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Numéro 28 WEB
Ceux qui ont fait l’American Center
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Sommaire

L’American center a été dans les années 60 un extraordinaire foyer de créativité et de recherche fondamentale franco-américain, mais également tout bonnement international. Ce fût un espace interdisciplinaire inimaginable aujourd’hui, où des artistes disposant d’une liberté sans entrave ont pu mené des expérimentations hybrides entre différentes disciplines. Philippe Bresson, musicien, chanteur et journaliste, qui avait réalisé l’année dernière pour France Culture une remarquable émission sur l’American Center avec notamment Marc’O et Bulle Ogier, revient sur l’esprit qui a animé ce lieu-laboratoire exigeant dans le contexte des avant-garde de l’époque en phase avec une histoire mouvementée.

Les protagonistes :
Bernard Heidsieck, le Living Theatre, Marc’O, Daniel Larrieu, Keith Humble, Jodorowsky, Festival Fluxus, Henri Chopin, Charlie Semser, Lucinda Childs, Arman, Bulle Ogier, Yves Klein, Harry Mathews, John Cage, Henry Miller, Tinguely, Jacques Higelin, William Klein, Steve Lacy, Lucinda Childs, Pierre Clémenti, Philly Joe Jones, Nam June Paik, André Breton, Michel Portal, Jérôme Robbins, Dick Annegarn, Shiro Daïmon, Alan Silva, Anthony Braxton, Don Foresta, Merce Cunningham, Vinco Globokar, Philip Glass, etc...

La liste est longue... de ceux qui on fait l’ American Center du 261 Bd Raspail à Paris, où plutôt, devrait-on dire, ceux qui se sont faits, se sont construits, en passant par l’American Center...

L’American Center : un lieu ouvert

Inauguré en 1934, l’American Center est à l’origine une sorte de club paroissial pour jeunes américains à Paris, où il est question, notamment pour le révérend Beekman - l’un des fondateurs du Centre et Président de son Conseil d’Administration jusqu’en 61 - de faire germer la bonne parole anti-communiste... C’est ainsi que pour concurrencer la première maison de la culture ouverte à Paris sous le patronage des écrivains et artistes révolutionnaires, le Dean Beekman décide d’offrir lui aussi, mais vu de droite et à l’américaine, poésie, musique, peinture, films, conférences, thé et petits gâteaux, si possible à des jeunes gens de bonne famille...

On y décèle pourtant, dans un fatras conventionnel, des traces de ce que l’avant-garde produit de plus excitant et d’abord le moyen de se rencontrer, de circuler, de travailler en toute indépendance à des projets personnels... À rebours de sa vocation initiale, l’American Center devient très vite une caverne d’Ali Baba enclavée dans une France étriquée, creuset de la "contre-culture" et des expérimentations en tout genre. Comme un écho au Black Mountain College en Caroline du Nord (1952) - où se retrouvent J. Cage, M. Cunningham, De Kooning, etc., pour une version happening du Piège de Méduse de Satie - musiciens, poètes, peintres, plasticiens, photographes, vidéastes, danseurs et gens de théâtre, révolutionnent les genres dans ce vrai "terrain vague" de la rive gauche parisienne.

"Très logiquement, cette forteresse, par la nature de ses défenses, est devenue un repaire d’aspirants pirates... " (N. Delanoë, Le Raspail Vert)

C’est au tout début des années 60, après avoir visité les locaux de l’American Center et découvert le travail que faisaient Keith Humble et ses musiciens au Centre de Musique, que Marc’O décide d’y fonder son Centre de théâtre et d’expérimentation du jeu de l’acteur. Au Raspail Vert - autre nom donné à l’American Center et à son jardin du Bd Raspail - il rencontre Breton, Henry Miller censuré dans son pays, Yves Klein, le pianiste et percussionniste Jean-Charles François ou encore Pierre Clémenti... Sous le regard de Marc’O, Bulle Ogier qui n’a pas encore vingt ans, fait ses premiers pas en tant qu’actrice, avant de poursuivre sa route, ailleurs, avec un détour par le théâtre des Nations.

Un lieu de passage, voilà ce qu’était avant tout l’American Center... Un espace de circulation entre les idées et les cultures, une terre d’asile aussi, pour tous ceux qui avaient quelque chose à fuir - Noirs américains fuyant l’Amérique ségréguée, écrivains censurés, déserteurs du Vietnam - et une place à trouver.

À l’American Center on a beaucoup travaillé gratis pro Deo pendant des décennies... Le fonctionnement du Centre est avant tout basé sur un échange de bons procédés :

"Il y avait parmi nous des musiciens, des chanteurs, des peintres, des sculpteurs, des poètes, des gens de théâtre, nous nous retrouvions jour et nuit à l’American Center où nous répétions aussi longtemps que nous le jugions nécessaire ! Les locaux étaient à notre disposition, on ne coûtait et rien et on rendait service en participant à la vie du Centre. Une manière de troc, en somme... " (Keith Humble, fondateur du Centre de Musique)"L’American Center nous a offert des locaux de répétitions, en échange d’une soirée que nous préparions pour eux... " (Judith Malina du Living Theatre)

Une passerelle...

À partir de 63, les pièces de Marc’O quittent le cadre scolaire du Centre de théâtre et d’expérimentation du jeu de l’acteur et sont jouées ailleurs, notamment chez Maurice Girodias - qui crée pour Marc’O et sa troupe son cabaret La Grande Sèverine, rue St-Sèverin à Paris...

De même, les rendez-vous hebdomadaires du Centre de Musique font très vite parler d’eux. Max Deutsch, Nadia Boulanger, Leibowitz sont des habitués. De nombreux critiques sont aussi dans la salle, notamment Maurice Fleuret - qui écrit un article très élogieux dans le Nouvel Observateur, en 69. À partir de 65, Maurice Alezrat invite le Centre de Musique à La Vieille Grille, pour des concerts hebdomadaires (poésie sonore, théâtre musical, improvisations)...

Si l’American Center est parvenu à grandir avec le temps et à accompagner sur plus de six décennies, l’évolution de tous ceux qui, dans ses murs, interrogeaient les possibles, c’est parce qu’il a commencé "petit", tout petit même, de manière presque confidentielle. Aujourd’hui, la tendance semble s’être inversée... En période de rigueur, même le temps est compté et pour en gagner, on semble vouloir nous indiquer qu’il nous faut être "grands" tout de suite. Quitte à faire l’économie d’une évolution, d’un devenir...

Souvenons-nous pourtant des mots de Steve Lacy, musicien et créateur des Free Jazz Workshops à l’American Center :

"C’était un véritable lieu d’apprentissage et il ne dépendait que de vous d’y apprendre... Notre propre musique, le free jazz, qui a tant besoin de liberté pour se structurer et se discipliner, prenait enfin son envol, grandissait... L’American Center était précisément un endroit pour grandir, prendre de l’ampleur, pas un endroit où l’on pouvait être un grand. Mais comment être un grand si on ne vous laisse pas grandir ?"

L’American Center du Bd Raspail est démoli en 86, au profit de la Fondation Cartier. Il déménage en 94 du côté de la ZAC de Bercy, mais faute de budget, le Centre ferme définitivement ses portes en 96. Sa nouvelle vie, dans l’imposante architecture imaginée par Franck O Gehry - l’actuelle Cinémathèque française - aura été aussi flamboyante que brève. Un vrai feu d’artifices...

L’American Center : un ouvrage de reference

Historienne des Amérindiens et des États-Unis, Nelcya Delanoë publie chez Seghers, en 94, le seul ouvrage de référence consacré à l’American Center : Le Raspail Vert, Une histoire des avant-gardes franco-américaines. Entre la chronique et l’archive, l’auteur retrace, avec la participation photographique de Didier Allard, la naissance et l’évolution de l’American Center de 1934 à 1994... Le livre de Nelcya Delanoë n’est malheureusement plus disponible aujourd’hui et n’a pas été réédité à ce jour...

N. Delanoé m’a dit avoir déposé à l’IMEC, en 94, de nombreux éléments d’archives :

- enregistrements sonores d’interviews
- important dossier de presse sur la fin de l’American Center
- programmes et affiches des spectacles de théâtre et de danse
- photographies de Didier Allard (Cf. livre Le Raspail Vert)

Par ailleurs, Henry Pillsbury, directeur du Centre de 69 à 72, puis à partir de 79, dispose d’importantes archives déposées en 96 dans sa maison de Bretagne, archives restées inédites à ce jour.

L’American Center : du documentaire radio au projet d’exposition

C’est à l’occasion d’une rencontre avec Bulle Ogier - dans le cadre d’un portrait que je faisais de la comédienne pour le magazine Double - que j’ai pour la première fois entendu parler de l’American Center :

"J’y suivais non seulement des cours de théâtre avec Marc’O, mais aussi des cours de danse. Nous étions entourés d’artistes comme Klein, Rauschenberg, Arman ou Tinguely... J-J Lebel aussi, qui écrivait et faisait des happenings. C’est un lieu où nous avons beaucoup appris, où nous nous sommes construits... Un lieu qui nous a beaucoup donné, sans pour autant chercher à nous enfermer. C’était très riche et pas uniquement limité au théâtre pour nous ouvrir l’esprit..." (B. Ogier)

J’ai d’abord produit et présenté Ceux qui on fait l’American Center (avec B. Ogier, Nelcya Delanoë, Marc’O et J-C François) à la radio, le 18 juillet 2008 sur France Culture. Le support radiophonique, s’il permet de "fabriquer" des images sonores, ne permet pas, bien évidemment, de rendre compte de l’aspect visuel des œuvres et de confronter chacun à son propre ressenti face à un tableau, une sculpture, une photographie ou une scénographie... J’ai donc choisi de mettre l’accent, pour l’émission, sur les expérimentations sonores : Théâtre Musical, Centre de Musique, Poésie Sonore.

Suite à cette émission, il m’a paru intéressant d’imaginer un prolongement à cette première "construction", sous la forme d’une exposition : peintures, sculptures, installations, photographies, concerts, conférences, rencontres, scène ouverte...

Lieu ouvert, laboratoire, lieu de passage, terrain vague, chambre noire, passerelle, scene ouverte...

Comment restituer le hic et nunc de ce lieu qui n’a jamais cherché à spéculer sur l’avenir ?

Non que ce qui s’est passé à l’American center ait été éphémère, désincarné, éthéré ou sans valeur... Peu de lieux, bien au contraire, ont abrité autant de vies bien charnelles, autant de projets irréalisables menés à terme, autant d’expériences radicales et de fantasmes magistralement mis à exécution par des musiciens, des danseurs, des poètes, des peintres, des sculpteurs, des photographes, des réalisateurs, des orateurs, des inventeurs...

Mais comment donner à voir, de nos jours, un laboratoire, un espace de liberté... qui a permis à tant d’artistes aujourd’hui connus et reconnus, non seulement d’imaginer, de rêver, mais aussi et surtout de se confronter à la concrétisation de leurs projets, à une première et incontournable épreuve de réalité ?

"Le Centre était d’abord mon petit coin d’Amérique à Paris" raconte William Klein. "J’épluchais le panneau d’affichage, je traînais... J’allais à la bibliothèque feuilleter des revues, je faisais mon devoir à la piscine, quelques longueurs à contrecœur... Je ne pensais qu’à la peinture à cette époque ! À l’American Center, j’ai découvert qu’il y avait une chambre noire, d’accès libre. Je pouvais y tirer moi-même mes photos, ce que je n’avais jamais fait. Alors j’ai pu constater qu’elles n’étaient pas aussi dégueulasses que celles que me rendait la boutique du photographe du quartier et même employables ! ..."

Tout comme Billy Name dans la chambre noire de la Factory à New York, William Klein découvre à Paris qu’il est un photographe. À cette différence près que la Factory se devait d’être cet endroit "où l’on entre anonyme et d’où l’on sort Superstar"... "Businnes is the best art", disait encore Warhol...

À la même époque, à l’American Center, on expérimente à l’ombre du grand cèdre et du fait médiatique. On se cherche en secret, on croise les genres et on grandit. Presque en cachette...

"C’était un endroit merveilleux que rien n’a jamais remplacé. Là-bas, les spectateurs ont appris ce que Duchamp répétait, à savoir que l’art n’est pas quelque chose qui vaut de l’argent. Il se définit par le choix du créateur." (Pierre Descargues, journaliste)

Les Temoins d’aujourd’hui

Imaginer faire "revivre" aujourd’hui l’American Center, dans le cadre d’une exposition, ne doit pas consister en un revival ou une célébration d’une culture associée à une époque révolue... L’émergence de nouvelles formes est toujours plus intéressante que le recyclage ou la nostalgie envers des pratiques qui ont jadis fait leur preuve à titre divers. C’est avant tout l’audace et la liberté, la liberté de disposer du temps pour chercher et créer, qui caractérise ces années-là, ainsi que la notion de collectif...

Entre grands et petits effets, la notion de collectif d’artistes est sans doute l’une des plus durablement intéressantes qu’ait laissées le mouvement de mai 68, par exemple. Elle répond presque idéalement à ses aspirations, les plus concrètes comme les plus utopiques. Le collectif atteste que le pouvoir artistique appartient à tous, qu’il n’y a pas d’un côté l’Artiste démiurge et de l’autre ses porteurs de lanterne. Parce qu’il impose un minimum de démocratie au sein du groupe, il maintient un lien organique entre art et politique. Il permet d’équilibrer le jeu entre l’art et l’expérience vécue. Toute perception qui n’ont au demeurant rien perdu de leur pertinence.

"Ce qui nous intéresse c’est produire, féconder des pratiques, sortir des pratiques de consommation insipides de la culture, contribuer à un changement dans les représentations, décloisonner les disciplines, créer des espaces publics de création ouverts à un public créateur. Aujourd’hui, le fait de pouvoir se constituer et évoluer en collectif est une chance pour chacun d’entre nous. Ce que nous avons réussi à faire ensemble et ce que chacun a réussi à faire de personnel avec l’aide des autres, personne ne serait parvenu à le faire dans l’esseulement, particulièrement dans le contexte hyper compétitif actuel où chacun joue sa réussite contre l’autre... Dans une société qui tend à individualiser le rapport au travail et à atomiser les collectifs perçus comme menaçants et dérangeants parce que pouvant nourrir des revendications, nous pouvons peut-être juste contribuer à esquisser quelques horizons pour sortir des logiques de compétitivité destructrices..." (Yovan Gilles, écrivain, acteur et danseur au sein des Périphériques vous parlent)

Si, indiscutablement, il est impensable de concevoir une exposition American Center sans avoir recours aux nombreuses archives (sonores, picturales, filmées, etc.), il me semble indispensable de faire aussi une grande place aux réactivations de certaines œuvres... Autrement dit, provoquer leurs réappropriations par des artistes d’aujourd’hui, ainsi que le faisait le Centre de Musique dans les années 60, avec ce que Keith Humble appelait le concept de musique non-propriétaire : Stockhausen, notamment, réinterprété par les jeunes musiciens du Centre de Musique, mais aussi les Nuniques de Pierre-Albert Birot (superpositions de pièces de musique différentes, associées à une superposition d’arts plastiques), dans l’esprit du Magic Circus de John Cage...

Il pourrait être intéressant également de suivre l’évolution de quelques artistes de l’époque, au travers de ce qu’ils proposent aujourd’hui : demander par exemple à John Giorno, l’acteur de Sleep de Warhol, d’exposer ses peintures actuelles ou de faire des lectures de ses poèmes... Ou encore aux membres des Périphériques vous parlent - dernier collectif en date de Marc’O - de donner à voir et à entendre, ce sur quoi ils travaillent à présent... J-C François et l’ensemble de musique contemporaine Aleph, Giacomo Spica et son Conservatoire du rap. Mais aussi William Klein, Jean-Jacques Lebel, Bernard Heidsieck, Françoise Janicot, Trisha Brown, Jodorowsky, Carolee Schneemann, etc.

Enfin, il me paraît important "d’inventer" une manière plus collective qu’individuelle, d’évoluer dans l’espace d’exposition - par exemple en ce qui concerne les bornes d’écoute et de consultation de documents - avec la possibilité d’une interaction entre des visiteurs non isolés. Cette notion de participation, de "Poésie de la Relation" (E. Glissant) entre créateurs et destinataires, de par ce qu’elle noue entre l’artiste et l’écoute active du public, est tout à fait emblématique d’une certaine (contre)-culture, celle-là même qui prend sa source dans les expérimentations d’avant-garde qui ont fait les beaux jours de l’American Center...

Philippe Bresson