Les périphériques vous parlent
Dossier de Presse

Article paru dans La Revue de juin 1997 :

Culture et politique

Les périphériques vous parlent est un journal, né au sein du laboratoire d'Études Pratiques sur le Changement.
La rédaction finale de ce texte est due à Yovan Gilles.

Platon définit l'art comme « l'activité visant à produire des résultats ». Ces deux mots, activité et résultat qui qualifient l'art peuvent se saisir à travers deux fonctions, la première se rapportant à la créativité, la seconde à la création. La création indique l'objet artistique, le produit fini de l'art. La créativité, elle, signale le processus créatif, se référant à l'usage artistique, à la pratique artistique.

Or l'époque que nous venons de traverser s'est acharnée à fétichiser le produit artistique : les systèmes industriels, économiques, politiques et sociaux de notre siècle ont vu triompher le système de production et de consommation de masse qui, progressivement, a donné naissance à une culture qui s'est édifiée à partir d'une reconnaissance des valeurs économiques dominantes, valeurs imposées par les modes. Le marché culturel lui-même, s'alignant sur le marché tout court, s'est toujours attaché à prôner la consommation du produit. Le produit se bonifie à force d'être promu, il finit par se transformer en un besoin social. Au point que de nos jours l'homme est moins perçu à travers son appartenance de classe, mais plutôt de consommer.

Des manipulateurs du considérable à l'image spectacle

Dans le cadre culturel, la satisfaction que procure la consommation de l'objet sera liée à sa possession qui égale jouissance et prestige. En bref un système de reconnaissance des valeurs soutenu par des campagnes de promotion publicitaire va pousser à ne s'intéresser qu'à la seule consommation du produit : l'évacuation du processus de connaissance, de créativité s'ensuit. L'apologie du produit à travers la consommation trouve son expression culturelle dans la glorification de la création. L'organisation taylorienne du travail avec ses hiérarchies quasi-militaires a bien sûr mis en place et garantit l'hégémonie d'un ordre fondé sur le système de la reconnaissance. Ce n'est pas tant la qualité du travail (perceptible seulement à travers l'activité) qui s'impose dans le cadre de la production, mais plutôt la reconnaissance sociale qui en découle, par exemple à travers les grilles de salaire, lequel qualifie les capacités des agents économiques. Le type de culture issu de l'organisation taylorienne du travail a conduit l'homme à ignorer les manifestations de sa créativité, à négliger l'expression de sa différence. Cette culture condamne l'homme au spectacle, la qualité se mesurant uniquement à l'audience. Qu'il s'agisse de productions industrielles, d'échanges économiques, d'avancées sociales ou d'expressions artistiques, la culture de ces cinquante dernières années s'est soutenue de la logique de l'expansion. Pour la « high middle class », émanation actuelle de la bourgeoisie d'avant-guerre, « la politique culturelle » n'a jamais cessé d'exalter les idées se référant à la grandeur : celle des auteurs grand A et autres manipulateurs du considérable, celle qui, encore aujourd'hui peut disqualifier le rap comme expression sociale ou sub-culture. Pour la « low middle class », dérivation floue des classes populaires et moyennes, l'emploi méthodique de l'image-spectacle a progressivement installé une société mondiale complètement soumise aux besoins du marché, aux prétendues lois naturelles du marché.

Sur un autre plan, l'ordre qui repose sur la reconnaissance a conçu un système de valeurs qui les mesure selon une grille identitaire, où l'identité de chacun s'établit à partir de certains signes distinctifs qui vont s'agencer en un véritable code faisant loi : nom, prénom, nationalité, sexe, diplôme... Au plan de la culture, même processus. Au théâtre, l'identification de l'œuvre empruntera une filière similaire par le genre : comédie, drame, drame social, comédie dramatique, etc. ; par la catégorie : théâtre classique, moderne, de boulevard, d'avant-garde ; par le public : tout public, « averti », « spécialisé », etc..

Face à ces appareils à mesurer l'humain, la culture, l'art, le théâtre ne peuvent être que politiques. Nous ne croyons absolument pas qu'un art engagé puisse seul se vouer à cette tâche. Tout art est bien évidemment engagé: reste à savoir vers quoi il s'engage.

Le théâtre politique

Par exemple, dans le domaine théâtral, le fait pour un comédien de représenter un personnage ne tombe pas des nues, il se ressent des contraintes que fait peser sur les individus une société du casting qui série l'utilité humaine en fonction des besoins de production : ce qui se fait aussi bien dans le théâtre et le cinéma que dans l'entreprise. La typologie des personnages va puiser dans un répertoire des rôles sociaux. Les expressions servir l'œuvre ou s'effacer derrière le personnage disent combien la pratique artistique est doublée à chaque pas par « un gestus politique inconscient » qui a progressivement soumis la production culturelle : l'individu fait rouage dans une œuvre qu'il est chargé d'interpréter ou comme le dit Marc'O « le comédien laisse le metteur en scène inscrire sur le corps de l'acteur les signes de sa maîtrise ».

Un Théâtre Politique implique, en premier lieu, un théâtre d'acteurs, non d'interprètes et de comédiens. L'expression théâtre politique traduit pour nous bien autre chose que le fait pour l'art d'être l'instrument d'un discours quel qu'il soit ou un acte de militance. Revendiquer pour l'acteur qu'il fasse acte de personnalité sur scène et dans la vie, c'est peut-être là le nerf d'une théâtralité politique qui destine l'homme à lui-même dès lors que l'acteur n'est plus le moyen de la représentation d'un personnage mais le sujet concret qui, à travers un acte théâtral se produit lui-même avec les autres comme « l'auteur de ses actes ».

Il y va là non seulement d'une position citoyenne de l'art mais de l'invention de pratiques tout autant artistiques que sociales et politiques. C'est aussi dans ce sens que nous avançons l'expression de créativité citoyenne lors de la manifestation concernant le projet des États du Devenir. Plus que de résistance du monde de la culture aux restrictions budgétaires imposées par le libéralisme, il faudrait parler aujourd'hui de résistance culturelle par rapport au marché qui assujettit l'ensemble des activités humaines à de prétendues lois naturelles. Pour combattre celles-ci, il s'agit de proposer une autre vision de la vie, du marché, du travail, de la philosophie car bien évidemment, face à la pensée unique, la philosophie ne peut manquer d'être de la fête.

Si, comme le gouvernement l'affirme, il n'y a d'autre alternative au libéralisme que le libéralisme, alors c'est bien l'ultra-libéralisme hard qui s'imposera. Pour nous l'ultra-libéralisme c'est l'inhumanité installée au poste de commandement, c'est la rigueur de la loi de la jungle qui s'impose, la jungle urbaine « des désastres d'un monde fini ». Face aux arguments du libéralisme commençons par en proposer d'autres.

Par exemple, le marché n'est pas une fin en soi. Avant que le marché n'existe, il y a le commerce, une activité dans laquelle des hommes et des femmes engagent une relation d'échange. C'est la qualité et le sens de l'échange qui font que le marché prend forme ou change de forme.

D'autre part le changement ne se décrète pas ; ce ne sont pas les bonnes intentions qui pourront l'imposer. Il s'agit d'un changement de mentalités. Dès lors la question de la culture et de la responsabilité de l'art en tant que forme de résistance ou de collaboration se pose. En effet, dans le contexte actuel, si changement il doit y avoir, il ne peut être que l'affaire de tous. Pour le pays, qu'il s'agisse de l'État, des régions et des municipalités, une obligation s'ensuit : donner aux citoyens les moyens pratiques de changer.

Pour nous, par exemple, les responsables politiques et les autres, tous les autres devraient s'appliquer à offrir aux citoyens les moyens, les outils, les espaces dans lesquels pourrait se concevoir un autre type de culture. Il est évidemment impensable d'intervenir, pour nous, dans des lieux où l'idée de culture ne s'exprime qu'à travers la seule intention d'offrir des œuvres à l'admiration du public, seraient-elles de qualité. De tels lieux, Maisons de la Culture, Théâtres, MJC ou autres existent un peu partout, certains même remplissent magnifiquement leur mission, nous ne voulons pas le contester. Il n'empêche qu'un autre type d'espace soit nécessaire aujourd'hui, ne serait-ce, au début, que sous la forme d'un espace pilote.

La philosophie debout

En novembre 1995, l'équipe du journal Les périphériques vous parlent, dont certains sont étudiants en philosophie, le chercheur et metteur en scène Marc'O et la philosophe Isabelle Stengers organisaient une rencontre intitulée Philosophie en acte et acte de philosophie qui s'est tenue à l'Université de Paris 8. L'idée était de proposer une démarche philosophique dans le cadre du vivant, de la théâtralité. Il ne s'est pas agi à proprement parler d'une conférence magistrale sur la philosophie à destination des initiés, mais plutôt d'une non-conférence où, pour détourner une formule de Lautréamont, s'articulerait cette idée que la philosophie « doit être faite par tous et partout ».

Marc'O commença par faire une conférence en play-back devant un public incrédule. Cette option a impliqué une mise en cause du discours magistral et de la représentation de la maîtrise à travers cette question adressée, à la suite, à la salle : qu'en est-il du spectacle de la philosophie ? Cet aspect polémique préalable scinda l'assistance en deux camps opposés : les uns, déroutés par ce désordre prémédité qui mettait chacun dans l'obligation de se positionner dans son rapport au savoir à « l'être supposé savoir », les autres au contraire, prenant la défense de l'idée d'une agora philosophique, ce qui donna lieu à des débats passionnants sur un renouveau citoyen de la philosophie.

À la suite de cette rencontre un groupe intitulé Philosophes Debout se constitua à l'initiative, entre autres, de Federica Bertelli, Yovan Gilles, Jérémie Piolat, Christopher Yggdre et Sébastien Bondieu, avec l'ensemble théâtral et musical Génération Chaos. Ce groupe conçut par la suite une pièce intitulée Prélude à une philosophie en acte pour des Philosophes Debout, mise en scène par Marc'O, et dont la présentation publique eut lieu en mai 1996, dans les locaux de la styliste Agnès B. Avec ce travail, il s'est agi, non plus de proposer un discours sur la philosophie mais une expression qui engage les protagonistes sur une scène - « les prétendants à la sophia », pour reprendre le mot de Deleuze -, à donner vie aux idées, à travers non seulement les mots mais les gestes et la musique. Philosophes debout est née d'une boutade, en réaction à la philosophie « cul-de-plomb » que dénonçait Nietzsche, c'est-à-dire la réduction de la philosophie à une catégorie d'expertise.

La démarche de Philosophes Debout se situe sur deux plans : d'une part, comprendre ce qu'il en est de la philosophie dans son rapport avec le citoyen, avec le peuple en marche. D'autre part dégager un cadre d'expérimentation philosophique via la théâtralité, c'est-à-dire via un théâtre des opérations où la pensée se trouve liée à l'acte de dépense, c'est-à-dire a à voir avec un certain régime de vérité propre aux corps, à la danse, au souffle, à la musique.

Cette démarche nous amène, au-delà des présentations et débats publics de Philosophes Debout à envisager des cours et des émissions audiovisuelles de philosophie d'un nouveau type impliquant un lien ténu entre pensée et action, entre la production d'idées et la mise au point de pratiques expérimentales susceptibles de les mettre à l'épreuve, ceci dans le cadre du Laboratoire d'Etudes Pratiques sur le Changement.

Nous citerons quelques extraits de Philosophes Debout, tirés d'un texte de Federica Bertelli et Yovan Gilles : « Face au débat sur la mort de la philosophie, nous ne prônerons certainement pas une résurrection de la pensée sur les ruines d'un monde fini, mais bien un mouvement de l'homme, de la femme pour prendre possession de la parole, du souffle, de l'espoir. À la spéculation nous préférerons le frayage, le balbutiement, l'esquisse de ce qui ne saurait être philosophie avant de se dire, de se rompre à l'éclat de voix, de se jouer comme expérimentation, au risque de se perdre (...) Que la pensée, à travers le corps, soit une manière d'être là aujourd'hui, dans un contexte incertain où il y a risque de chutes, d'affrontements, de cassures (...) Pour nous la philosophie ne doit pas mettre ses oreilles dans sa poche et s'il y a une poésie, aujourd'hui, ce n'est certes pas la poésie des poètes : c'est plutôt la hargne scandée des rappers en train de livrer la langue française aux raccourcis du meurtre, à la tchatche, aux invectives, aux embrouilles. »

Le Laboratoire

Nous donnons ici quelques éclaircissements sur Le Laboratoire d'Études Pratiques sur le Changement, le journal Les périphériques vous parlent, l'ensemble musical et théâtral Génération Chaos, qui agissent en étroite relation.

Le laboratoire d'Études Pratiques sur le Changement : créé il y a quatre ans par Marc'O et Cristina Bertelli, cet espace à la fois de recherche, de production, et de formation s'est donné pour objectif d'étudier concrètement la nature des changements qui affectent l'époque au plan du travail, de la recherche, de la formation. Le Laboratoire perçoit le changement comme un changement de phase qui bouleverse tous les critères à partir desquels les individus ont développé leur mode de faire et de penser. Durant plus d'un siècle l'organisation du travail a dressé les individus à être des interprètes : des « hommes unidimensionnels », selon l'expression de Marcuse. Le passage de l'interprète à l'acteur comme « auteur de ses actes » implique donc de concevoir de nouveaux cadres culturels de pensée et d'action. Pour étudier ces changements, le laboratoire a mis au point des pratiques qui utilisent une scène du vivant, une scène expérimentale via la musique et la théâtralité.

C'est au sein du Laboratoire que sont nés le journal Les périphériques vous parlent et le groupe Génération Chaos. Le Laboratoire organise aussi des stages et des séminaires sur les problèmes que l'instabilité pose au plan du travail, du social, du culturel, ainsi que sur les nouvelles formes d'organisation citoyennes. Par ailleurs divers projets ont vu le jour : qu'il s'agisse de Philosophes Debout, du projet des États du Devenir, projet politique qui regroupe plus d'une centaine d'organisations et d'associations qui se sont réunies en novembre dernier à Paris dans le cadre de la manifestation Cum petere - chercher ensemble - pour des États du Devenir ; ou encore une Université d'Urgence qui a vu le jour à Paris 8 en décembre 1994.

Génération Chaos est une expression née d'une recherche à partir de la théâtralité et de la musique. Plus qu'un spectacle c'est une « machine expressive » composée d'acteurs, de musiciens et d'un chœur qui vise à créer un lien avec le public, ceci afin de sortir du cadre de la consommation de spectacles. Sa démarche s'inscrit hors des circuits culturels traditionnels : congrès, manifestations politiques et citoyennes, lycées agricoles, colloques, universités, dans la rue, dans le monde rural, ceci en France et à l'étranger.

Les interventions de Génération Chaos, généralement suivies de débats, sont catalyseurs de projets, d'initiatives, de rencontres. Par ailleurs les musiciens de Génération Chaos ont mis au point un dispositif musical intitulé Musique/Danse Overflow qui permet d'impliquer le public directement sur la scène à travers la danse et qui est en train de donner naissance à une nouvelle forme d'expression autant populaire qu'expérimentale. Les périphériques vous parlent et Génération Chaos interviennent soit sous forme de prestations scéniques, soit sous forme de saynètes partout où cela est possible. La dernière production théâtrale et musicale Citoyens en France prend violemment position contre la fiction xénophobe d'une France française qui n'a jamais existé.

Le journal Les périphériques vous parlent a été créé à l'Université de Paris 8 par deux étudiantes travaillant au sein du Laboratoire de Changement, Federica Bertelli et Anne Calvel, rejointes par Yovan Gilles et Christopher Yggdre. Le journal a pour ambition d'offrir un cadre de confrontations d'idées, de projets pour chercher à comprendre de quoi sera fait demain. Le souci transdisciplinaire du journal l'amène à aborder des problématiques diverses qui concernent aussi bien la philosophie, l'économie, l'artistique, le politique que l'agriculture l'urbanisme ou la formation.

Les périphériques vous parlent


Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 22 avril 03 par TMTM
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