Dossier de Presse |
Article paru dans Le Monde du 7 juin 1996 :
Dialoguer assis, penser debout
Discussions dans les brasseries, actions-spectacles d'un genre nouveau... des pratiques inédites sont en train de s'inventer
Est-ce vraiment un désir de philosophie qui pousse ce public de plus en plus nombreux à venir parler dans des cafés, restaurants, cabinets de philosophie ? Face à cette demande, dont l'existence est incontestable et le sens confus, Marc Sautet, animateur des débats au Café des Phares, place de la Bastille, répond en privilégiant la parole : « La philosophie passe par le dialogue, par la controverse, pas par les textes. » Le besoin de parler et d'être entendu explique que ces hommes et ces femmes - souvent plus de femmes que d'hommes, de vieux que de jeunes - passent des heures, noyés dans le brouhaha du café, à questionner l'altérité, la création artistique, la bonne volonté et ses mobiles...
Au milieu de l'affairement habituel (« Une salade verte ! »), une vieille dame s'approche de l'animateur et lui demande : « Est-ce qu'on a parlé des déprimés ? » Lorsqu'on interroge les participants sur ce qu'ils viennent chercher dans ces discussions, on entend souvent : « Il y a ici des gens qui ont des problèmes personnels, des célibataires, divorcés. » « Je cherchais la convivialité, je ne sais pas si on la trouve vraiment. Après on va dîner dans un petit bistrot, c'est pour les gens seuls, il y a beaucoup de gens seuls », disent des habitués d'un autre lieu, le café Le Cluny.
Est-ce donc à la philosophie que ces solitudes s'adressent, et la philosophie a-t-elle quelque chose à leur répondre ? Selon Daniel Ramirez, qui anime régulièrement les débats du Café des Phares, « la philosophie a aussi un mot à dire sur la vie personnelle ». Elle serait en mesure de faire face à la détresse ou à l'angoisse des individus. Elle permettrait même, selon Marc Sautet, de démasquer la nature véritable de leurs problèmes : « Beaucoup de gens qui vont voir des thérapeutes se trompent. Leur angoisse peut être tout aussi bien liée à quelque chose que nous vivons collectivement et pas à un problème personnel. Leur inquiétude, elle a un centre de gravité qui n'est pas dans leur vie mais dans l'actu. » Passons sur les visions simplificatrices de la psychanalyse ou de l'histoire de la philosophie qui sont omniprésentes dans les discours des animateurs de débats philosophiques. Interrogeons plutôt ce phénomène pour ce qu'il prétend être : un acte politique, qui porte « le questionnement dans la cité aussi profondément et aussi loin que possible » (Bruno Magret, du Café des Phares). Dans les cafés, l'exercice d'une parole démocratique se donnerait à voir et à entendre, débarrassée de la tutelle des maîtres et des universitaires. Après tout, pourquoi la philosophie ne répondrait-elle pas à un désir de parole ou d'écoute, si la cité est devenue muette ? Encore faut-il que cet échange de mots et d'idées, pour être philosophique, s'interroge sur ses propres conditions, sur la manière, par exemple, dont les participants s'adressent les uns aux autres, sur les affects qui parfois tiennent lieu d'opinion, sur le rôle de l'animateur qui, micro à la main, choisit le sujet à débattre (écartant les sujets « vicieux, glissants »), et distribue le temps de parole comme le professeur le ferait dans sa classe (« Vous avez un prénom ? »), sur ces signes discrets de maîtrise qui renvoient subrepticement au discours magistral et, dans les pires moments, aux séances de karaoké. Pour autant, cela ne signifie pas qu'une pratique populaire de la philosophie soit impossible. Un groupe le prouve depuis plusieurs années. Les Périphériques vous parlent, leur journal, est né du « Laboratoire d'études pratiques sur le changement », créé il y a quatre ans par Cristina Bertelli et Marc'O, metteur en scène de théâtre avec lequel débutèrent, dans les années 60, Bulle Ogier, Pierre Clementi, Jean-Pierre Kalfon et Bernadette Laffont. Le 28 mai dernier, l'ensemble musical et théâtral des Périphériques, Génération Chaos, « machine expressive » menée par Marc'O, présentait, dans les locaux de la styliste Agnès B., une « non-conférence ». Assises par terre, plus d'une centaine de personnes, acteurs autant que spectateurs, participent à une mise en scène de la philosophie. Cette pratique nouvelle a soudain un sens, elle prend corps en se menant debout, contre tous les philosophes « cul-de-plomb » que Nietzsche dénonçait. Une voix scande : « Nous nous considérons comme des citoyens qui se demandent si la philosophie ne serait pas aussi un acte politique concret, sur une scène que nous appelons le théâtre des opérations. »
Génération Chaos et Les Périphériques rendent aux philosophes - chacun a le droit de l'être - un corps et une voix : « Debout ! c'est aussi une posture de résistance. C'est, pour la philosophie, ce moment où perdant le sentiment de sa propre importance, elle déploie ses oreilles pour se mettre à l'écoute de quelque chose de barbare, d'étranger, d'insignifiant, d'accidentel, de grotesque. À l'affût d'un langage qui ne soit pas réductible aux mots, en quête d'une parole qui ne soit pas assujettie à la vérité du texte. » Cette pratique est celle d'un dialogue adressé, car la philosophie, comme le dit l'un des citoyens-acteurs, est aussi « dans la manière dont nous nous adressons à vous ». Ainsi l'acte même de la philosophie est-il mis en scène à travers la communication qu'elle fonde. S'échappe d'un haut-parleur une phrase de Serge Daney : « L'information n'est pas un dû mais une pratique, » Les acteurs en montrent le sens ; ils mettent l'information (et la théorie de Jakobson !) en acte ; ils ne sont plus interprètes (des textes, de leur vie), mais deviennent les auteurs conscients de leurs actes et de leurs discours. Par là s'accomplit superbement, pour autant que « dans toute activité philosophique il y a nécessairement un acte artistique », ce qui fait défaut dans les cafés philosophiques : la conscience d'une pratique, où la philosophie redevient commerce (au beau sens du terme : échange), contre toutes les philosophies (de café) du commerce qui en monnayent la valeur marchande. Les Périphériques, le laboratoire d'études pratiques sur le changement, les philosophes Isabelle Stengers et Pierre Lévy ont constitué une « Université d'urgence », ouverte à tous, qui donne déjà des cours régulièrement, notamment à Paris-VIII, à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts, à l'Université Libre de Bruxelles. Ainsi prend corps l'exigence - indissociablement philosophique et politique - de modifier les conditions de la transmission du savoir, à travers une fidélité au mot de Nietzsche : « Seul celui qui agit comprend »
Hélène Frappat
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 21 avril 03 par TMTM