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Numéro 36 Web
Histoire et contemporanéité des expressions artistiques du Bèlè et du Gwoka : 1ère partie

Sommaire

Colloque du 21 octobre 2011 à l’Auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, proposé par la Mairie de Paris, la Délégation Générale à l’Outre mer, la revue Les périphériques vous parlent et l’association Sortir du colonialisme.

Le Bèlè en Martinique et le Gwoka en Guadeloupe sont deux matrices artistiques et culturelles qui revêtent une grande variété de formes tant spectaculaires que populaires. Ces deux expressions sont inséparables des pratiques sociales qui, de la période de l’esclavage où elles ont émergées comme modes de résistance à l’oppresseur jusqu’à aujourd’hui, ne se laissent toutefois ni réduire à des enjeux identitaires, ni à ce que le sens commun se représente d’évidence quand on évoque les musiques et les danses « traditionnelles ». Forts d’un nouvel essor depuis plusieurs décennies, le Gwoka et le Bèlè accèdent aujourd’hui à leur propre modernité, dont il s’agit de comprendre la nature à travers l’étude des métamorphoses complexes qui président à l’actualité de toute tradition.

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Bèlè et Gwoka : histoires et positionnements actuels

• Ouverture

Jean-Claude Cadenet (Délégué Général à l’Outre-mer de la Ville de Paris) : Le colloque d’aujourd’hui traite de l’histoire et de la contemporanéité du Bèlè et du Gwoka, musiques traditionnelles nées à l’époque de l’esclavage et qui se sont développées aux Antilles et en métropole. De musiques traditionnelles, elles sont devenues modernes et ce volet contemporain a été l’occasion de métissages avec l’Europe. Je suis donc heureux de recevoir des joueurs de Gwoka et Bèlè en ces lieux, car c’est toujours une immense fête. Nous verrons aussi un extrait du film L’âme de la Guadeloupe de Caroline Bourgine, dont je salue la présence parmi nous ce soir, puis nous pourrons voir également les extraits du film Biguine Biguine de Guy Monyal, La naissance d’un tambour de Patrick Deval et également des images du Damnyé filmées en Martinique de Federica Bertelli.

Patrick Farbiaz (Association Sortir du colonialisme) : Le colonialisme continue, et je rends hommage aux manifestants de Mayotte qui, en ce moment, se battent contre lui. Au nom de notre association qui organise, chaque année, la « Semaine anticoloniale », je suis très heureux d’inaugurer ce colloque. Merci à Bertrand Delanoë et à Jean-Claude Cadenet, qui sont attentifs à la mémoire et à la culture. Avec Les Périphériques vous parlent, nous sommes persuadés que lutter contre le nouvel ordre colonial, ne s’arrête pas au domaine politique, mais englobe la culture et principalement la musique, laquelle est un vecteur de résistance. C’est ainsi que le jazz, né dans les grandes plantations esclavagistes, a dû se transformer pour survivre dans la classe ouvrière noire et dans les méandres du capitalisme financier. De même, le Gwoka et le Bèlè, ont dû, pour ne pas disparaître, se métamorphoser. La musique paysanne est devenue une musique de l’identité antillaise et du Tout-monde dans le sens où Glissant élaborait cette pensée anticoloniale, originale. L’enjeu est la convergence entre l’action culturelle et l’action politique contre l’assimilation et la dépersonnalisation, ces deux instruments du colonialisme moderne.

Citons Edouard Glissant dans Le discours antillais : « l’avenir de ce pays ne dépend pas de l’habileté des hommes qui sont au pouvoir, mais de la profondeur de la révolution dans les mentalités et de sa réalité dans les structures sociales ».

Cristina Bertelli (Les périphériques vous parlent) : L’intention de ce colloque est de faire évoluer la connaissance de celles et ceux qui connaissent déjà ou ne connaissent pas encore le Bèlè et le Gwoka. Et j’aimerais que cette journée soit non seulement atypique mais jouissive. Il y aura beaucoup de musique : des improvisations avec Jean-Charles François et son trio, une démonstration de Max Diakok et ses musiciens retraçant l’évolution du Gwoka, mais encore Vaïty, M’la et Artana, Etienne Jean-Baptiste. Nous partirons des origines pour arriver à une expression contemporaine que vous découvrirez sur cette scène. Apprêtons-nous à vivre quelque chose d’extrêmement vivant !

Le projet de « Franciliens en Ile de France », conçu par les Périphériques vous parlent et leurs partenaires, a pour but de faire comprendre la richesse culturelle des matrices artistiques du Bèlè et du Gwoka. Ce projet est issu d’une collaboration de longue date, elle-même née en Martinique. J’y étais en vacances, il y a quelques années, à Pâques, quand j’ai vu sur la plage un groupe de danseurs de Damnyé en pleine action. J’avais été tellement bouleversée par la beauté du spectacle, que j’ai recherché tous les morceaux de papier que je pouvais avoir dans les poches pour y écrire immédiatement mes impressions. C’est devenu un article et un an après, nous faisions venir ces artistes à l’université de Paris VIII Saint-Denis à l’occasion d’un colloque. Depuis, nous avons poursuivi nos collaborations.

Quels critères aujourd’hui pour penser les musiques et danses enclavées dans l’eurocentrisme ?, intervention de Yovan Gilles (Les périphériques vous parlent) et de Jean-Marie Pradier (professeur émérite à l’université de Paris VIII et co-fondateur de la chaire d’ethnoscénologie).

Yovan Gilles : Nous aurions pu employer ici le terme d’« ethnocentrisme » plutôt que celui d’eurocentrisme sans doute. L’ethnoscénologie s’insurge à sa manière contre la vision ethnocentrée des cultures de l’autre, liée à une prétention occidentale à l’universalité, même si cette notion d’universalité repose sur des fondements profonds qu’il faut prendre en considération. Mais, dans le cadre de cette rencontre, nous nous proposons de faire tomber les a priori - même positifs - qui persistent sur le Bèlè et le Gwoka, car s’il s’agit en réalité de faits sociaux globaux selon l’expression de Marcel Mauss, les situant dans une dimension à la fois de la communauté et en surplomb de cette communauté par le biais d’hybridations successives et de télescopages entre cultures.

L’expression de musiques du monde nous suggère qu’il existerait des expressions artistiques d’essence communautaire, voire ethniques par opposition aux expressions artistiques académiques qui seraient dénuées dans leurs visées de conditionnements et d’usages sociaux. C’est une expression absurde et une conception qui l’est tout autant. Connaissez-vous aujourd’hui une musique qui ne soit pas du monde, sauf à provenir de quelque lointaine planète ? Et qui sont ces gens qui se réfèrent à ces « musiques du monde » ? Nous sommes là en plein préjugé ethnocentriste ! Lorsqu’on parle d’expressions traditionnelles, c’est aussi très problématique ! Je vous renvoie sur ce point à un roman d’Andrew Watson. Il se situe en 2150 de notre ère et décrit des passionnés qui font revivre la mémoire du rock n’roll, genre musical disparu et qui ne subsiste plus que sous la forme d’un folklore. Ainsi, la tradition renverrait au passé, alors qu’elle est, en réalité, liée une transition entre passé et devenir, véhiculée par des passeurs. De même, lorsqu’on parle de pratiques endogènes, qu’est-ce que cela signifie dans le domaine artistique ? Au nom de quoi le Bèlè et le Gwoka seraient-ils des pratiques endogènes, alors que la musique contemporaine serait, elle, une pratique exogène postulant à l’universalité et irradiant au delà d’une communauté ou d’une tradition ? C’est tout à fait discutable.


Jean-Marie Pradier, intervention audio

Résumé de l’intervention de Jean-Marie Pradier

Il y a parfois des modes de transmission incompatibles qui créent des malentendus culturels. Peut-être avez-vous suivi les journées des historiens de Blois. Deux écoles se sont affrontées. L’une était incarnée par un historien d’origine indienne, professeur à Los Angeles qui montrait à quel point l’histoire a été écrite par l’Occident, et que le mot même d’« Orient » est une invention de l’Occident. L’ethnocentrisme nominal existe : le langage est le lieu par excellence de l’ethnocentrisme. C’est pourquoi Edouard Glissant en appelait à la diversité des langues.

Nous sommes tentés par les généralités parce que nous refusons la complexité. Nous en sommes, aujourd’hui, à l’ère d’une pré-science historique, à l’ère des seules apparences. Ainsi, des spécialistes brésiliens se sont intéressés aux gènes des populations présentes sur leur territoire. Ils ont découvert qu’une grande partie des individus de la population brésilienne blanche possédaient des gènes liés aux populations noires et que beaucoup d’individus de la population dite de couleur possédaient des gènes provenant de populations très diverses. Mais nous n’aimons pas cette complexité. A chaque fois, nous devons nous poser la question : qui perçoit ? Comment est-ce que moi-même perçois-je ? Car, nous percevons forcément par rapport à ce que nous avons appris à percevoir.

D’autre part, je n’aime pas le mot tradition. On ne parle pas de théâtre traditionnel français ! Pourtant on pourrait dire que Racine, c’est du théâtre de tradition française ! Les traditions s’inventent nécessairement. De même, on dit que les Français sont cartésiens. Le sont-ils réellement quand on sait que Descartes a été censuré au XVIIe siècle !

L’ethnocentrisme, c’est utiliser des mots-outils et des mots problèmes. Le mot tradition est un mot outil et un mot problème. Le mot tradition s’entend avec un grand « T » et un petit « t », l’un revoyant au normatif et l’autre au descriptif, avec une certaine confusion. Les mots sont censés décrire le réel, mais ils sont prescriptifs et normatifs... Et aussi, approximatifs. Les relations humaines sont fondées sur la simplification. La vie est faite de tous petits détails et le détail est fondamental. Mais nous sommes si pétris de généralités et d’existentialisme que nous ne le remarquons même pas.

Le linguiste, André Martinet, disait qu’il avait fallu du courage un jour pour dire des anglophones : « Non ! Ces gens ne sont pas fous d’appeler « horse » un cheval  ». Une langue universelle ne serait pas une solution. La biodiversité linguistique est essentielle. La langue est liée à une communauté qui, à partir de son expérience propre, a tenté de communiquer et de décrire le réel. La disparition des langues est dramatique, et là, il ne s’agit plus de folklore ! Le mot « métissage » est normatif. On parle de métis dans le cas d’un enfant issu de parents dont l’un est noir et l’autre est blanc, mais pas dans les autres cas. Pourquoi ? De même, on parle d’un grand folkloriste américain, Richard Baumann, mais le mot folkloriste et le mot folklore n’ont pas la même signification en anglo-américain et dans la langue française. Aux Etats-Unis, la notion de folklore est liée une compréhension des expressions propres à des populations vivantes.

La richesse des formes d’expression des Caraïbes (Gwoka et Bèlè) : différences et convergences, regards croisés, intervention/démonstrations de Philippe Gouyer-Montout dit Philo (chercheur, professeur de musique, Observateur des pratiques culturelles du Bèlè, musicien du groupe Kannigwé) :


Explication des différents instruments avec jeu sur les instruments, démonstrations et totalité de l’intervention en audio

Résumé de l’intervention de Philo

Cela va être compliqué si on n’a pas le droit de prononcer le mot « tradition » et le mot « métissage » ! Nous sommes là pour porter des regards croisés et évoquer les divergences concernant le Gwoka et le Bèlè martiniquais, pour mener aussi une analyse comparée de ces deux expressions artistiques. Et pour rappeler leur fondement, il faut questionner l’histoire qui nous amène à la notion de débordement et nous permet aussi d’aborder les questions de l’éthique, de l’économique et de l’artistique...

... Plusieurs formes d’art ont pris naissance pour en arriver aux expressions artistiques contemporaines en question. Dans les musiques acoustiques traditionnelles, le tambour ka, en Guadeloupe et le tambour Djouba en Martinique, originaire de l’ouest du Nigéria ex-Dahomey, sont deux instruments de musique différents. Le mot djembé, lui, est utilisé pour toutes sortes d’instruments ! Il n’y a pas que le mot tradition ! A Cuba, on trouve encore d’autres tambours avec une forme conique (tambours du Brésil) et une corde avec des petits bâtonnets. On accorde l’instrument avec ce système ! Dans l’orchestre Gwoka, deux tambours maintiennent la cadence. Le tambour souligne les temps forts que développe le chanteur, opérant une symbiose entre les sons et les tonalités. C’est un certain équilibre de sons qui caractérise la musique Gwoka avec un tambour à son grave et un autre à son aigu ! En Martinique, il y a le Ti-bwa qui joue la même boucle rythmique, le tambour Bèlè enrichissant le son, les mélodies et les thèmes vocaux développé. Dans le répertoire Gwoka, on trouve des mélodies qui relatent des événements de la vie. Quelle est alors la place de ces expressions artistiques dans la vie quotidienne ?

Le tambour a un caractère symbolique très fort, il est la caisse de résonance d’une même histoire. Depuis l’origine, les peuples s’expriment par lui contre toute forme d’oppression...

... Les formes d’art générées par le tambour nous renseignent sur le temps, l’histoire. Mais le tambour n’est pas né avec l’histoire de l’esclavage. Il a un caractère symbolique et politique très fort. Il était utilisé pour panser toutes les blessures. On en joue dans la rue pour communier. C’est une forme d’art capable de nous renseigner sur le quotidien, sur l’histoire des peuples. Il porte aussi les bourgeons de l’histoire. Contient-il le même message pour toutes les générations ? Sans doute pas...

Enjeux de l’inscription du Gwoka sur la liste du Patrimoine culturel de l’humanité de l’Unesco, intervention de Félix Cotellon (avocat, président de Rèpriz) :

J’interviens ici en tant que président de Rèpriz qui est un centre régional et populaire de la Guadeloupe et une ONG. Nous avons pris l’initiative de lancer l’inscription du Gwoka sur la liste des biens immatériels de l’humanité. Le relais a été pris par un comité de pilotage qui travaille sur le dossier de candidature. La notion de patrimoine était limitée au patrimoine monumental, renforcée par la convention de l’Unesco en 1972, qui relève d’un concept occidental de la « patrimonialisation » ; concept que les sociétés du Sud ont du mal à intégrer à leur culture et qui revêt une forme d’impérialisme ou de néo-colonialisme. Ce fut l’un des objets majeurs de la convention de 2003 pour rééquilibrer la convention de 1972.

Il fallait élargir la notion de patrimoine au patrimoine naturel, non bâti, non matériel qui constitue l’identité des sociétés à travers le monde, un patrimoine vivant transmis de génération en génération et porteur d’identités. Ce patrimoine valorise la créativité de ceux qui, comme le dit Aimé Césaire, « n’ont construit ni château, ni palais mais sans qui la terre ne serait pas la terre ».

La convention sur le patrimoine culturel est un long combat, commencé en 1982 à Mexico. Il fallait reformuler une vision plus large de la culture, une approche ethnologique.

Nous voulions une reconnaissance internationale qui a abouti le 17 octobre 2003 sur la convention du patrimoine immatériel. 131 états ont ratifié cette convention, la France en juillet 2006 et, depuis, tous les pays de la Caraïbe. Il nous est venu cette idée de mettre en place une démarche pour l’inscription du Gwoka au patrimoine immatériel pour sa sauvegarde.

La définition du patrimoine immatériel concerne les pratiques que les communautés développent et qu’elles estiment comme faisant partie de leur patrimoine naturel, ainsi que les instruments qui leur sont associés. C’est une grande révolution ! Les pratiques ont été mises au premier plan, les objets, au second plan : ils sont seulement associés ! Le principal processus de transmission est donc ici le support humain. En effet, sans individus, sans communautés, pas de transmission !

La transmission est très importante et les individus en sont les dépositaires. On ne peut pas déposséder quelqu’un d’une pratique qui est aussi une expression de la créativité et une re-création permanente. Le tambour est adapté à son milieu ! Un patrimoine immatériel est traditionnel et contemporain. La notion de sauvegarde, pour assurer la viabilité du patrimoine, renforce sa permanence, car un patrimoine qui ne se transmet pas est voué à la mort. Un patrimoine doit être transmis, y compris l’identification, la recherche, la mise en valeur par l’éducation formelle et non formelle. Vous avez beau posséder les plus beaux documents audio-visuels sur votre patrimoine, sans la transmission, cela ne sert à rien !

Il s’agit d’une sauvegarde à l’échelle autant interne qu’internationale. Le système de reconnaissance mis en place par le patrimoine immatériel vise à revitaliser des pratiques qui sont en danger, à dresser une liste représentative du patrimoine immatériel de l’humanité et à assurer une meilleure visibilité des expressions en favorisant le dialogue !

Nous les Guadeloupéens, nous nous sommes battus, nous n’avons pas attendu la convention.

Le Gwoka est un fait social ! On s’est battu pendant des générations et nous allons montrer au monde en quoi cette musique représentative contribue à la diversité culturelle. L’intérêt de cette démarche est de contribuer au rayonnement culturel de la Guadeloupe, de renforcer la collaboration culturelle avec la Caraïbe, de donner une reconnaissance internationale au Gwoka, d’encourager également la création pour dire au monde ce qu’est notre musique ! C’est une occasion exceptionnelle pour affirmer que la Guadeloupe est le lieu de l’enracinement du Gwoka sous les formes à la fois traditionnelles et contemporaines. Le Gwoka servira ainsi de carte de visite aux musiciens qui, souvent, sont obligés d’associer le Gwoka au Jazz (plus connu) et qui sont deux musiques d’improvisation. Le Gwoka est un fait social et musical, un espace où les identités s’affirment et se construisent, un lieu de contestation politique et d’expression des solidarités.