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Numéro 36 Web
La créolisation des Cultures : 1ère partie

Sommaire

Colloque du 17 juin 2011 à l’Auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, proposé par la Mairie de Paris, la Délégation Générale à l’Outre-mer, la revue Les périphériques vous parlent.

Au-delà de la réalité linguistique des langues créoles, la créolisation exprime la rencontre imprévisible des cultures ainsi que leur altération positive et dynamique. Cette notion, formulée par Edouard Glissant, permet de penser les identités postcoloniales et composites. D’autre part, dans quelle mesure les expressions culturelles de l’Outre-mer peuvent-elles occuper la place qui leur revient en Métropole, au regard de leur créativité et de la vivacité des formes contemporaines que génèrent les traditions dont elles se réclament ?

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Actes de la première partie du colloque intitulée

Identités, Créolisation et mondialité

• La notion de créolisation suggère une voie alternative autant au relativisme culturel qu’à l’universalisme, intervention de Yovan Gilles (Les périphériques vous parlent) :

Tout d’abord, pour Edouard Glissant, la Créolisation est le « le métissage qui produit de l’imprévisible ». Voila ce qu’il dit, en effet, dans le film de Federica. D’emblée cette formulation de la créolisation nous situe dans un horizon à la fois de chaos et de fraternisation, une dimension de rencontre mais également d’instabilité.

Ainsi pétrie d’ambivalence, la créolisation ne doit pas solliciter en nous un acquiescement béat, sans discernement, à une sorte de destin naturel des humanités qui serait la réconciliation, l’amnésie. Elle n’exprime pas une sorte de mélangisme des cultures dans des sociétés mondialisées, où ces dernières fusionneraient sur un mode œcuménique, qui en appelle au consensus, à une reconnaissance de la différence, moralement souhaitable et qui n’aurait pas besoin d’être problématisée, sous prétexte que le métissage qui la sous-tend aurait des effets de pacification des identités héritées, longtemps et encore en conflit. Mais, en même temps, précise Edouard toujours dans le film, à chaque fois qu’il y a eu des lieux de créolisation (Palestine, Rwanda, Yougoslavie), ces lieux, soit ont été pris pour cibles, soit ils ont implosé. Donc, cette question de la créolisation a des enjeux capitaux dès qu’on la met à l’épreuve des pratiques et des enjeux qu’elle dessine pour les humanités contemporaines.

Mais si la créolisation conduit à un nouvel imaginaire du monde, à une transformation également des relations que les cultures et les identités entretiennent entre elles, le mélange, que suggère le métissage qui est corrélé à cette créolisation, ne postule pas la pureté originelle des éléments mis en présence par ce métissage, qui n’est pas un donné biologique.

Or, c’est cette pureté native des cultures que Glissant récuse précisément, même si certaines cultures prédominantes ou non se sont pensées et se pensent encore comme pures des autres (il parle ici des cultures ataviques ou génétiques) ; à la différence de qu’il appelle les cultures composites qui assument leur propre éclatement, leur origine éclatée (il parle de la digenèse) : une origine qui n’est pas unité mais une sorte de Big Bang qui se manifesterait peut-être à la manière d’une « permanence changeante », « un chaosmos » qui est une contraction de chaos et de cosmos ; un désordre, encore, au sens du pluriel d’ordre. Ces cultures même composites dans les faits d’ ailleurs, peuvent aussi revendiquer au final un atavisme et se recréer une mythologie ou une généalogie fantasmée (les nazis pensaient que les Aryens descendaient des géants qui habitaient la terre avant l’apparition des hommes.)

Par contre, comme le dit Laplantine, la notion de créolisation suggère une sorte de désappropriation et « l’incertitude liée au jaillissement ». Le métissage de la créolisation n’est pas synthétique ou fusionnel, non plus un agrégat de formes, mais écart et singularité par rapport à ce qui est mis en contact. De la même manière, une société dite multiraciale ne suffit pas à faire une société créolisée, même si elle en est la condition. L’expression créolisée peut consister à la co-présence de toutes les formes dans un même espace temps et des combinatoires générées par cette co-présence.

• La richesse linguistique des créoles est le socle du concept de créolisation, intervention de Tony Mango (professeur de créole) :

Tout d’abord, merci beaucoup de cette invitation. Je suis très heureux d’être avec vous pour un partage autour de mon expérience. Car, je suis ici en qualité de praticien du créole, d’abord formateur associatif, puis enseignant de créole, et fort de cette expérience, je peux vous faire part de mon analyse sur toutes ces années passées à militer en faveur de la transmission, à développer un travail autour de la langue et des cultures créoles. Dans un premier temps, je parlerai du cadre intra-communautaire, avant d’ouvrir ma réflexion à cette question fondamentale de notre présence en tant que citoyens dans ce pays, puis je m’attacherai à montrer comment notre langue a trouvé sa place sur ce territoire.

La première question que j’ai envie d’aborder concerne la langue créole. On pourrait d’ailleurs dire les langues créoles, car leur pluralité est importante. La langue n’est pas qu’un outil de communication, elle est aussi un moyen incroyable de comprendre un peu mieux qui nous sommes, comment nous voyons le monde et comment parler de nous. Car la langue accompagne le regard particulier que nous portons sur le monde : ce que nous disons des choses dans une langue induit à penser le monde autrement. Et ce travail autour de la langue nous permet de nous découvrir nous-mêmes.

C’est une expérience très particulière que d’arriver à enseigner le créole en France hexagonale, en l’occurrence, dans deux lycées de la région parisienne. La présence de créolophones est ancienne et remonte bien au-delà des dix dernières années, puisqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, les soldats antillais démobilisés sont restés sur le territoire et se sont rassemblés. Or, dès que vous mettez quelques Antillais ensemble, la langue prend place, l’imaginaire s’installe... Dès que des créolophones s’installent au début du XXème siècle, la langue existe sur le territoire. Ensuite, sa continuité est le fait des étudiants boursiers (il y en eu d’illustres) et des fonctionnaires venant en formation et en mutation.

La langue vit donc ici depuis très longtemps et j’aimerais évoquer sa vivacité. Cette langue a joué un rôle dans la communauté, diffusant au sein des différentes cultures sur ce territoire. Car dans les années 1960, on assiste à une organisation massive, institutionnalisée de la migration ultrmarine, qui a permis à une communauté assez importante de s’installer. Ce sont des martiniquais, des guadeloupéens, des réunionnais, des guyanais... Et la langue existe à travers leur présence. Elle permet à ces hommes et femmes, issus de l’espace caribéen et de l’océan indien, de tisser entre eux des liens de convivialité, des moments de paix, essentiels pour survivre sans se perdre, sans se diluer. Ces moments leur permettent de partager leur histoire, leur culture, et sont aussi un moyen de se faire entendre sur ce territoire où il leur faut continuer à exister comme hommes et femmes « venus d’ailleurs », alors même que, du fait de l’histoire coloniale, ce territoire se trouve appartenir au même pays que leurs terres d’origine. Ces rencontres ont permis une évolution extraordinaire de la langue, dont nous pouvons constater les résultats aujourd’hui, au niveau de la troisième génération où nous sommes.

J’enseigne le créole à des jeunes, qui, par le biais de leurs parents, ont exigé la présence du créole à l’école. Cette exigence, que nous considérions depuis longtemps comme légitime, portée avec détermination par les jeunes et leurs parents, a finalement été acceptée par l’Education Nationale. Nous existons aujourd’hui grâce à cette exigence, qui procède d’un long cheminement dans le rapport à la langue et à soi-même, mais surtout, notre détermination montre notre envie de nous projeter sur ce territoire et de continuer à y exister et à y échanger sans nous diluer. C’est une bataille de tous les instants, car nous luttons contre des systèmes puissants, qui ont l’expérience de siècles de fonctionnement et d’organisation. Le mouvement d’assimilation a tout fait pour que le créole n’existe plus, mais cette langue est toujours présente et continue de nourrir l’imaginaire des hommes, des femmes et des jeunes qui vivent ici.

Nous avons organisé des journées internationales du créole, créées en 1987 par Daniel Bouckmann. Personnellement, je suis arrivé en 1992-1993. Dans le cadre de chaque journée annuelle internationale du créole, des ateliers posaient la question de l’usage du créole dans la famille, dans les associations, sur le lieu de travail (des communautés se retrouvent concentrées dans certains domaines professionnels), visant à asseoir un autre rapport à la langue. Aujourd’hui, les jeunes organisent des moments de créole, plus conviviaux et qui n’ont plus rien à voir avec ce que nous faisions. Mais ils se sont appropriés quelque chose et poursuivent dans leur propre voie, selon leur propre forme de création. C’est très surprenant. Notre parcours est constitué d’étapes, de basculements, où tout à coup des jeunes, que la langue intéresse, disent : « je ne veux pas seulement parler créole, je veux aussi passer l’épreuve au baccalauréat... Le créole m’intéresse, je veux l’apprendre, j’ai des amis guadeloupéens, martiniquais  ». D’autres jeunes encore nous disent : « je suis Haïtien et vous proposez le créole martiniquais, guadeloupéen et pas le créole haïtien....Qu’est-ce que cette discrimination entre créoles ?  ». Vous avez raison, nous allons devoir trouver des moyens pour que ces langues existent mieux. Elles existent déjà, mais un vrai travail d’institutionnalisation doit accompagner l’évolution de la langue, la prise de conscience de la langue.

Les Haïtiens sont très forts : ils choisissent le créole qui, par la mobilité de leurs parents, est le plus proche d’eux géographiquement, ils s’en emparent et le présentent au baccalauréat, gonflés à bloc. Ils présentent le créole guadeloupéen, alors qu’ils sont Haïtiens. Et ils nous bluffent, parce qu’ils ont travaillé ! J’ai vécu une expérience enrichissante. 2006-2007 est la première année de l’épreuve obligatoire du créole au bac. Cinquante étudiants se sont inscrits, et ce sera ainsi chaque année. En 2008, l’enseignement du créole est mis en place et nous sommes deux professeurs, un collègue enseigne à Saint-Denis et moi à Créteil. Nous sommes tous deux nommés pour mener une expérimentation du créole à l’école. Nous décelons une difficulté et poursuivons la bataille pour enfin obtenir, en 2010, que le créole devienne une épreuve facultative. C’est alors une explosion d’inscriptions ! En 2011, 600 élèves se sont présentés au baccalauréat avec le créole en épreuve facultative. Nous sommes passés de 50 à 600 candidats, alors que seuls les créoles martiniquais et guadeloupéen étaient proposés. Cet afflux d’élèves a posé le problème de la formation des enseignants et de la création de supports adaptés.

Ces jeunes n’ont pas hésité une minute : ils ont vu les créoles guadeloupéen et martiniquais dans la liste des options, et ils ont foncé ! Certains souhaitaient acquérir des points supplémentaires, d’autres allaient vers la langue en procédant à un travail sur eux-mêmes.

Ce qui m’intéresse dans la créolisation, c’est que l’on n’enseigne pas le créole de la même façon en Martinique et Guadeloupe qu’en métropole. En Martinique, on enseigne le créole martiniquais aux jeunes Martiniquais et les non-créolophones intéressés par le créole, s’orientent vers le créole martiniquais. La situation est exactement la même en Guadeloupe. En revanche, dans l’Hexagone, les élèves viennent d’horizons culturels multiples : ils sont Martiniquais, Guadeloupéens, Haïtiens, Cap verdiens, Guyanais, Dominicains, et leurs compétences comme leurs motivations sont variées. Il faut donc imaginer une manière de faire complètement différente ! D’autant que le premier document que je demande à ces jeunes de compléter dès leur inscription, c’est le choix de la langue ! La plupart ne savent pas choisir : « ma mère est martiniquaise et mon père est guadeloupéen, que dois-je choisir ?  » me demandent t-ils. Et, c’est la même chose pour les jeunes Haïtiens. Or, il faut bien faire un choix, je vais bien sûr passer d’une langue à l’autre, mais je vais quand même enseigner, soit le martiniquais, soit le guadeloupéen. Ce qui est très enrichissant dans une classe, c’est que nous allons passer d’une culture à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une identité à l’autre. C’est très important pour moi, car je découvre des choses sur les élèves et aussi pour eux, car ils parviennent à mettre des mots sur des objets, des odeurs... Même ceux qui ne parlent pas du tout le créole, se rendent compte que la langue, au fur et à mesure, se glisse en eux, les habite. C’est un parcours initiatique qui les aide à formuler des choses enfouies en eux. On constate ce phénomène aussi bien au niveau scolaire, qu’au niveau associatif. Aujourd’hui, les Antillais, qu’ils soient de première, deuxième ou troisième génération, vont et viennent entre le créole martiniquais et le créole guadeloupéen... Nous assistons, nous les enseignants, à la création de quelque chose qui surprend les martiniquais et les guadeloupéens : la création originale d’une langue qui devient une langue antillaise, laissant passer le locuteur du martiniquais au guadeloupéen avec une facilité assez déconcertante en fonction de la personne avec qui il parle. Par exemple, ma femme, martiniquaise, se trouve influencée par mon créole et discute avec moi en créole guadeloupéen. Je lui en ai fait la remarque. Or, quand elle est avec sa mère, il y a basculement, elle reparle le créole martiniquais sans même s’en rendre compte. C’est ce qui est en train de se produire dans l’Hexagone : la pluralité des langues crée quelque chose qui commence à ressembler à ce processus de créolisation en Californie que décrit Edouard Glissant, à ceci près tout de même, qu’il s’agit de deux langues caribéennes, bien moins éloignées l’une de l’autre que ne le sont l’Espagnol et le Japonais. Néanmoins, il se joue quelque chose de très intéressant pour nous, à savoir, la rencontre entre ces différentes langues et ce qu’il en ressort, qui n’est ni du guadeloupéen, ni du martiniquais. Cela ressemble au Bèbèlé, un plat de Marie-Galante, qui est un mélange de légumes. Pour obtenir un bon Bèbèlé, il ne suffit pas d’ajouter simplement des légumes.

Nous évoluons dans notre propre rapport à la langue. Et demain, ce rapport à la langue va être posé ici, dans l’Hexagone, mais aussi là-bas, en Martinique et en Guadeloupe, car l’enseignement du créole doit aussi y être pensé au-delà des frontières Martiniquaises, Guadeloupéennes ou Guyanaises. Et comme nous avons besoin ici d’outils particuliers, il va nous falloir travailler de concert avec tous les créolophones.

Cela donne un sentiment de confrontation, car aux Antilles, deux identités sont en train de se construire. Je vais très souvent en Guadeloupe et, de plus en plus, en Martinique, et je me rends compte que, même si nous tentons des passerelles, nos chemins se rencontrent de moins en moins dans notre relation à la métropole. Nos revendications sont parallèles, par exemple la revendication mémorielle sur le territoire hexagonal. Nous allons devoir confronter toutes ces idées même si cela nous mène à des conflits. Nous vivons ici et dans cette période précise, et nos enfants vivent dans des banlieues avec des jeunes qui composent la troisième génération issue de l’immigration maghrébine ou africaine. Ces jeunes ont envie de partager, or on ne peut rien partager avec les autres si on ne sait rien de soi. Le rapport à l’autre sous entend que l’on a un peu de soi à donner. C’est dans ce « un peu de soi » que l’on donne que l’on arrive à se découvrir et à aller vers l’autre, même si c’est un peu chaotique. Ce qui importe, c’est de trouver sa propre voie.

Si je devais dire qui je suis, je dirais que je viens de l’Enclos, Cocoyier et Port-Blanc, les 3 lieux où j’ai grandi enfant, même si je ressens un attachement plus particulier à Cocoyier, car mes parents y ont planté le bout de mon nombril dans la terre. Ce rituel m’a attaché à cette terre et cette terre vit en moi : je peux aller partout sans être déraciné. Je suis guadeloupéen, caribéen et je crois que notre devenir de Guadeloupéens doit se construire dans cet espace caribéen. Je suis banlieusard, car j’ai passé la plupart de mon temps ici. Je suis arrivé à l’âge de dix ans, et j’ai une culture de banlieusard. Je suis aussi un enseignant, j’ai d’ailleurs enseigné l’Anglais pendant quelques années. Cette identité évolue donc au fur et à mesure des mes rencontres, de mes échanges. J’absorbe, je partage, j’essaie de ne pas me diluer, et bien sûr, tout cela crée en moi des situations conflictuelles, mais je sais aussi que c’est la façon dont je négocie ces conflits qui créent toute la richesse de ce que je suis.


Les littératures antillaises et haïtiennes sont-elles porteuses d’un
bien commun susceptible de surmonter les conflits hérités de
décolonisations incertaines ?, intervention audio d’Yves Chemla (enseignant, écrivain, critique littéraire)

• L’ethnoscénologie, intervention de Federica Bertelli (Les périphériques vous parlent) :

Pour rappel, avant d’entendre Jean-Marie Pradier, je vous citerai ici une définition de l’ethnoscénologie : c’est l’étude de tout phénomène spectaculaire organisé. Tout phénomène, que ce soit dans l’espace d’une scène ou dans l’espace social, devient spectaculaire en ceci qu’il se donne comme un événement à voir. C’est étudier, encore, des formes de pensée qui nous sortent d’une vision ethnocentrée de la société à partir desquelles nous appréhendons les figures de l’altérité en les ramenant souvent inconsciemment à notre identité.

• Le regard ethnoscénologique sur le créole et la créolisation, intervention de Jean-Marie Pradier (cofondateur de la chaire d’ethnoscénologie, professeur émérite de l’université Paris VIII) :

Lorsque Yovan et Federica m’ont convié à cette rencontre, j’en ai été ravi et enthousiaste !

J’ai dit à Yovan : « c’est très bizarre, à Paris, il y a beaucoup plus de restaurants chinois ou indiens que de restaurants antillais ! ». J’ai ajouté que, père de deux enfants en collège et lycée, j’ai remarqué que les scolaires font tous des voyages d’études. Ils partent pour l’Allemagne, l’Italie, le Japon, mais très très peu partent aux Antilles.

D’ailleurs, la notion d’Outre-mer me chagrine beaucoup pour plusieurs raisons, car l’image d’un rideau de mer, d’un rideau d’éloignement se pose. Nombre de gens que je connais qui travaillent dans les bureaux se rendent aux Antilles à Noël, pour y trouver le soleil, et non pour les Antillais. Ils s’installent dans des hôtels « bord de mer », mais ne vont pas dans les villages. Ils ne sont pas curieux. Il y a un travail à faire ! Car c’est un trait de la culture française que de tenir des discours et d’avoir des comportements différents : discours égalitaires, discours des droits de l’homme et de la femme. Nous dépensons beaucoup d’argent pour sauver les peuples ; en revanche, pour les habitants eux-mêmes, ceux qui partagent un même espace d’imaginaire, un même espace d’identité, peu se fait.

J’habite à Saint-Denis, où réside une forte communauté antillaise. Le seul endroit où l’on puisse se rencontrer, c’est dans la Basilique. Et là, je reviens sur un grand mythe linguistique qui a fondé le monothéisme : la Tour de Babel.

Le récit de la Genèse nous parle d’un peuple « un ». Rassemblés dans une grande ville, les habitants parlent tous la même langue et construisent une tour. Yahvé voit ce projet d’un très mauvais œil, les soupçonnant de vouloir devenir trop puissants, aussi puissants que lui, puisqu’ils tentent avec leur tour d’atteindre le ciel. Alors, il les frappe d’une malédiction : il les disperse linguistiquement. Désormais, chacun parlera sa propre langue et plus personne ne se comprendra. Fort heureusement, un autre mythe existe et s’oppose au premier. C’est le récit de la Pentecôte, dans le Nouveau Testament. Le Sauveur est mort, puis ressuscité. Les Apôtres sont un peu perdus et se retrouvent dans une salle, isolés. Ils réfléchissent ou se lamentent quand l’Esprit Saint survient sous l’apparence d’une langue de feu. Et, soudain, alors que la ville est peuplée de gens qui viennent d’un peu partout - les Actes des Apôtres énumère les peuples avec précision -, les apôtres commencent à parler et se trouvent être compris de tous. A noter que les Apôtres ne parlaient pas Latin, comme le feront la plupart des missionnaires en Chine ou en Corée, à l’exception des Jésuites, qui apprendront le Chinois, ce qui leur vaudra d’ailleurs beaucoup de malheurs.

En 2004, à l’occasion d’une manifestation académique organisée à l’Université de Paris 8 en l’honneur d’Edouard Glissant, il m’avait été demandé de participer par un discours à la cérémonie. Je me suis donc adressé à lui en ces termes : « vous êtes un inspirateur de l’ethnoscénologie ». Pourquoi ? Revenons à Héraclite, cité par Patrick Chamoiseau dans le film de Federica. Si vous lisez Glissant, vous constaterez que sa pensée est toujours en mouvement et qu’il n’hésite pas parfois à se contredire. Ainsi, au début de son œuvre, il se réfère à la notion de métissage, puis dans l’une de ses dernières conférences, il déclare que cette notion le dérange. Et moi non plus, je n’aime pas ce terme de « métissage », qui nous vient de la biologie et connaît un effet de mode. Comme le dit Glissant, le métissage est prévisible. Qui plus est, si vous prenez l’exemple du croisement d’un Breton et d’une Suédoise, blonds tous les deux, on ne dira jamais que leurs enfants sont des métis. Or, si un homme blanc ou une femme blanche épouse un homme ou une femme de couleur, leurs enfants seront dits métis. La couleur, l’apparence, est-elle une frontière ?

En repensant au film La Vénus noire, je ressens l’effroyable désastre qu’a été l’esclavage. Il reste, chez nous, un tabou historique, qui se lève petit à petit, mais avec difficulté.

Comment expliquer un imaginaire aussi puissant que celui des afros antillais, des afros brésiliens ? Sa source en est la capacité extraordinaire de l’espèce humaine à survivre, à inventer avec une force incroyable. Dans le désastre absolu, certains groupes humains s’anéantissent, disparaissent ; mais on voit également émerger des langues, des cultures imprévisibles. Et c’est cela, l’imaginaire ! la capacité qu’a l’espèce humaine, dans certaines circonstances, de créer face à la catastrophe.

L’imaginaire dont parle Edouard Glissant n’a rien à voir avec les théories de Sartre ! Il existe beaucoup de théories de l’imaginaire, ne serait-ce que dans l’histoire de la philosophie, depuis les dieux qui descendent en nous et nous habitent jusqu’à la folle du logis. C’est ainsi que l’on désignait l’émotion, avant que les neurobiologistes ne nous apprennent que l’émotion n’est pas un trouble de la conscience, mais qu’elle appartient aux activités cognitives, qu’elle fait partie de l’intelligence, de la raison. La perte de la faculté émotive conduit à l’athymie, au manque de motivation, à l’affaiblissement de la capacité de raisonnement. Des cas attestés d’athymie, apparaissent dans les états de crise extrême, telles les névroses de guerre.

Glissant est héraclitéen, et là, je vais employer un mot grec, l’énantiodromie, qui signifie la course des contraires.

La pensée européenne a été très marquée par Aristote, appelé au secours par les théologiens qui ont tenté de concilier la raison et la foi. C’était un défi extraordinaire ! Ainsi Thomas d’Aquin a pris Aristote pour autorité magistrale - si magistrale que plus tard, Molière lui-même s’en moque dans ses comédies. Aristote est le défenseur d’un principe logique qui s’est imposé comme fondement de notre logique ancienne traditionnelle : le principe du tiers exclu, selon lequel quelque chose ne peut pas être et n’être pas à la fois : on est bon ou méchant. Aujourd’hui, l’énantiodromie retrouve une actualité dans la physique quantique. Niels Bohr, prix Nobel de physique, en a fait sa devise : les contraires sont complémentaires. Or, Glissant fait l’éloge d’une chose et, en même temps, la critique, parce qu’il n’a pas une pensée binaire, mais une pensée dynamique. Son amour pour la langue, sa conscience de la langue n’a rien voir avec celle des structuralistes : Glissant voit la langue comme l’expression du corps-esprit, deux entités que la pensée occidentale oppose. Lorsqu’il en parle, il évoque le souffle, la corporéité, la respiration et l’environnement dans lequel la langue s’exerce. Dans un texte, il fait la différence entre écrire en Californie et écrire chez lui, de même qu’il met en parallèle la peur d’un tremblement de terre chez lui, et en Californie. Chez lui, il n’a pas peur, alors qu’en Californie, il y pense constamment.

La langue est une modalité du langage. Le langage est une potentialité spécifique à l’espèce humaine, mais qui doit être stimulée pour être activée. Hérodote raconte qu’un roi égyptien a tenté une expérience pour saisir ce que serait la langue mère, originelle : il a fait confier des nouveaux nés, de pauvre extraction, à un berger qui avait pour ordre de ne pas leur parler, de seulement leur apporter des laitages. En grandissant, ces enfants se sont mis à faire : bah, bah... Était-ce du phrygien ? Au Moyen Age, se pose un problème de théologie : la langue première est-elle l’Hébreu, l’Arabe, le Latin ? Frédéric de Sicile décide de tenir des nourrissons dans l’isolement. Ceux-ci meurent avant même que l’on puisse savoir quelle a bien pu être la première langue. Au XXème siècle, des spécialistes : éthologistes comme Harlow, des psychiatres comme Bowlby et Spitz découvrent le phénomène de l’attachement, de l’hospitalisme. Un enfant ne se met à parler que s’il est stimulé. Or, cette stimulation ne peut se limiter à la seule dimension linguistique, elle doit être également corporelle, émotionnelle et affective (voir le livre de Ashley Montagu, La peau et le toucher). La langue s’apprend dans le sein de la mère. Des travaux ont été menés par Jacques Mehler, relatés dans ses nombreux ouvrages. Mehler s’est aperçu que le fœtus n’est pas sourd, il écoute les sons filtrés par le liquide amniotique et utilise le système de la boucle audio-phonatoire : la bouche vocalise ce que l’oreille entend. Dès la naissance, le babil est particulier, en relation avec l’ethnie linguistique de la mère.

D’autres travaux ont été menés sur la grammaticalité : un analphabète est viscéralement attaché à sa langue, aussi bien qu’un bon élève. Les linguistes structuralistes, dans les années 70, ont été surpris de constater que les analphabètes respectaient leur grammaire. La plasticité cérébrale, dans l’espèce humaine, est extraordinaire, mais si le cerveau est plastique - il n’est pas amorphe -, il doit néanmoins être stimulé et activé. L’enfant apprend les règles par une sorte de gymnastique rythmique. En effet, les nouveaux-nés gesticulent sur la rythmique particulière, qui structure la langue de ceux et celles qui composent son entourage. La langue est timbre, façon de respirer, de bouger, relâcher ou tendre les muscles. Glissant s’intéresse avant tout à l’oralité, et l’écrit, pour lui, vient après. L’oralité et la langue s’inscrivent dans l’entièreté du corps ; il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre, l’esprit, mais un ensemble systémique complexe et dynamique. L’identité linguistique est une évidence. Voyons, par exemple, ce qui s’est passé en Turquie : l’Empire Ottoman s’étendait jusqu’au Maroc, il était peuplé de Grecs, de Kurdes, etc. Au moment du démembrement de l’empire, il tout a été découpé. Mustapha Kemal, dit Atatürk, « père des Turcs », a décidé de renforcer « la turquicité » de la Turquie. Les massacres alors ravagèrent l’Arménie. Le Kurdistan, autrefois bien plus grand que la France, a été découpé entre la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. L’administration turque interdit la langue kurde ; le mot kurde disparut, remplacé par le mot turc qui signifie « montagnard ». L’état-civil imposa aux Kurdes des noms de famille choisis par les fonctionnaires turcs. Il ne devait subsister aucun nom kurde. Ce n’est que depuis 2004-2005, que l‘état-civil turc tolère certains noms kurdes, à l’exception des noms signifiant « guerre » ou « révolution ».

Pour Édouard Glissant, la langue est un matériau organique qui rassemble, marque, nourrit les identités. Le timbre de la voix est particulier, il est difficile de le plastifier si je puis m’exprimer ainsi. Étrangement, nous devenons sourds aux phonèmes qui n’appartiennent pas à notre univers linguistique du fait de nos apprentissages. La pensée de Glissant est en mouvement, en spirale, en constante révision d’elle-même, de libération, d’espoir. Elle est très physique et très sensuelle, de même que sa langue.