dans une époque d’affaiblissement du goût et du sens du collectif, qui donnera sans doute lieu de plus en plus à des actions de type héroïque, c’est-à-dire individuelles.

[...]

[1*Nous avons également publié dans le numéro 22 un entretien avec Roger Lenglet autour de son livre Profession Corrupteur. En 2008, Roger Lenglet a publié : Cocktail d’enfer, sous le pseudonyme de Raymond Clounet (co-écrit avec Simon Pradinas), éditions Pascal/Mutualité Française ; un polar sur les procédés cachés du lobbying cigarettier et alcoolier ; L’argent noir des syndicats (co-écrit avec les syndicalistes C. Mongermont et J.-L. Touly), éditions Fayard. À paraître à l’automne 2008 : Lobbying et santé, éditions Pascal/Mutualité Française.