Les périphériques vous parlent N° 4
HIVER 1995/1996
p. 25-29
cette page en langue allemande
français

article précédent dans le n° 4 Solo

Limites à la compétitivité, ou l'obligation de révolte

entretien avec Riccardo Petrella

La mondialisation effrénée de l'économie est en train de se faire au prix d'un accroissement de la misère matérielle et culturelle d'une partie de l'humanité. La compétitivité comme seul critère de la prospérité s'impose. Face à cette situation l'expression de la révolte à l'échelon mondial ne passe-t-elle pas à travers l'invention d'un nouveau contrat social mondial ?

Les périphériques : Pouvez-vous nous dire quelle est votre responsabilité au sein de la CEE, ainsi que nous présenter le Groupe de Lisbonne, ses objectifs, et ses travaux ?

Riccardo Petrella : Pendant quinze ans j'ai dirigé le programme FAST pour la CEE, qui avait pour mission d'étudier les relations entre la science, la technologie et la société, et, en particulier, toutes les conséquences des développements scientifiques et technologiques à court et long terme sur le plan économique et social. Sur cette base nous devions fournir aux autorités européennes des éléments pour les choix des priorités de la politique européenne de la science et de la technologie. Cette très belle aventure s'est arrêtée l'année dernière au mois de septembre. C'était une belle aventure parce que nous, et les groupes scientifiques qui ont participé à la réalisation des travaux de recherche, avions pris à la lettre le mandat. Nous avons essayé de voir de quelle manière, à la lumière des analyses économiques et sociales concernant les conséquences des avancées technologiques, nous pouvions donner une orientation nouvelle à la politique de la science et de la technologie. En réalité l'institution n'a cessé de voir leur rôle comme des instruments de la politique industrielle, et plus particulièrement depuis le milieu des années 80 comme des instruments d'amélioration de la compétitivité industrielle. C'est ainsi que les dernières années les contacts entre l'institution et le programme FAST sont devenus de plus en plus tendus, dans la mesure où nous disions qu'il ne fallait pas soumettre la politique de la science et de la technologie aux besoins de l'industrie, qu'il ne fallait pas les instrumentaliser au service de la compétitivité de l'entreprise européenne. Au contraire, nous pensions que le rôle de la science et de la technologie était premièrement de faire grandir l'ingrédient socioculturel du développement économique, c'est-à-dire de faire participer davantage les gens, les villes, les groupes au bien-être et à la définition même du développement scientifique et technologique ; deuxièmement, de renforcer la coopération entre les groupes, les nations, les cultures ; troisièmement, que la science et la technologie devaient être orientées de manière à satisfaire les besoins de base, largement insatisfaits aujourd'hui, notamment dans les pays développés où les conséquences de la crise ont fait réapparaître la pauvreté ; la science et la technologie ont un rôle fantastique à jouer dans ce domaine. Une des grandes initiatives de l'Europe aurait dû être d'inciter les États-Unis et le Japon - autres grands pays de la science et de la technologie - à se mettre ensemble pour relever le défi d'éradiquer l'incapacité du système mondial actuel à satisfaire les besoins de base comme l'accès à l'eau, au logement, l'alimentation, l'éducation, l'information, la liberté, la démocratie, etc. Toutes nos propositions pour une politique de la science et de la technologie à finalité sociale, soit locale, soit européenne, soit mondiale, n'ont jamais été prises en compte. En effet, l'orientation dominante commune à l'Union Européenne a été, dès 1985 avec le traité unique - qui pour la première fois introduit dans les traités institutionnels de la communauté européenne la politique de la science et de la technologie -, de voir principalement la science et la technologie comme des instruments servant à l'amélioration des bases scientifiques de l'industrie européenne et au renforcement de sa compétitivité sur les marchés mondiaux. Les responsables politiques européens ont estimé nécessaire d'arrêter les travaux de FAST en septembre 1994, car nous ne répondions pas aux exigences et à la tendance dominante. Depuis un an, on m'a nommé responsable d'une nouvelle division qui s'occupe de la recherche sociale et en particulier d'un programme sur l'exclusion sociale. Mais après l'arrêt du programme FAST, j'ai quelques difficultés à continuer de travailler dans cette institution. Pour l'instant, j'ai demandé et obtenu d'être détaché pendant un an pour enseigner à l'Université Catholique de Louvain, principalement sur la mondialisation et également sur la société de l'information.

En 1991, durant l'époque du programme FAST, j'avais pris l'initiative de créer le Groupe de Lisbonne. Ce groupe est composé de dix-neuf personnes venant des États-Unis, du Japon et d'Europe Occidentale, à qui j'avais proposé de se demander pourquoi nous acceptions aussi facilement l'utilisation massive de la science au service des objectifs des entreprises. Pourquoi devrions-nous sacrifier le rôle de la science, de la connaissance, de la technologie, aux seules exigences de la lutte pour la conquête des marchés mondiaux ? Pourquoi ne concevrions-nous pas un manifeste dans lequel nous, européens, américains, japonais, ferions entendre notre désaccord ? Plusieurs personnes ont répondu positivement. Soutenus par la fondation portugaise Gulbenkian, nous nous sommes réunis à Lisbonne. Nous avons donc commencé à travailler à un manifeste sur les « Limites à la compétitivité ». Écrit en 1992, il est maintenant traduit en plusieurs langues. Nous avons utilisé la symbolique liée à Lisbonne, et à l'année 1992 : les cinq cents ans de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. Lisbonne a été une ville-phare de l'époque des Grandes Conquêtes et de la découverte du Nouveau Monde. Nous disons qu'aujourd'hui nous voulons en finir avec l'histoire de 500 ans de conquêtes du monde par les occidentaux, de façon à faire des 500 prochaines années, les années de la solidarité, de la compréhension et de la coopération. Il ne s'agit plus de voir le monde comme un terrain à conquérir, mais d'inventer une culture de la coopération, au contraire de l'hégémonie, pour établir une gouvernance coopérative de la société planétaire. Le manifeste Limites à la compétitivité a eu beaucoup d'échos auprès de cette société civile qui agit à travers les associations, ONG, de même auprès des syndicats et de ce que j'appelle, les élites éclairées.

Exclus, exclos, esclaves
 
 

DE LA VIE EN PETITES COUPURES

Génération sacrifiée. Génération sacrifiée à son propre espoir de toucher au moins un jour peut-être son indemnité aux victimes. Le grappillage des restes, ça lui donne un petit air béat dont papa et maman sont gaga.

Mais il y a toujours quelque part, quelque chose - au milieu des revanches, des menus fretins, des petits plaisirs que l'on se fait - quelque chose qui creuse.

Pendant ce temps-là, le temps passe. Une génération laisse le temps passer, devenant chaque jour “inapte” au présent, inapte à sa propre vie.

Vie au rabais... de la petite besogne : arriver à faire tenir ensemble toutes les petites vocations, les petits personnages que l'on voudrait être, en se gardant juste assez de bon sens pour revoir le tout à la baisse au cas où le bel édifice se fissurerait. Jusqu'ici aucun fléau, aucune guerre n'avait pu détruire le désir du désir. Où est l'ennemi ?... ce que ça en laisse de traces laides sur la ville, sur les visages, les accommodements, les concessions faites chaque jour à la fatalité... ces visages aux bras longs, grimaçants, mutilés, pour exister un court instant dans ce regard de l'autre - ce regard de l'autre qui vous regarde pour savoir si vous le regardez... Dans l'attente la jeunesse est “morte-née”. Il y en aura toujours pour dire qu'ils ont fait pour le mieux.

 

Les P.V.P. : Dans le livre Limites à la compétitivité, vous rappelez l'étymologie du mot compétitivité qui vient du latin cum petere qui signifie rechercher ensemble. Ce n'est pas du tout le sens qu'on lui donne aujourd'hui, au contraire, ce mot semble traduire un processus économique global dans lequel chaque entreprise ne peut assurer son hégémonie et sa prospérité qu'en éliminant l'autre sur les marchés mondiaux. Cette acception du terme compétitivité pour justifier le bien-fondé de la guerre économique comme expression naturelle des échanges sur le marché ne risque-t-elle pas à terme de créer plus de dégâts et de nuisances que de richesse, et bien sûr, en premier lieu au plan social ? En opposition à ce point de vue, quelles autres considérations pourriez-vous avancer en accord avec le sens étymologique rechercher ensemble ?

R.P. : Ce n'est pas à terme que la compétitivité tous azimuts, selon le principe « tuer ou être tué », va faire des dégâts; elle a dès maintenant des conséquences dévastatrices au plan social, politique, culturel sur les conditions de vie de centaines de millions de personnes.
L'impératif de compétitivité est aussi au centre du fameux Livre Blanc de la Commission Européenne, Croissance, Compétitivité, Emploi, inspiré par le président Delors. D'après ce Livre Blanc, la compétitivité est à la charnière de la croissance et de l'emploi, que seule une amélioration de la compétitivité de l'économie européenne pouvait générer une croissance massive. D'autre part, si la compétitivité permettait de relancer la croissance, elle permettrait également d'augmenter les emplois et donc de combattre efficacement le chômage. C'est à mon sens, une thèse un peu tirée par les cheveux qui n'est pas nécessairement validée par les données économiques, par exemple celles fournies par l'OCDE dans son dernier rapport sur l'emploi et la croissance. La compétitivité des économies de la communauté européenne se mesure en fonction du taux de pénétration dans les marchés mondiaux : une entreprise ou une économie est compétitive dans la mesure où elle augmente sa quote-part de marché, ce que j'appelle l'impérialisme des quotes-parts de marché, et qui est l'indicateur le plus important. En revanche, une entreprise ou une économie nationale est moins compétitive quand sa quote-part sur les marchés mondiaux diminue. La compétitivité se définit surtout en fonction des critères de croissance sur les marchés mondiaux, donc à la capacité d'exporter mieux que les autres. Mais nous constatons que les économies européennes s'intègrent de plus en plus entre elles, c'est-à-dire que le commerce entre elles augmente plus vite qu'avec le commerce mondial : en 1970, la part intra-communautaire du commerce mondial se chiffre à 17 %, et en 1990 elle en représente 33,5 %. Au niveau européen nous commerçons de plus en plus entre nous. Cela signifie, que l'entreprise européenne est d'abord et surtout compétitive vis-à-vis d'une autre entreprise européenne. L'exemple belge est symptomatique. Lorsqu'une entreprise belge est compétitive, cela signifie qu'elle l'est d'abord vis-à-vis d'une entreprise française, hollandaise et allemande, dans la mesure où 65 % de ses exportations vont vers ces trois pays, et on arrive à 75 % si l'on rajoute l'Angleterre et l'Italie. Donc les trois quarts de son commerce extérieur concernent ces cinq pays de la communauté, 87 % avec tous les autres pays de la communauté européenne, 94 % avec les États-Unis et le Japon et 100 % avec le reste du monde. Donc, à 87 % de ses exportations, l'entreprise belge est compétitive vis-à-vis d'autres concurrents européens sur les marchés européens ou mondiaux. La seule stratégie aujourd'hui pour être compétitif sur les marchés - qui sont hyper-développés, riches et saturés, quand on ne crée pas de nouveaux produits -, c'est de vendre les mêmes produits moins chers et de meilleure qualité. L'entreprise fait de l'innovation technologique pour réduire les coûts de production. En les réduisant, on réduit le personnel, donc de l'emploi. Une entreprise belge vendant les mêmes produits que ses concurrents sur le marché européen devient compétitive en réduisant les coûts de production, donc en éliminant de l'emploi et en créant du chômage ; par là elle élimine du marché d'autres entreprises européennes, ce qui revient à éliminer de l'emploi. Une entreprise est donc compétitive à travers un double processus de création de chômage, chez elle pour être compétitive et chez les autres concurrents parce qu'elle les élimine du marché. Croire dans ces conditions que plus une entreprise ou une économie est compétitive plus elle crée de l'emploi, ce n'est pas une évidence économique appuyée par les faits, au contraire plus on est compétitif, plus on crée du chômage, de l'exclusion.

Pour ce qui est de « chercher ensemble », je dirai que pour la première fois dans l'histoire du monde humain nous sommes véritablement une génération qui a conscience de faire partie de la même planète, d'être planétaire. Pourquoi sommes-nous la première génération planétaire ? Je peux vous donner deux anecdotes qui expliquent bien ce que je veux dire sans faire de grandes théories. La première, je l'appelle « l'effet de la boule » : en 1969 on a vu pour la première fois à la télévision la boule, la planète bleue tout entière depuis la Lune. Avant nous comprenions l'universalité abstraitement, maintenant nous avons compris que nous vivions ensemble sur une même planète. La deuxième anecdote, moins amusante, pour appuyer le concept de génération planétaire, c'est que les personnes réalisent toutes seules que leur avenir ne dépend plus de leur univers immédiat, de leur pays, mais du monde entier. Combien de fois les gouvernements nationaux se justifient en invoquant la conjoncture mondiale. Notre avenir ne dépend pas uniquement de la technologie conçue, produite dans notre propre pays mais aussi de celle conçue ailleurs. De même l'avenir de notre pays ne dépend pas simplement de notre monnaie, mais de celles des autres, c'est-à-dire que, peu à peu, nous nous rendons compte que l'avenir est construit dans le monde, et non pas seulement à l'échelle nationale. Nous le voyons aussi, parce que comme consommateur nous sommes entourés de produits fabriqués dans le monde entier : Made in the world. C'est donc le deuxième élément qui fait que nous sommes la véritable première génération planétaire. Petit à petit, cette réalité pénètre les individus qui se disent que, si nous formons la première génération planétaire, nous devons nous donner les règles, les principes, les valeurs, les institutions, les mécanismes capables de nous permettre de nous assumer, de nous faire vivre en tant que tel, et que nous ne pouvons plus continuer à appliquer ceux des générations nationales. C'est dans ce sens, que les citoyens comprennent qu'il est temps d'en inventer d'autres.

Même si le pire est à vivre aujourd'hui, disons-nous, il y a deux façons de vivre le pire : à genoux, soumis, écrasé, résigné, hébété, écroulé devant sa télé, ou debout, à lutter, obstinément, pour accompagner le mouvement irréversible du temps vers son accomplissement, accomplissement qui ne sera en fin de compte que ce que nous serons capables d'accomplir.

Les P.V.P. : Dans les pays industrialisés avancés, le nouveau modèle de réorganisation des modes de production : le re-engineering qui consent un maximum de souplesse dans la gestion des effectifs (André Gorz avance qu'il permet d'assurer un même volume de production avec moitié moins de capital et 40 à 80 % de salariés en moins) alimente un système de précarisation qui débouche, peu à peu, sur l'installation durable d'une sous-classe, ce que les américains dénomment déjà l'under-class : des pans entiers de la population condamnés à vivre sous le seuil de pauvreté à travers des petits boulots ou un travail à temps partiel. De quelles façons la mondialisation du capital et la compétitivité aggravent-elles et nourrissent-elles ce phénomène ? D'autre part, le manque de projets et de perspectives à long terme nous plonge dans une crise de civilisation sans précédent. Comment faire pour sortir de cette impasse ? Y-aurait-il une concertation internationale à envisager ? Si oui, comment et sous quelle forme ?

R.P. : Ce ne sont pas seulement les populations qui sont devenues planétaires, il y a également la transformation du capitalisme industriel national en un capitalisme mondial. Tandis que le développement d'une culture de la génération planétaire est faible, la culture imposée par le capitalisme mondial est forte parce qu'il a avec lui les groupes sociaux, les élites qui sont les maîtres à penser. C'est l'une des caractéristiques fondamentales du monde actuel : l'entreprise est devenue l'acteur maître à penser, celui qui fait rhétorique, l'argument sur ce qui est bon et juste. Le monde industriel fait culture, avec le monde financier, et tous les scientifiques, technocrates, bureaucrates, intellectuels, ingénieurs, les business schools, écoles de gestion, universités qui sont au service d'un capitalisme mondial caractérisé par la libéralisation des marchés, les déréglementations et la privatisation de pans entiers des économies nationales. Ce sont eux qui ont aujourd'hui une plus grande capacité que les autres à fixer l'ordre du jour culturel. C'est donc l'entreprise avec tous ses serviteurs, la principale productrice de culture, et non plus les universités, les mouvements syndicaux. Au 19e siècle, face au capitalisme national triomphant, les syndicats, les mutuelles, les mouvements ouvriers ont fait pression, ont lancé de nouvelles idées et concepts, comme la mutualité, le salaire garanti, le Welfare State, etc. De la sorte, petit à petit, le capitalisme national a été soumis au contrôle par des contrats sociaux nationaux. Au contraire, aujourd'hui, seule l'entreprise, acteur de la mondialisation des finances, du capital, des services, est productrice de culture : elle parle de flexibilité, de re-engineering, de mondialisation, d'adaptation, de ressources humaines. Dans la logique du capitalisme mondial qui vise à augmenter le profit, et la puissance financière, le re-engineering est une nouvelle manière, parmi d'autres, d'organiser le système de production pour la réduction des coûts. Il est une nouvelle cause de destruction massive d'emplois. Si l'entreprise a inventé l'expression « ressources humaines » à la place d'hommes, c'est que les hommes deviennent à travers ce terme des ressources « entre autres ». La ressource humaine n'est pas un sujet social, elle n'a pas de parole, ne négocie pas, ne proteste pas, ne descend pas dans la rue, ce n'est qu'une ressource à organiser avec d'autres ressources. C'est pour cette raison qu'il n'y a plus de véritables syndicats, la ressource humaine n'en a plus besoin, elle ne peut institutionnellement et structurellement s'organiser en syndicat. C'est donc l'entreprise qui à travers tous ces termes : ressources humaines, adaptation, réduction des coûts, société de l'information, autoroutes de l'information, produit les débats politiques et culturels, débats ensuite popularisés. Le débat dominant n'est pas provoqué par la culture alternative, ou celle des faibles, des pauvres. C'est là l'un des dangers les plus graves. Si le syndicat veut devenir un véritable acteur socio-politique et économique de la mondialisation, il doit se mondialiser et apprendre la capacité de détourner l'ordre du jour conceptuel. La bataille ne peut plus se réduire au montant d'emplois bien que ce soit très important - la perte d'un emploi est dramatique -, elle doit concerner la rhétorique, dans le bon sens du terme, c'est-à-dire l'argumentation, les choix, les valeurs, les priorités. Tant que l'on restera soumis à l'ordre du jour culturel imposé par le capitalisme mondial à travers l'entreprise et tous ses serviteurs, des états aux institutions gouvernementales en passant par les universités, nous serons incapables de penser autrement. Quand on me demande aujourd'hui que faire, je réponds que la première chose à faire c'est de délégitimer l'impératif de compétitivité comme principe fondateur, régulateur de l'organisation de l'économie mondiale ; une fois cette délégitimation réussie, on peut travailler à d'autres perspectives, à la nécessité d'un nouveau système mondial. Sur ce point, les institutions onusiennes sont-elles des institutions adaptées pour cela ? Notre réponse est bien entendu non ! Elles constituaient peut-être une réponse qui a fonctionné pendant cinquante ans, elles sont la résultante de l'histoire du capitalisme national, de l'État-Nation et du marché national. Aujourd'hui, la mondialisation a tué le marché national qui est l'un des fondements du pouvoir de l'État-Nation. En l'annulant, elle modifie le capitalisme national et déplace la capacité d'action du contrôle démocratique et politique de la res publica. La res publica est affaiblie, parce que l'un des fondements de l'État-Nation, qui est la res publica nationale et sur lequel se basent ensuite les luttes sociales et le contrat social national du 19e et du 20e siècle, c'était l'existence d'une économie nationale. En l'éliminant, le rôle du pouvoir public est diminué. C'est ainsi que se produit ce phénomène étrange chez les représentants du capitalisme mondial qui affirment qu'il n'y a plus aucune raison en faveur d'un contrat social national, qu'il représente un boulet aux pieds de l'efficacité de la compétitivité des entreprises et de nous tous. C'est extraordinaire !, les maîtres à penser de l'ordre du jour réussissent à transformer ce qui était une conquête fondamentale de l'humanité sur le plan social : les concepts de Welfare State, de sécurité sociale, de la sécurité des droits, en un boulet aux pieds des opérateurs économiques, ils ont réussi à le faire. Au contraire, il faudrait travailler sur le passage du contrat social national qui a permis de contrôler le capitalisme national, à un contrat social mondial. L'horizon le plus court, le plus petit que l'on puisse imaginer, pour changer quelque chose, est de 25 ans. Il est inutile de penser que l'on puisse modifier l'économie, la société, et la politique mondiales en trois, cinq ans, tant il y a d'inerties et de pouvoirs consolidés depuis des décennies. Comment résoudre le problème pour que la première génération planétaire soit capable d'articuler ces cinq points pour son avenir : la justice, l'efficacité économique, la démocratie, le respect de la diversité culturelle et un développement soutenable de la société ? Si nous nous mettons dans la perspective de 25 ans, nous devons compter avec huit milliards de personnes qui ont des besoins en logement, en éducation, en transports, en énergies efficaces, durables et bon marché. Aujourd'hui ce sont des besoins largement insatisfaits : en ce moment, un milliard quatre cents millions de personnes sont sans eau potable. Combien seront-ils dans 25 ans, si nous laissons la rhétorique du capitalisme mondial fondé sur la libéralisation des échanges, la déréglementation des marchés, la privatisation de l'économie, la compétitivité pour conquérir les marchés solvables, imposer sa loi ? Beaucoup plus évidemment. De même, à l'heure actuelle, il y a environ un milliard quatre cent millions de personnes sans véritable logement, en 1993, il y avait un milliard quatre cent millions de personnes qui gagnaient moins d'un dollar par jour, ainsi qu'un milliard deux cent millions d'analphabètes et un milliard deux cent millions de gens sans emploi.

Les P.V.P. : Dans certains de vos articles, vous parlez de la nécessité de la révolte. Pouvez-vous nous exprimer vos sentiments à ce propos ? Dans la lancée de cette question et compte tenu de la situation tragique que nous vivons aujourd'hui ne pensez-vous pas que le « devoir de réserve » des fonctionnaires, des responsables des institutions, se heurte maintenant à « un devoir de révolte » ? N'est-ce pas là une obligation qui s'impose, de fait, à tout fonctionnaire que ses fonctions amènent à avoir une connaissance des situations réelles, qu'elles concernent l'économie ou le social ? Par exemple, la responsabilité des dirigeants, des experts, des hauts fonctionnaires qui participent ou collaborent, de gré ou par ordre, à la précarisation de larges parties de la population, est-elle ou non engagée ? Si oui, la justice ou autres instances, seraient-elles, dans un futur proche ou plus lointain légitimées à demander des comptes à ces responsables ? (Nous pensons bien sûr au procès de Nuremberg, à celui plus récent du « sang contaminé » ou aux poursuites engagées dans divers pays européens, contre la corruption et les malversations).

R.P. : Aujourd'hui, « nous savons que nous savons » - bien entendu dans certaines limites - que si nous laissons faire le monde compétitif et libéralisé soumis à l'impératif de guerre économique, des individus, des villes, des pays seront délaissés et abandonnés à eux-mêmes, à leur misère. Plus tard, vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas, comme les nazis ont pu le dire. Vous n'aurez aucune excuse, parce vous ne pourrez pas dire demain que vous découvrez seulement maintenant les conséquences de l'aveuglement du capitalisme mondial. Par là, c'est tout le problème de l'éthique, de la responsabilité, de l'action qui est complètement changé. Nous nous rendons bien compte que nous sommes en train de créer une société à l'échelle mondiale de plus en plus « fragmentante », qui produit de plus en plus d'exclusion entre les gens, d'agressivité, chacun se défendant pour assurer sa survie, ce qui signifie empêcher celle des autres. Les gens se rendent compte, même s'ils sont acculés à le faire, qu'il n'est pas nécessairement bien d'être contraints d'être gagnant plutôt que perdant, ce sont des guerres que personne n'aime. Dans ces contextes-là, je crois que ce qui émerge clairement, c'est l'obligation de révolte. La révolte signifie ne pas adhérer à une situation qui est objectivement inacceptable. La révolte doit être celle de tout le monde, jusque chez les bureaucrates. J'exclus tout de même le monde financier, il n'y a personne qui s'y révolte, qui soit éclairé. Vous demandez si le fonctionnaire soumis au devoir de réserve a le droit de manifester cette révolte, je pense qu'oui parce qu'un fonctionnaire est aussi un citoyen, et ce n'est pas parce qu'il devient fonctionnaire qu'il ne l'est plus. Je vois mal que tous les fonctionnaires du monde ne soient plus citoyens, on aurait réduit la citoyenneté à quoi, alors ? Le fonctionnaire n'aurait le droit d'être citoyen que dans le secret des urnes. C'est de la parodie ! Au contraire, nos sociétés sont ou deviendront meilleures lorsque la participation du citoyen augmente, et non pas lorsqu'un fonctionnaire n'est plus citoyen, même quand il dort parce qu'il est responsable 24 heures sur 24 des aveux de restitution ! La citoyenneté c'est aussi un droit de parole. Le fonctionnaire n'aurait droit à la parole que s'il s'en va, ou alors à l'intérieur de l'administration, à condition qu'il ne parle pas à des gens de l'extérieur ! C'est une diminution du droit à la citoyenneté. Je crois que plus une administration est basée sur la diversité de l'expression, de la manière de réaliser certains objectifs, plus elle est efficace. Bien entendu, je ne pense pas qu'un fonctionnaire doit faire la politique à la place de l'homme politique, mais il a le droit sur la base de ce qu'il sait, de ce qu'il dit et observe, de manifester sa raison mais aussi son émotion. Saint-Augustin disait que l'homme qui a perdu sa passion a perdu davantage que celui qui se perd dans ses passions. D'ailleurs, aujourd'hui, on le reconnaît avec la théorie du chaos, au plan scientifique, il n'y a pas seulement le côté rationnel, mais il y aussi le côté émotionnel, et les deux ne sont pas nécessairement opposés mais se complètent. Pourquoi un fonctionnaire ne pourrait-il pas avoir d'émotions face à ce qu'il découvre ? J'insiste beaucoup pour que notre société implique notre responsabilité. La responsabilité ce n'est pas se taire en sachant, il faut que l'administration devienne responsable, elle ne peut pas se cacher derrière le « moi j'exécute, je suis au service du politique ». Nous ne pouvons peut-être pas contester le politique, parce que nous ne sommes pas candidats aux élections, mais notre éthique nous dit que nous devons parler à haute voix quand la politique à mener n'est pas pertinente. Pour ce qui est de la responsabilité des fonctionnaires je ne pense pas qu'elle peut relever du plan pénal, elle est plus d'un ordre moral et culturel.

Propos recueillis par
Christopher Yggdre


vers le début de l'article
sommaire du n° 4 Sommaire
article précédent dans le n° 4 Solo
article suivant dans le n° 4 9 heures de clic

Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
Powered by Debian GNU-Linux 2.4.18