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Numéro 25
Une brève histoire du travail - propos d’André Gorz dans le film de Marian Handwerker

Le lecteur trouvera ici la transcription intégrale des propos développés par André Gorz dans le film réalisé par Marian Handwerker en 1990 intitulé André Gorz. Nous avions projeté ce film le 15 mars 2008 à Paris, à l’occasion d’une rencontre que nous avons organisée avec la Cité européenne des Récollets autout du journaliste, écrivain et philosophe, disparu à l’automne 2007 avec son épouse Dorine. Cette rencontre a d’ailleurs donné lieu à un numéro web de la revue consultable sur notre site. La percussion et la profondeur de la vision d’André Gorz sur le travail, ses mutations passées et présentes, ainsi que sur les transformations du système de production, nous amènent à publier ses propos sous une forme brute. Notons que le film a été réalisé deux ans après la parution de l’ouvrage Métamorphoses du travail - Quête du sens (éditions Galilée) dans lequel l’auteur développe des idées dont ce film est l’écho plus ou moins direct.

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Extrait

André Gorz : Le travail, tel que nous l’entendons est une invention du capitalisme. Prenons l’exemple des sociétés antiques, le travail ne s’y déroulait pas dans la sphère publique. Ce que l’on nommait le travail, l’économie - oikos nomia -, se passait à l’intérieur de la maison, du foyer, dans l’oikos, en particulier dans la société grecque où c’étaient les femmes qui travaillaient, et qui étaient donc “les sujets” de l’économie, pendant que les hommes faisaient de la politique. Ce qui n’était pas accompli par les femmes l’était par les esclaves. Le travail était mal vu et mal considéré : une personne s’adonnant prioritairement à sa profession - comme tous les artisans - n’était pas digne d’être un citoyen de plein droit, capable de s’occuper des affaires de la cité, puisqu’elle n’avait en vue qu’un secteur particulier et non pas le bien général.

Au Moyen Âge, la notion de travail n’existait pas. On parlait des besognes, des peines, des hommes de peine, il y avait le labeur (qui était essentiellement le travail du laboureur), l’œuvre (qui était l’activité des artisans qui œuvraient, et créaient des produits entiers à la fois beaux et utiles). Et ce que l’on appelait le travail désignait tout ce qui était pénible et désagréable. Avec le capitalisme industriel, toutes ces notions ont été éliminées sauf celle de travail. Mais le processus a été très lent.

Prenons Max Weber, sociologue allemand du début du XXe siècle, qui a vécu l’ancien système de vente des textiles produits artisanalement. Il explique qu’il n’y avait jamais de concurrence entre les artisans producteurs des tissus. Et les marchands de gros, qui achetaient leurs productions, n’auraient jamais pensé à les mettre en concurrence les uns avec les autres. Il y avait des qualités normalisées : lorsqu’un tissu répondait à cette qualité normalisée, il avait son prix, et ce prix était immuable et non négociable, il n’était pas question de le marchander. Les marchands de gros visitaient les fabricants de tissus, ils allaient avec eux au bistrot, ils y buvaient du vin, mangeaient ensemble, faisaient leurs affaires, ils leur passaient une commande et leur achetaient la précédente au prix convenu. Ces gens travaillaient en moyenne six heures par jour, pas plus, et jouissaient presque de deux cents jours fériés par an. Aujourd’hui cette vie nous semble idéale... et ce n’était pas un mode de vie désagréable... C’était un mode de vie détendu, assez convivial où, comme vous le voyez, la rationalité économique, les rapports marchands, étaient étroitement limités et enserrés dans des rapports conventionnels, traditionnels, quasiment éthiques. Le marchand avait son éthique, il n’aurait pas pensé à tromper le producteur ou à marchander avec lui, et de même, celui-ci n’aurait jamais remis en cause sa loyauté envers le marchand.

Marian Handwerker : Qu’est-ce qui imposait ce système ?

André Gorz : C’était une idée de l’ordre social. La société était encore ordonnée, avec le haut et le bas, où chacun était à sa place et n’en changeait pas, on naissait à la sienne et on y restait. Alors comment ça a changé ? À un moment donné, des fils de marchands de gros se sont dits : "Ce que fait mon père n’est pas rationnel ! On pourrait gagner beaucoup plus si moi, marchand de gros, j’allais voir le client final, c’est-à-dire visiter les paysans, les industriels etc., ainsi je verrais directement avec eux la qualité dont ils ont besoin. Ensuite, une fois que je me suis fait ma clientèle au détail, je retourne chez les fabricants et je les mets en concurrence les uns avec les autres". C’est ce qu’ils ont fait. Et ce qui a changé, comme le dit Max Weber, c’est qu’à partir de ce moment l’esprit du capitalisme était né. C’était une mutation culturelle : une émancipation par rapport aux anciennes normes de moralité. Le darwinisme social faisait son apparition, c’est-à-dire : "les plus aptes qu’ils aient leur prime et les autres qu’ils crèvent !". Une fois que vous avez commencé à aller dans ce sens, vous pensez qu’il n’est plus rationnel que le tissu soit produit par des artisans : pourquoi ne pas mettre tous ces artisans dans de grands ateliers où ils travailleront tous ensemble, et au lieu de travailler 6 heures par jour pendant 150, 200 jours par an, pourquoi ne pas les faire travailler 12 heures par jour pendant 300 jours par an, ou plus ? Ce fut extrêmement difficile à réaliser, il fallut abaisser les prix, les salaires, c’est-à-dire les revenus des artisans, ce qu’ils gagnaient par mètre carré de tissu, pour les obliger à travailler autant. En effet, tant que leurs salaires, leurs revenus, n’avaient pas été abaissés, ils cessaient de travailler dès qu’ils avaient gagné assez d’argent pour vivre. Ils ne travaillaient jamais 12 heures par jour. Donc on leur a versé des salaires de famine pour les obliger à faire ce qu’ils ne voulaient pas, soit travailler plus de 6 heures par jour pendant 7 jours par semaine. Voilà comment le capitalisme est né.

[...]


Nous tenons à remercier l’auteur pour son aimable autorisation.