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Numéro 30 WEB
D’un argent à un autre, crise faisant
photos de Yovan Gilles

Sommaire

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Avant-propos : depuis 1989, chemine en nous une pensée du mouvement [1] au titre de dimension, tout comme on peut l’attribuer à l’espace et au temps. Plus précisément, notre propos tend à caractériser une évolution de la modernité dont les étapes correspondraient aux différentes dynamiques inhérentes à la dimension à laquelle elle fait face. Ainsi cherche-t-on à appréhender ces passages dimensionnels, de l’espace au temps, du temps au mouvement, de cerner leur effectuation, de visualiser la forme et les termes qu’ils peuvent prendre, comme autant de phases se succédant mais aussi s’entremêlant, chacune adossant sa pérennité, sa vérité existentielle, au confluent de la nouveauté de celle qui lui succède et la fait évoluer. Un champ d’observation de ces passages dimensionnels est ici les deux crises économiques majeures que notre modernité a générées : celle extrêmement marquante de 1929 et celle plus diffuse mais non moins phénoménale de 2008. Le regard porté sur ces deux événements n’est pas sur leurs origines et conséquences respectives pouvant être mis en perspective, mais plus partialement sur ce qu’elles reflètent, chacune, de ce que devient l’argent sous l’emprise d’une nouvelle dimension, sous l’effet des frictions que celui-ci absorbe et qui le mutent d’autant.

Thésaurisation et spéculation

La crise de 1929 part de cette Amérique dont la course libérale du jeu des échanges est le moteur effectif de la dynamique économique du pays. Comme nulle autre contrée, l’Amérique avale ce vecteur temporel, cette autonomie du temps libérant l’expression de l’intérêt de chacun par la possibilité d’entreprendre. L’économie américaine s’est attelée sur cette ligne exponentielle et infinie du temps qu’illustre la montée en flèche de la production industrielle et du goût de la consommation. Mais de façon concomitante, cela conduit emprunts et valorisations boursières dans une tension spéculative tendancieuse. N’étant pas assez rémunérés pour améliorer leur confort de vie, nombre d’Américains, en plus des entreprises, empruntent pour tirer une plus-value de leur placement dont la valorisation les enivre. Au cœur de cette montée des enchères sont les banques dont l’argent thésaurisé en fait les gardiens d’un stock mais dont l’argent emprunté est leur fond de commerce. Leur rôle est quasi-schizophrénique avec d’une part le dépôt d’argent qu’elles représentent au titre d’une matière stable, contingentée, caractérisant un ancrage spatial de valeur, et de l’autre le prêt de sommes au titre d’une effusion de matière boursière et spéculative, emblématique d’un pari temporel sur un infini des valeurs.

Dit autrement, d’un côté l’argent comme réalité effective de l’assurance du “bas de laine” et de l’autre l’argent comme possibilité dynamique de la croyance en la croissance, et cela sans qu’aucun mécanisme établi d’interface permette une forme de symbiose à cette double consistance, à ce double jeu inextricable de l’argent en banque. En ce sens, les banques, par la matière argent qu’à la fois elles conservent (principe d’espace) et projettent (principe de temps), deviennent en 1929 un point de focalisation du passage dimensionnel, du changement de paradigme de l’espace au temps que la modernité initie et effectue tout au long du vingtième siècle dans son déroulement sociétal et événementiel.

Sans tampon pour encaisser les frictions des forces d’argent qui s’accélèrent et qu’elles accumulent dans leur double mission, les banques accusent donc le choc de la crise engendrée par l’inévitable déséquilibre entre thésaurisation et spéculation. La bulle boursière, à bout de croyances, éclate et lamine d’autant toute croissance et donc toute génération d’argent. Ce qui reste d’argent en stock, les banques se le voient expurger par ses clients déchus. Mais plus grave, et encore plus caractéristique de la friction dimensionnelle ici problématisée, là où l’argent est territorialisé, cautionné et donc hautement stocké, en l’occurrence par l’Etat et ses institutions et le pouvoir politique qui les régit, l’inflexibilité est de mise. Les banques, sans recours face à l’argent qui a fondu en elles, sont renvoyées à leur faillite alors que justement l’Etat, par ses comptes équilibrés, avait la possibilité de gager, d’effectuer des remises de fonds et de réinitialiser le jeu des échanges. Cette erreur d’appréciation du pouvoir politique face aux mécanismes de rupture et d’effondrement qui s’installent dans l’économie est, historiquement, imputée à la “bêtise” du président Hoover.

Reconstitution dans la guerre

Mais qu’importe Hoover, son attitude n’est que le reflet d’un pouvoir politique dont l’ancrage est de dimension spatiale, territoriale, d’où un argent dûment stocké, ne pouvant servir qu’à l’horizon fixé d’un équilibre budgétaire dévolu à sa mission prescrite, et donc ne pouvant être à l’écoute de la volatilité du jeu du marché, ni à celle du bruissement temporel qui s’y inaugure. A l’illusion du temps et de la dynamique économique qui s’y déverse, le pouvoir politique préfère le château de carte de ses finances vertueuses et consolidées. Mais de toute façon, le maelstrom dimensionnel est en cours, et dans la modernité qui s’agrège et s’accélère alors, la puissance d’éclatement du temps, crise ou pas crise, emporte l’espace et la fixité de son horizon, dans son passage. Cependant à défaut d’argent à perdre dans les banques, les Etats devront, in fine, se le reconstituer dans la guerre.

Non qu’il faille résumer la Seconde Guerre mondiale à une erreur ou plutôt une incapacité de calcul face à ce point de frictions dimensionnelles que sont les banques dans la crise de 1929, mais nul doute qu’à une époque où l’internationalisation des cours demeurait encore lente, une atténuation de la secousse américaine en interne par une réaction ad hoc du pouvoir politique aurait détourné la propagation de l’assèchement catastrophique de l’argent sur le territoire Us et un peu partout dans le monde. Pire, en promulguant un protectionnisme douanier et en retirant ses fonds de ce qui reste de garanties dans les banques allemandes, l’Amérique va faire d’Hitler le héraut effectif d’un “new deal” racial dont les brouettes de billets vont muter en un argent macabre trouvant matière à échange entre production d’armes et déstockage d’hommes et de femmes. Face à cela, le New Deal innocent de Roosevelt avec ses routes et ses barrages n’a que le rêve de son territoire protégé par deux océans pour y croire. Un rêve américain, émis tardivement trois ans après le choc de 1929, et qui très vite ne suffit pas, puisque l’Amérique se voit obliger de partir en guerre, de chaque côté de ses rives et que c’est effectivement l’effort colossal de production militaire pour les deux fronts qui sortira finalement le pays de sa crise économique.

Qu’on ne se méprenne pas de la caricature de notre propos. Bien entendu que l’effectuation des événements cités relèvent de nombreux autres éléments et qu’il est vain de présumer, a postiori, de quelconque détermination. Mais si la Seconde Guerre mondiale n’est pas qu’une question d’argent mal jugé, mal dosé, on peut cependant noter que la matière, la production guerrière par laquelle celui-ci se reconstitue ensuite pour s’échanger, est inhérente à celle qu’on n’a pas su lui donner, lui favoriser dans les forces qui le secouaient et se nouaient en lui dans sa “schizophrénie” de 1929.

Pris entre sa fonction ancestrale de stockage en tant que valeur de fonds et celle d’échange en tant que valeur transitoire, l’argent (et donc les banques et l’économie que celles-ci insufflent) se cherche. Il palpe sa matière entre la puissance intrépide des leviers économiques du marché et le pouvoir inflexible des nécessités de garanties. Et ce qui s’exprime ainsi est la dichotomie dimensionnelle entre le vecteur temporel sur lequel la dynamique de production l’invite à muter, à sortir de sa thésaurisation, et l’emprise spatiale, ce rôle référent qui l’oblige inversement à s’immobiliser, à rester redevable de sa valeur de base.

Les forces du temps

Avant 1929, l’élan libéral, dont les ressorts se formulent déjà à la fin du dix-neuvième siècle et qui activent la modernité occidentale depuis la fin de la Première Guerre mondiale dans nombre de champs sociaux et économiques, exprime, sans forcément se le visualiser, l’investissement de cette dimension du temps et des inspirations/expirations que celui-ci génère. Ce souffle du temps, cet élan d’une modernité à respirer pleinement par la liberté qu’elle sous-tend sont une nouvelle lecture du monde et de ses échanges. Certes l’emprise des conquêtes coloniales et des intérêts et luttes de classes entretiennent toujours l’impact des rapports de force dans la constitution du territoire, cet espace commun avec l’inégalité et l’injustice qui y prévalent. Mais justement par l’expression de l’espoir, de la revanche, du délire (c’est selon) qu’il émancipe, le temps balaye cette intendance spatiale, renvoyant la communauté à ses individualités, comme autant de forces en présence. C’est cela, entre autres, qui crée économiquement la crise de 1929. Mais c’est cela aussi qui est mal perçu politiquement par ces décideurs qui ont alors les manettes de l’argent mais qui au lieu d’en faire une expression temporelle conjointe, accompagnant le choc des forces en jeu, en galvanise la possession propre, au point de l’enterrer et d’en rendre la valeur caduque et inéchangeable car asséchée, manquante.

Cependant les forces du temps s’exprimant, bien que n’ayant plus l’argent pour se projeter économiquement, ne s’intensifient pas moins. Elles caractérisent du coup leur projection sur d’autres vecteurs, transformant l’argent et son échange en une autre matière, politique et archaïque celle-là, que la communauté et ses individualités vont se disputer dans le déchirement de l’espace et des frontières, ce territoire de la guerre et du sang versé. La Seconde Guerre mondiale, à la différence de la Première, est une guerre du temps, c’est-à-dire activant dans les armes et le feu qui s’y échange, ces forces dimensionnelles que l’argent exprime dans sa crise mais qu’évidé par celle-ci, il est obligé d’abandonner, les laissant partir à la dérive.

Aussi néfastes puissent être les puissances d’argent échangées sur le vecteur économique, leur expression par l’échange vaut toujours mieux, dans un champ temporel de forces qui s’émancipent, que leur éviction, leur transformation en des puissances de possession et d’édiction d’un autre ordre, peut-être moins volatile mais non moins destructeur. C’est la leçon que la modernité, du moins l’Occident, tire de la Seconde Guerre mondiale avec la nécessité de reconstruction, de reprise de l’élan libéral, inhérent à cette dimension nouvelle du temps l’ayant initié et s’exprimant dans les Trente Glorieuses et au-delà. Période durant laquelle les crises économiques se succèdent mais ne mutent pas en guerres (du moins pas trop gravement et si celles-ci aussi s’enchaînent, elles restent contingentées, plus spatiales que temporelles, rien à voir avec la Seconde Guerre mondiale et quel que soit le théâtre de la Guerre Froide). En effet, dans sa circulation l’argent développe peu à peu son propre palliatif aux crises susceptibles de l’assécher. Pour toujours rester effectif, Il passe, économie politique aidant et industrie financière faisant, d’une valeur d’échange (d’une matière spatiale en possession) à un échange de valeurs (à une matière temporelle en projection), formulant ainsi sa capacité de s’autogénérer dans l’accélération des échanges et du jeu des croyances, et celle donc d’amortir les crises comme autant de secousses temporelles que l’élan libéral chaque fois surpasse.

De l’argent aussi fluide que compressé

Arrive cependant la crise de 2008 bouleversant à nouveau l’élan libéral en cours de façon tout aussi phénoménale qu’en 1929, mais avec un visage et une dynamique différents. En effet l’argent y est une nouvelle fois désintégré, non plus par un assèchement de matière comme en 1929, mais à l’inverse par un surplus de valeurs dont la production et l’accélération (au départ salvatrices pour amortir les variations d’échanges) se subsument en un argent aussi fluide que compressé, filant dans les courants atmosphériques de la finance planétaire, et dont la trace se dilue, voire s’efface, activant d’autant la potentialité de la réalité, celle-ci se transformant en une fiction financière particulièrement enivrante. Mais le problème, c’est que l’argent a fini par réapparaître par le gouffre de sa mobilité !

Ce qui initie la crise de 2008 repose, cette fois encore, sur cette jouvence libérale de l’Amérique à atteler sa croissance sur la multiplicité productrice et consommatrice tel que chaque individualité, chaque force en présence maillant l’économie nationale, peut en rêver. La puissance de ce pays est qu’il n’a pas de complexe à valoriser et monnayer l’illusion de ce qu’il peut être, aussi bien pour chacun que pour tous. Avantage notoire de la dynamique : l’Amérique va ainsi toujours de l’avant, trouve sa force d’investissement, et de la sorte les chevaux de son moteur économique, quels que soient par ailleurs le mirage et le gaspillage. Elle tire ainsi son marché intérieur et, par l’internationalisation de sa démarche qu’elle véhicule à souhait, elle tire aussi le monde... en le ramenant à elle, à la production de sa puissance comme à ses citoyens consommateurs. Depuis le plan Marshall dont la générosité n’est que l’habilité à avoir compris la bêtise de Hoover, jusqu’à l’annulation des accords de Bretton Wood permettant à un dollar étalon de faire cavalier seul, l’Amérique a toujours su tenir la boucle de son économie et ainsi l’expression prométhéenne de sa puissance de temps sur tous les autres.

Une effectivité fantastique du rêve

Qui dit argent monnayé sur le rêve, sur la croyance à l’avenir, dit vivre et produire à crédit. Revient ici la problématique et l’enjeu des banques dont tout le travail, tout le lobbying depuis l’après-guerre a été de résoudre le nœud gordien de leur insoluble mission schizophrénique de 1929 avec alors un argent trop consistant d’un côté pour être assez volatile de l’autre et inversement. Un nœud qu’il a fallu dénouer non pas par la quête d’un équilibre entre ces deux aspects, mais en transformant ce point de friction en un nœud coulissant, glissant, permettant justement le jeu des déséquilibres, c’est-à-dire la mobilité de l’argent sans que celui-ci ne compte, ne pèse trop et qu’il permette donc l’effectivité du rêve.

Ce nœud coulissant correspond au développement de la finance qui, au-delà de la cotation boursière des entreprises, s’assoit peu à peu comme un tapis laminaire et luminescent de valeurs inventées, renouvelées et parfois dûment dosées d’extraits de crédits, de bouts d’hypothèques et de cotations montantes, le tout diluant les risques... De l’argent en algorithmes mais dont la fonction n’est pas de produire des billets ni de s’échanger contre du pain ou du vin, mais de n’être qu’en circulation, qu’en mouvement avec lui-même et les valeurs qu’il sécrète. On comprend de la sorte l’amortissement joué par tel tapis financier dans et par la variabilité des valeurs ainsi animées, les pics et les lissages des unes et des autres aboutissant au maintien d’un mouvement au cours toujours plus ou moins déséquilibré mais dont la fonction n’active pas moins de la continuité dans les échanges et le jeu économique des croyances. En ce sens le principe qui fonde la finance est louable, garantissant ainsi à l’argent, à ce qu’il représente, une puissance de déploiement et donc d’investissement tout en lui pondérant les soubresauts, les accidents de temps que sa volatilité entraîne.

Cependant la dimension qui active un tel principe demeure ce temps que le vingtième siècle a enfourné pour s’émanciper de l’espace, libérer la flèche des potentialités et donc spéculer inévitablement. Comme à chaque fois, par l’emprise qu’elle prend sur les esprits, une dimension aveugle et détourne de la lisibilité du processus qui s’effectue. Ici la circulation mise en route par la finance, devant agir comme un mouvement économique régulateur, n’est vite qu’une astuce pour accentuer et accélérer, au sein de cette sphère financière comme à l’extérieur, le jeu des croyances et des échanges dans leur infinie production. Aussi fatalement, quels que soient les bienfaits des effets de croissance induits, la spéculation l’emporte sur la régulation. Le mouvement par lequel, au départ, cette régulation a pu être envisagée, n’est finalement qu’un masque pour mieux continuer d’enfourner le temps et son illusion et cela du coup à tous les niveaux de la société.

Concomitant avec développement de la communication

Ainsi se concrétise la spéculation non seulement financière mais de tout un chacun porté par la conviction des banques et leur nouveau système d’existence. Celui-ci conduit le processus bancaire à créditer non seulement l’avenir sur l’assurance du présent mais également la précarité du présent sur la spéculation de l’avenir, grâce aux effets de mouvement de la finance. Se construit en soi une effectivité fantastique du rêve. C’est ce tour de force incroyable de l’équation du temps, réalisée notamment dans l’immobilier, où la valeur d’une hypothèque, d’une maison, objet déjà d’un crédit, de par sa potentialité spéculative permet de multiplier les possibilités de crédits au présent : ce fameux processus qui va de la titrisation des subprimes dans les coffres subliminaux de la finance à la multitude de cartes de crédit que le client américain obtient pour prolonger son rêve consumériste.

Seulement se crée alors comme un retournement par ce mouvement dont la spéculation a voulu faire sa devise, son argent, en croyant justement effacer la consistance de celui-ci dans une extrême et continuelle mobilité. Pas plus que l’espace et le temps, le mouvement n’échappe à la réalité des choses dont il est le cours. Aussi l’argent de la dette immobilière américaine a beau intensément circuler et tisser sa propre forme de valeur financière, il ne demeure pas moins le cours d’une dette dont la valeur forme, en retour, la réalité comptable d’une maison. Globalement, lorsque le flot, même si hyperdilué, de dettes l’emporte sur la perméabilité du terrain des hypothèques, le sol s’inonde et la maison disparaît au-delà même du seul toit habitable qu’elle pourrait encore être. Titrisée et sans plus de propriétaire (expulsé) ni d’acheteur (insolvable), elle devient le cauchemar des banques. En le découvrant, les banques, enchaînés les unes aux autres par cette forme d’autogenèse de l’argent en mouvement, se sont aussi vite autodésintégrées en devant couper court à la fiction.

La crise économique de 2008 reflète à sa façon cette friction de ce passage inédit du temps au mouvement, tel que nous le fait vivre notre époque actuelle. Il est flagrant de noter que l’emballement mondial de la finance et l’empressement de sa cupidité libérale sont concomitants, depuis les années 1980, avec le développement exponentielle des technologies de la communication, de l’Internet notamment, elles-mêmes accentuant toutes les formes concrètes de mobilité, d’accessibilité, d’opportunité qui désormais nous régissent. Autant de technologies qui plus que de nous projeter dans le temps, nous mettent en mouvement. Et si de la finance à l’Iphone, cette actualité du mouvement est effective, ressentie, elle est loin d’être comprise, comme le prouve l’incapacité générale d’appréhension de la crise économique, le temps et sa logique de projection nous dominant encore largement. Pourtant les faits sont là, on change de dimension, on passe au mouvement, cela altérant d’autant les enchaînements événementiels et, a fortiori, le prisme de nos visions antérieures.

Crise de 2008 et tempêtes de 1999

Une autre façon d’essayer de comprendre la crise de 2008 est d’en présenter un parallèle imagé avec les deux tempêtes hivernales ayant traversé et saccagé nombre de paysages forestiers européens en 1999. La soudaineté et la violence de ces tempêtes prennent alors de court les météorologues qui ne peuvent que chercher après coup la raison de la vitesse phénoménale des vents des deux courants dépressionnaires successifs. Et ce qu’ils observent et analysent est une conjonction insoupçonnée entre des oscillations tourbillonnaires au niveau des courants de haute altitude atmosphérique, ces puissants vents laminaires appelés jet-streams, et le déplacement d’une petite dépression de l’Atlantique nord vers les côtes, l’interaction des deux phénomènes se faisant au-dessus de territoire par une aspiration mutuelle des mouvements d’air et un déploiement exceptionnel de la vitesse des vents sur terre. Le phénomène météorologique se reproduit en janvier 2008 avec la tempête Klaus dévastant le sud-ouest de la France, mais en étant cette fois anticipée.

A bien des égards, les flux financiers et l’immédiateté de leurs échanges ressemblent à ses jet-streams dont le déplacement laminaire a effectivement son rôle dans la régulation de l’atmosphère. Et comme avec les tempêtes de 1999, la violence inédite de la crise de 2008 correspondrait à la conjonction de turbulences économiques en diverses strates inversant soudainement leur régulation mutuelle en une aspiration simultanée et phénoménale. Mais l’essai de comparaison s’arrête là, car si l’accélération de la finance en haute altitude peut sembler incontournable à l’économie, elle reste une invention de l’homme et de son libéralisme. En ce sens, comme pour les météorologues, la leçon peut être grande à tirer du mouvement effectif de ce qui s’est passé.

L’induction des forces économiques

Certes la réaction rapide des Etats par leur caution auprès de banques, de fait en état de choc dépressionnaire (et non plus “schizophrénique”, cette fois !), est pertinente pour justement maintenir le mouvement d’un minimum de flux. Une caution de l’argent, inspirée de l’erreur de 1929, est donc donnée aux banques et on peut dire qu’est ainsi évitée une transformation du mouvement des forces économiques en d’autres matières plus incontrôlables et dévastatrices. Et pour le coup, la rapidité, à peine an après, avec laquelle les Etats perçoivent le remboursement de leur caution ou sinon valorise celle-ci, est bien la preuve de l’efficience du mouvement avec lequel la finance s’alimente.

Reste à sortir cette sphère économique de l’aveuglement cupide et opportuniste des projections et du temps dont elle se sent prometteuse et qui ne sont pas sans ravage social. Il y a à entendre le mouvement dont elle fait indirectement son jeu, pour justement l’induire à bon escient. Une réelle opportunité mais sans doute se noue là plus qu’une question de loi de régulation : la nécessité d’une actualisation dimensionnelle de l’entendement de notre modernité, ce passage donc du temps au mouvement, avec les changements de visions que cela engendre, que ce soit dans l’induction des forces économiques de croissance que dans l’expression de celles sociales et écologiques de résistance. Un exercice forcément à long terme dont la crise économique de 2008 et son paradigme réflexif peuvent être un atout.

Gibus de Soultrait

[1L’entente du mouvement, Ed.Vent de Terre/Surf Session 1995, reéd. complétée prévue pour 2010.