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Numéro 25
La sociologie de Paris - Entretien avec Monique et Michel Pinçon-Charlot

Les deux sociologues font état des évolutions sociologiques de Paris des dernières décennies. Auteurs il y a quelques années d’un livre intitulé Sociologie de Paris (éditions La Découverte), ils se proposent, à la lumière de l’actualité récente, d’analyser les relations entre urbanisation et politique pour interpréter les dessous d’un phénomène - celui du marché immobilier - qui, dans la capitale, est devenu l’enjeu social principal. Ces propos éclairent à la fois la notion de gentrification de Paris et les mécanismes par lesquels l’émergence des bobos, au-delà de la dénomination péjorative et à la mode, marque un tournant dans l’histoire contemporaine de la capitale. Leur livre, paru dans la collection “Repères”, fait l’objet d’une nouvelle édition, entièrement actualisée.

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Extrait

La gentrification de Paris et l’émergence des "bobos"

Les périphériques vous parlent : Dans votre ouvrage paru il y a quelques années, intitulé Sociologie de Paris, vous évoquiez la notion de gentrification pour qualifier les évolutions sociologiques plus ou moins récentes de la capitale et que semblent symboliser les bobos, à la fois comme catégorie sociologique et microcosme parisien et aux contours cependant bien flous. Qu’entendez-vous par ce terme de gentrification alors que celui d’embourgeoisement s’imposerait avec plus d’évidence au regard de la flamblée des prix de l’immobilier à laquelle nous assistons depuis plusieurs années dans la capitale ?

Monique et Michel Pinçon-Charlot : Il nous est apparu que le terme d’embourgeoisement n’était guère satisfaisant pour désigner l’arrivée de classes moyennes et supérieures dans des quartiers de Paris qui furent jadis populaires. Il ne s’agit pas là de bourgeois ayant hérité d’un patrimoine familial important qui viendraient habiter le quartier de la Bastille, encore moins celui de la Goutte d’Or. La notion de gentrification présente l’inconvénient majeur d’être un anglicisme, mais l’avantage de désigner dans la littérature anglo-saxonne un phénomène à la fois physique, social et culturel à l’œuvre dans les quartiers populaires, au sein desquels une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes.

À condition d’oublier le sens anglais de gentry, qui désigne la noblesse terrienne, le terme de gentrification présente moins de risque d’approximation que celui d’embourgeoisement. Quant à l’appellation de bourgeois-bohèmes sous le condensé aussi peu élégant qu’académique de "bobo", elle correspond bien à une population, moteur de la gentrification. Cette dénomination, venue des États-Unis, fait elle aussi problème : elle met le doigt sur la difficulté de trouver dans le vocabulaire un terme pour désigner un groupe qui renvoie à une multiplicité de paramètres le définissant. Indépendamment du caractère péjoratif de l’expression bobo, un des critères retenus est celui d’une position professionnelle s’inscrivant dans les secteurs émergents de l’activité économique. Qu’il s’agisse du secteur des nouvelles technologies, de la communication, de la publicité ou du design, le niveau social des bobos présente un éventail assez large, allant de professions modestement classées parmi les professions intermédiaires, aux cadres et professions intellectuelles supérieures, sans compter les variations qui introduisent tous les statuts possibles, des salariés du secteur public aux chefs d’entreprise. Il s’y ajoute une diversité dans les modes de vie, parfois traditionnels, ou souvent très libres. Le succès de ce terme de "bourgeois-bohème", consacré par le Petit Larousse dans son édition de 2005, est dû au fait qu’il désigne une catégorie jusque-là absente de la statistique sociale à l’image des bourgeois authentiques. Mais les bourgeois-bohèmes ne sont pas réductibles au seul croisement de la profession et du statut. Reste alors à trouver une dénomination plus utilisable en sociologie.

En réalité, la gentrification de Paris n’est pas en contradiction avec les évolutions électorales récentes qui ont vu la capitale basculer à gauche en 2001. En raison de leur position professionnelle et sociale, due d’abord à leur capital culturel et scolaire, les bourgeois-bohèmes sont sociologiquement proches des élus de la gauche parisienne. La gauche plurielle parisienne, des Verts aux Communistes, en passant par le gros des troupes socialistes, est porteuse de préoccupations concernant l’environnement, l’écologie, les droits de l’homme... Par ailleurs un certain nombre d’options antiracistes ou libertaires sur le plan des mœurs paraissent caractériser ces couches sociales, et représentent à titre divers la modulation contemporaine des idéaux des anciens étudiants de la génération 68.

Les bobos sont plutôt des jeunes salariés qui sont relativement aisés en terme de capital scolaire et économique, et qui travaillent dans des secteurs d’activité tout à fait particuliers - tel le monde de la communication, des médias, des nouvelles technologies, de la création en tout genre - et qui ont investi les arrondissements de l’est parisien délaissés par les ouvriers (puisqu’il n’y a plus d’industrie à Paris), tandis que la classe ouvrière s’est littéralement écroulée. Cette catégorie est à la fois en phase avec le libéralisme et, en même temps, elle affiche des modes de vie complètement différents des grands bourgeois de l’ouest. Les bobos adhèrent à des modes de vie en apparence libertaires et accordent beaucoup d’importance aux "pacs", à la parité, à la défense des droits de l’homme ou encore à l’écologie en général. Et ces bourgeois-bohèmes sont en homologie, en correspondance, avec la gauche plurielle de la fin du millénaire passé et du début de celui-ci.

Enfin, ces jeunes adultes développent à la fois un rapport positif et ambitieux au travail, tout en cultivant un certain passéisme social, qui se manifeste par la mise en scène du travail ouvrier dans les cafés et les restaurants. Il peut s’agir de compenser la mauvaise conscience diffuse d’avoir récupéré des rues et des logements où d’autres ont vécu avant d’être expulsés - d’une manière plus ou moins feutrée.

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