AVRIL 1993 p. 5 |
Halte au massacre | |
Courrier |
Je ne suis pas étudiant. Malheureusement. Ma famille a immigré en France, il y a 12 ans. Je suis technicien au chômage. Je suis sur la liste des techniciens qui ont bien appris et bien servi. Dans le contexte actuel du monde du travail qui exige des employés d'être des performants optimaux, je reste inexorablement condamné à l'attente... à l'attente d'une nouvelle formation pour redevenir performant.
J'ai beaucoup d'amis étudiants. La plupart sont mous, sans épaisseur, et pourtant ils me fascinent. D'autres sont plus révoltés, plus actifs, ils m'attirent encore plus. En fin de compte, ils me captivent tous, parce qu'ils nagent dans ce que je crois qu'il me manque : la connaissance, le savoir, la culture. Est-ce cela qui me donne le sentiment de ne pouvoir devenir tout à fait compétent dans mon travail ?
Je dois, à ce sujet, vous parler du regard et de la jalousie.
Le regard. Il y a quelques années, j'étais en Italie et les médias du pays constataient, consternés, que 7, voire 8 % des français (à l'époque) se révélaient racistes, euphémisme pour dire Lepénistes. Dans la même période, j'avais lu un article sur un journal italien qui renversait le regard des médias sur les français. Il soutenait à peu près que l'on pouvait certainement dire que la montée du racisme en France était importante, mais en même temps il fallait alors admettre et le proclamer bien haut que le restant, près de 90 %, enfin une fraction énorme des français, ne l'étaient pas. Pas seulement, mais vu le contexte de mélange racial existant en France, cela signifiait que majoritairement, les français étaient pour une France multiraciale, donc particulièrement engagée par rapport à d'autres nations. Il était bien sûr très facile aux italiens, par exemple, qui ne connaissent pas l'immigration, de ne pas être racistes, leur situation n'étant en rien comparable à celle de la France.
Je pense à peu près la même chose en ce qui concerne les étudiants. On répète qu'ils sont mous, ils sont mous, ils sont mous, mais je ne veux pas m'attacher à cela ! Il y en a tant qui ne veulent pas l'être, des mous, des résignés. Juste, ils ne savent pas quoi faire. Il y en a qui veulent se battre, avancer, il y en a qui se révoltent. Il y en a qui proposent, et ce sont ceux-là qu'il faut prendre en compte, aider, remarquer, favoriser, imiter. Il faut apprendre à détecter le positif, pas joindre ses plaintes à celles des résignés.
Si “les périphériques vous parlent”, répondez-leur.
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Oui, je suis jaloux. Jaloux de vos privilèges à vous tous, étudiants, que vous soyez passifs ou actifs, mous ou proposants. Je suis jaloux, d'une jalousie qui me fait quelque part me sentir exclu ; doublement exclu, de mon travail et de mon futur. Vous avez une chance énorme que je n'ai pas : VOUS ETES A L'UNIVERSITE. Vous êtes dans un lieu où les choses peuvent s'apprendre, et si vos griefs sont valables c'est mieux encore, je veux dire, plus ils sont valables, plus il vous appartient de faire de l'Université une institution à la mesure de vos ambitions, de vos revendications. C'est pour cela que je vous demande, maintenant : vous en faites quoi de l'Université ?
On lit un peu partout que les couches les plus passives de la société, ceux qui se révoltent le moins, ce sont les victimes de la croissance économique : chômeurs, pauvres, retraités, tous ceux qui ne sont pas ou peu productifs dans le processus changeant de l'organisation du travail. C'est reconnaître, en somme, que parce que nous avons accepté notre sort de victimes, nous nous réduisons à en assumer la condition, les souffrances et le malheur. Il ne faut pas oublier que si je ne travaille pas ce n'est pas parce que je ne veux pas travailler, mais plutôt parce que le système productif n'est pas disposé à utiliser mes compétences trop faibles. Mais il ne fait rien, non plus, pour me donner une meilleure capacité productive, il ne cherche pas à me rendre utile, seulement à m'exclure. Devrais-je donc me résigner à ça ? Ou alors re-émigrer dans le pays de mes parents où la technologie moins performante me trouverait un travail. C'est cela qui devrait être « normal » ? Je me sens très français, plus français que tant de français à qui ça n'a jamais fait problème.
J'ai discuté avec les fondatrices de ce journal. Leur ligne est propositrice. En réponse à leur initiative, j'ai décidé de faire l'effort d'exposer dans une lettre mon regard sur les choses d'aujourd'hui et de parler de ma jalousie. Je voudrais faire partie des 10 % des étudiants qui se révoltent contre la morosité ambiante, des 10 % des étudiants qui bougent. S'ils sont plus de 10 %, tant mieux ! s'ils sont moins, quelle tristesse ! Je refuse de continuer à me plaindre, je ne veux pas meubler l'inertie. Ce que j'ai envie de dire, c'est :
Vous avez de la chance, ne la foutez pas à la poubelle. J'espère que vous allez à votre tour me répondre à travers l'action que vous promettez. Je suis tout prêt à travailler avec vous sur le terrain que vous voudrez bien m'ouvrir. Je suis tout disposé à participer (avec vous) à concevoir ce lieu privilégié où les étudiants ne se prépareraient pas à devenir de futurs exclus, mais qui serait un espace dans lequel même les exclus à la suite de la mise en place de modèles technologiques performants et complexes pourraient rattraper la marche du temps. Je sais bien que le paradis issu de mes rêves de connaissances frustrés est bien lointain, mais certainement, je veux croire qu'il est possible de se battre, dès aujourd'hui, et l'Université est le champ idéal de ce combat, pour revendiquer une formation à la mesure des compétences sans cesse changeantes que le monde du travail exige désormais. A nous tous, de faire en sorte de ne pas nous retrouver entassés dans les marges de la société à attendre un problématique petit boulot pour subsister jusqu'à un lendemain encore plus incertain. A en débattre au prochain numéro. Ciao !
Paolo Girardi
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 25 avril 03 par TMTM
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