Perspectives et projets
Dernière matinée : 11 h - 14 h. En ouverture de séance, il est suggéré que cette dernière journée soit consacrée au devenir des États du Devenir et à la construction d'un projet commun, de même qu'à tirer les conclusions des deux journées précédentes durant lesquelles des moments de désordre et d'indétermination n'avaient cessé d'alterner avec des moments d'organisation provisoire.
“Etre citoyen signifie récupérer la capacité de fixer l'ordre du jour”
Daniel Brabis (Alliance pour un monde responsable et solidaire) : Je veux bien ouvrir le feu. En ce qui me concerne il y a une impression forte qui se dégage de ces deux journées : nous souffrons tous d'un certain manque d'humilité. Bien souvent, on vient dans un lieu comme celui-ci pour mettre en avant ses idées et ses projets en les considérant comme les plus importants. Si on venait dans une disposition d'esprit très différente en se disant « je viens là pour être ouvert aux autres, pour apprendre parce qu'il y a, ici, des gens qui vont m'apporter quelque chose », on inaugurerait à ce moment-là une démarche différente. Mais quand on vient « vendre sa soupe » c'est exactement l'inverse qui se produit. Or il me semble que le but des États du Devenir est justement de voir comment les idées et les initiatives peuvent se relier entre elles, afin que de toutes ces interactions, sorte quelque chose que personne n'avait envisagé. C'est cet imprévu qui est constructif. Nous sommes un peu des donneurs de leçons quand nous disons qu'il faut que les gens changent, qu'il faut changer les valeurs, alors que bien souvent dans notre tête on n'a pas fait tout le changement. Si cela était, ce serait beaucoup plus facile de dialoguer entre nous et d'agir ensemble.
Jérémie Piolat : Je remarque que, parfois, nous essayons de trouver une proposition qui fasse consensus. Or chacun ayant sa spécificité, pourquoi une proposition devrait-elle en exclure d'autres ? Il me semble que nous ne sommes pas là pour faire des synthèses qui résumeraient les idées des uns et des autres en assemblée générale, mais pour faire des propositions de projets, pour être capables d'entendre des demandes spécifiques par rapport aux projets que les gens ont, des projets qui invitent les autres à y participer et à les transformer.
Georges Goyet (CNRS, Grenoble) : Je ne suis là que depuis hier midi. Je tenais néanmoins à féliciter Les périphériques d'avoir osé construire du « lâcher prise » et d'être en situation d'assumer publiquement la tentative d'une construction qui laisse de la place à l'émergent. À mes yeux c'est un élément important d'une culture naissante à laquelle nous sommes contraints de faire face. Il serait intéressant de voir comment des lieux ou des expériences de ce type se sont déjà, petit à petit, constitués. J'ai participé un moment au groupe de travail Agriculture où il y avait des personnes qui avaient déjà une culture de dix ou quinze ans relative à un mode de travail de cet ordre-là. Beaucoup sont ici avec des accumulations d'expériences très différentes en ce qui concerne cette culture émergente. Il s'agit de voir comment constituer un dispositif de partage à partir de la diversité d'expériences concernant ces modes de faire et de penser. Ce que nous faisons, une multinationale le fait aussi, avec les mêmes perspectives, mais pas avec les mêmes valeurs : comment investir dans l'autonomie des personnes pour plus de liberté, plus de créativité tout en constituant des dispositifs ? Nous sommes très en retard dans cette culture, parce que nous n'avons pas forcément les moyens d'y accéder. Comment situons-nous les États du Devenir comme moment de réflexion et de pratique sur les systèmes émergents productifs ? Comment se crée une mise en présence d'acteurs porteurs d'expériences multiples ? Comment, encore, construire petit à petit une gestion de ces diasporas-là. On peut imaginer que chacun est une tête de réseau de réseaux, dans lesquels il y a des compétences, des inscriptions spatiales ou de territoires, qui nous confrontent à ces questions. Comment donc toutes ces têtes de réseaux peuvent-elles se penser comme dispositifs productifs qui pourraient redistribuer et faire circuler des nouvelles formes de production ?
François Bouchardeau : Je dirai simplement que ces modèles de grandes entreprises multinationales se développent dans un monde néo-libéral qui développe une forme d'État de plus en plus répressive. Je suis complètement d'accord avec cette idée d'essayer de pérenniser cette démarche de création de dispositifs productifs. Cet été, sur notre colline de Longo Maï, Jean-Baptiste Eyraut de Droit au Logement nous disait : « Il y a beaucoup de gens qui se rencontrent aujourd'hui qui ne se rencontraient pas avant ». Par exemple, des syndicalistes ou des élus politiques viennent discuter à Longo Maï avec nous pendant le Forum Civique Européen; avant ils nous considéraient comme des marginaux. Le problème, pour en revenir à cette conversation, c'est que « d'un côté on a tous ces processus de prises de contacts, de mise en réseau et de l'autre une accumulation de mesures de plus en plus répressives. On a l'impression d'être engagés dans une course de vitesse contre le fascisme ». Je ne voudrais pas jouer les pisse-froid mais seulement rappeler cet aspect de la réalité parce qu'il implique aussi un autre type de mobilisation et de disponibilité.
Un participant : Je représente ici un collectif qui est en train de se monter dans le quartier et qui regroupe aussi bien des organismes caritatifs que des syndicats, des associations de quartier culturelles ou éducatives. Nous sommes en train d'éditer une charte de fonctionnement pour un lieu que nous allons récupérer bientôt. Sans entrer dans les détails, ce qui me semble intéressant à rapporter, c'est qu'au bout de trois après-midi de réunions sur un texte nous avons assez facilement trouvé un consensus au niveau de la terminologie alors qu'il y avait autour de la table des gens d'extrême gauche, des syndicats plutôt modérés, des syndicats un peu plus hard et des représentants d'associations de quartier parfois certainement d'obédience de droite sinon d'extrême droite. Certaines personnes de terrain qui sont parfois confrontées au quotidien à des difficultés, à une notion d'urgence ont fait des compromis quant aux termes à utiliser sur la charte de fonctionnement de ce lieu. Je pense que cette notion d'urgence devrait nous permettre d'oublier nos individualismes ou de défendre systématiquement notre logique.
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Jérémie Piolat : Je suis tout à fait d'accord pour oublier nos individualismes et faire en sorte que les chapelles ne créent pas des blocages, mais je ne crois pas personnellement que le compromis et l'amalgame entre des prises de position de gens à la fois d'extrême gauche, d'extrême droite, puissent s'avérer des solutions aux problèmes actuels. Si justement on veut trouver un type de coopération entre nous qui ne soit pas de l'ordre du compromis et du consensus, je ne crois pas qu'on puisse se passer d'une certaine réflexion. Par rapport à ce qui s'est passé hier par exemple, je pense que les moments de désordre sont peut-être la matière même à partir de laquelle on donnera forme à une autre manière de travailler à la cité ensemble avec nos différences.
Marc Jutier (Association AHIMSA) : L'expression de parti politique est très galvaudée, mais alors quels sont les grands axes de cette troisième voie alternative au marxisme et au libéralisme ? On est tous d'accord pour construire un mouvement qui défende l'homme plutôt que le marché. Pourquoi ne pas s'entendre sur une espèce de déclaration, sur un texte commun et ensuite évidemment trouver un mot, un sigle, une bannière derrière laquelle tous les gens qui luttent contre l'ultra-libéralisme pourraient se rassembler ? Cela n'empêchera pas ensuite de s'organiser de différentes façons pour qu'il y ait toutes sortes de discussions possibles.
Un autre participant : Ce que je trouve assez original ici, c'est le fait d'essayer de mettre ces idées de démocratie en pratique, de mettre en cohérence ce que l'on pense et ce que l'on peut vivre. Nous avons pu le constater tout au long des trois jours : lorsque l'on discute il est bien souvent difficile d'éviter de se marcher l'un sur l'autre pour pouvoir prendre la parole ou la monopoliser. On trouve dans tous les groupes une forme de tiers monde. C'est un problème qu'il faut résoudre. Bien sûr, il y a des expérimentations d'organisation démocratique tellement rigides que cela ne fonctionne pas. Ou à l'inverse on dit : « ok, on n'organise plus rien, parce que l'on veut faire émerger quelque chose ! » Le chaos peut être créateur, mais c'est parfois une sorte de gros bordel qui aboutit à remettre en place une forme de dictature où ce sont les plus opportunistes qui se trouvent le plus favorisés. Je ne vais pas non plus donner des solutions toutes faites, mais peut-être faudrait-il trouver un juste milieu. L'essentiel est d'essayer de mettre en adéquation nos idées et nos actes.
Federica Bertelli (Périphériques) : Il me semble que le plus important est de constater qu'apprendre ne va pas de soi. L'intention n'y suffit pas ; c'est sans doute un travail très long : il faut apprendre à apprendre en même temps. Il y a eu beaucoup de questions intéressantes tout au long de ces trois journées. Si l'on devait traiter toutes ces informations, un mois n'y suffirait pas. On a parlé de nombreuses initiatives, de réseaux, de projets individuels, d'expériences. On sait qu'il y a beaucoup de gens qui essaient de réfléchir autrement. Mais je pense qu'il ne suffit pas de dire que l'on va échanger des expériences, c'est déjà quelque chose de très long qui dépasse ce que l'on a à en dire. On souffre surtout aujourd'hui dans la société d'une espèce d'isolement d'une certaine tendance à consommer qui font que, peut-être on voit des choses très intéressantes, mais on n'a pas le temps de prendre le temps de regarder, de voir ce que cela implique, entre autres, comment s'approprier ces choses ? S'il y a autant de gens ici, dans des réseaux, dans des colloques, c'est peut-être aussi parce qu'il nous manque quelque part quelque chose et cette chose qui nous manque est présente dans les débats civiques de citoyens dans lesquels on ne se reconnaît pas - moi en tout cas je ne m'y reconnais pas -, que ce soit à la télévision, à l'université, parce que l'université devient un lieu de passage ; au niveau politique, encore, parce que je ne vois aucun débat politique qui essaie de poser le problème des citoyens dans la ville, et même au niveau humain, c'est-à-dire au niveau d'un lien social qui devrait être partout à l'œuvre, mais que l'on a du mal à créer. Si on est là, c'est parce que nous avons constaté qu'il y a ce manque. Il faut apprendre à le voir pour lui donner de l'importance. Ce qui est terrible aujourd'hui c'est que ce zappage pour éluder le manque s'impose également au niveau culturel : par exemple il y a un tas de films dont on n'a pas le temps de parler. Ce n'est pas en trois jours que l'on peut apprendre à donner de l'importance à chaque initiative qui est là. Par contre, c'est quelque chose qui pourrait se faire dans un lieu où l'on viendrait prendre le temps justement de réfléchir, d'évaluer, de créer des dispositifs. Je ne suis pas du tout d'accord sur le fait de se mettre d'accord sur quelque chose, simplement pour se mettre d'accord. Je pense qu'il faut se mettre à l'épreuve, mettre à l'épreuve justement le droit à l'expérimentation. Qu'est-ce que cela veut dire d'être citoyen, d'apprendre, d'échanger, de mettre à l'épreuve ? Je pense à ce devenir-là, au droit de penser à l'avenir et non pas à quelque chose sur lequel il s'agirait de se mettre d'accord, puis de signer. Ce n'est pas de cela dont on a besoin aujourd'hui. Nous avons besoin d'expérimenter au niveau intellectuel, ce qui veut dire aussi et surtout au niveau pratique.
François Deck : Concrétiser l'expérimentation est plus une question de forme qu'une question de fond. On peut débattre à l'infini sur notre espoir de changement, mais je crois que le changement ne pourra se faire que par la production de formes et de dispositifs techniques. Par rapport à la phrase de Serge Daney « l'information n'est pas un dû, mais une pratique », j'ai essayé d'expérimenter un dispositif Banque de Questions. Plus de cent questions ont été enregistrées, j'espère qu'il y en aura d'autres. Peut-être est-ce un mode relationnel à poursuivre dans la perspective d'une nouvelle rencontre des « États du Devenir ». Ces questions vont-elles constituer une mémoire morte ou une mémoire vive ? Vont-elles pouvoir être renouvelées, retravaillées, re-affinées, se transformer et nous transformer ?
Musique/Danse Overflow : les musiciens de Génération Chaos proposent au public de danser sur la scène. Il s'agit pour les danseurs de réagir à la musique et pour les musiciens de jouer en fonction des gestes des danseurs. (voir l'article de Yovan Gilles dans ce même n° et celui de Jil Valhodiia dans le n° 8). |
Jean-Charles François (Génération Chaos, percussionniste/compositeur) : Le problème de la méthodologie du débat me paraît essentielle, même si les méthodologies ne sont là que pour être modifiées et adaptées à des contextes particuliers, même si elles ne peuvent pas écourter le temps considérable qu'il faut consacrer à apprendre à débattre. Le modèle que je peux proposer est celui adopté par les musiciens de Génération Chaos, notamment à travers le dispositif Musique/Danse Overflow. C'est un dispositif où tous les musiciens doivent dire quelque chose, personne ne peut se passer de prendre la parole. Mais c'est aussi un dispositif qui oblige les participants à tenir compte sans cesse de ce que dit l'autre dans un double système d'interactions : interaction des musiciens entre eux et interaction du collectif des musiciens avec un ou plusieurs danseurs qu'ils ne connaissent pas forcément. Au départ, nous étions en présence de musiciens ayant des points de vue très différents, il nous a fallu donc, à travers divers systèmes de contraintes, apprendre l'art d'interagir avec l'autre. C'est pourquoi ce dispositif s'inscrit dans un travail lent et difficile qui dure depuis quatre ans. Les méthodologies nous servent à construire quelque chose en commun qui reconnaisse la différence des participants. Peut-être est-ce dans ce sens que nous devons chercher.
Marc'O : Je voudrais ajouter que tout cela est possible parce qu'il y a des astreintes, en premier lieu, celle pour chaque musicien d'être à l'écoute, à l'écoute de l'autre. La qualité de l'écoute - et c'est là tout un apprentissage - détermine la qualité de l'intervention, et la constitution de l'œuvre elle-même. En fin de compte la musique ne se produit qu'à travers cette « qualité spécifiée » de l'écoute. Ce problème de l'écoute est d'une rare complexité. On a plus vite fait d'en parler que de lui donner une réalité concrète au plan de l'œuvre produite.
Grégoire Wallenborn : Dans le prolongement de cette notion de dispositif, je voudrais vous faire partager quelques expériences et réflexions que nous avons eues dans les ateliers de philosophie à Bruxelles. Nous essayons d'explorer des jeux qui ressemblent à de la philosophie. Je dois bien reconnaître que cela a été un échec ici, peut-être parce que l'on a oublié combien apprendre à se parler les uns les autres, à se faire confiance, prenait du temps. Il y a là probablement des leçons à tirer, à savoir qu'il est important de se donner des contraintes pour ralentir la parole, pour éviter que quelqu'un croit qu'il a tout de suite la bonne chose à dire. D'autre part il est important que, dans un dispositif où il y a prise de parole et écriture, les corps bougent aussi, c'est-à-dire que l'on ne soit pas assis à un endroit fixe qui crée un point de vue particulier sur l'espace, mais que, au contraire, l'on n'arrête pas de modifier son point de vue sur les autres et sur l'espace. Ce qui s'est passé ici depuis deux jours était d'une certaine manière une expérimentation sur les formes d'auto-organisation. Il y a des moments où je me suis dit qu'en assemblée plénière, il aurait été souhaitable d'inventer des contraintes assez claires par rapport à la prise de parole qui est toujours une prise de pouvoir. Comment donc instaure-t-on un dispositif qui sollicite une circulation de la parole et donc du pouvoir ?
À la suite des trois jours, un séminaire a été ouvert sur l'expérimentation de formes d'organisation en février dernier à l'initiative de l'atelier de philosophie de Bruxelles avec Isabelle Stengers, Grégoire Wallenborn et le Laboratoire d'Études Pratiques sur le Changement. Ce séminaire s'est constitué en laboratoire où étudier concrètement ce que signifie tenir et construire sa place dans un ensemble, dans une assemblée plénière par exemple. Mais aussi, quels faux idéaux à démonter, par exemple quelles conséquences implique une affirmation comme « chacun a le droit de s'exprimer » ? Quels droits modéliser ? Quels rôles pourraient être introduits, voire inventés ? Dans ce sens il faudrait apprendre à expérimenter en concevant ce qui pourrait apparaître comme des artifices, car une organisation n'a rien de « naturel », de « spontané ». |
Riccardo Petrella : Je voudrais m'inscrire dans la logique du temps et de l'auto-organisation, en répondant à plusieurs exigences. La première est de maintenir l'idée de départ des Périphériques : donner la place à l'émergence. Avec l'émergence, c'est la créativité qui se fait, s'organise, se défait, s'auto-organise, et non pas seulement dans l'instant ou l'instantané. Si l'on se limite uniquement à l'instant, alors il n'y a pas de construction possible. Le deuxième élément qui émerge ce matin, c'est le rôle de l'échange. Il n'y a pas d'émergence s'il n'y a pas effectivement de l'échange. À mon sens, il ne peut avoir lieu que si chacun de nous est porteur d'une identité, même provisoire. Je suis prêt à écouter l'autre à condition que je parle aussi. Je l'écoute et par là je dis à cet autre : « je suis » et cet autre est alors à son tour prêt à m'écouter. Un parlement, une agora où les gens parlent sans s'écouter et être entendus ne sert à rien. Écouter, parler c'est la base de l'échange. Chacun y trouve son identité. Mais si l'échange signifie identité, il signifie aussi mémoire. Ainsi, quelqu'un qui travaille dans un quartier avec des vieux manifeste une mémoire car le quartier n'est pas né d'hier et il ne va pas mourir demain. Ce matin, certains avaient raison de dire qu'il ne faut pas faire l'amalgame. Il me semble qu'il faut respecter la troisième exigence qui est celle de l'hybridation. Il y a de l'échange à condition de ne pas vouloir assimiler l'autre singulier dans les autres, masse indistincte, c'est-à-dire tout intégrer dans des mêmes modèles dominants qui s'affirment comme une structure d'articulation du pouvoir. Accepter l'hybridation n'est pas facile, mais c'est la condition indispensable pour qu'il y ait des États du Devenir. La diversité culturelle ne signifie pas l'identité, mais la diversité biologique ne veut pas dire non plus que le micro-organisme n'aie pas en même temps sa propre structure génétique. J'en viens alors au quatrième point qui concerne l'exigence de trouver un lieu où les gens se parlent et laissent parler. Mais, pour en revenir à ce problème : comment être citoyen aujourd'hui ?, je dirai : si on ne se parle pas entre les six milliards de gens qui vivent sur la planète actuellement - qui sont citoyens ou devraient l'être -, avec qui alors parle-t-on ? On ne veut pas se limiter aux francophones ou aux anglophones. Les multinationales, elles, se limitent à leur consumer market, IBM parle à ceux qui sont dans la computer industry, Bill Gates s'adresse à ceux qui sont des internautes, c'est tout. Si l'on veut parler aux six milliards d'êtres humains, cela devient un problème. Il faut, donc, apprendre à se parler en hybridant les codes linguistiques, ce qui n'est pas facile. De plus si l'on est capable de se parler, c'est parce qu'on a envie de faire quelque chose ensemble. Pourquoi, au fond, sommes-nous ici aujourd'hui ? Parce qu'on ne veut pas simplement apprendre ce qu'est est l'autre, mais rencontrer peut-être des personnes avec lesquelles faire quelque chose, sinon l'on ne se rendrait pas dans un lieu où l'on parle. L'esthétisme de la parole est stérilisant si l'on n'a pas envie d'action. Mais « faire ensemble », ce n'est pas nécessairement se mettre d'accord sur un manifeste commun, il bloquerait tout devenir. Il faut avoir des projets à long terme, en conciliant le long terme et l'émergence.
Alors voilà j'en viens à une proposition : être citoyen signifie récupérer la capacité de fixer l'ordre du jour. Au fond, nous ne sommes plus des citoyens nulle part, en Afrique comme à Los Angeles, dans les hôpitaux comme dans les jardins d'enfants, parce que désormais l'individu n'est pas capable de fixer l'ordre du jour. Si les Périphériques et tant d'autres associations en ce moment sont importants, c'est parce qu'au fond ils cherchent à redonner individuellement et collectivement la capacité de fixer l'ordre du jour. Nous avons besoin d'une dynamique, d'un dispositif qui le permettent. Pourquoi alors ne déciderait-on pas de faire une espèce de forum des petits villages du monde en devenir. Nous sommes un village en ce moment, ici. Une entreprise est un village, un petit syndicat est un village, une petite université de province est un village. Le problème est de savoir qu'il y a des millions de villages en ce moment qui expriment cette volonté d'être et de créer. Il faut que ces villages apprennent à agir ensemble, pour des choses, des thèmes ad hoc dans le devenir. Pourquoi ne pas commencer dans quelques mois par faire venir cent, non pas représentants, mais cent membres de cent villages du monde, des universitaires, des ouvriers, des paysans ? Ces villages se réuniraient non pas pour faire un manifeste contre les systèmes dominants, pour leur demander « soyez bons, soyez gentils parce que tout le monde vous considère comme méchants, mais vous pouvez vous payer le luxe de devenir bons parce que vous êtes le pouvoir », - comme le demandent dans les sommets mondiaux ces milliers d'associations. Alors le puissant tout content peut se permettre de répondre : « mais oui, je suis gentil parce que je suis puissant, et je peux continuer à faire ce que je veux faire », et rien ne change. Au contraire, ces villages devraient se réunir pour se demander : « qu'est-ce qu'on va faire ensemble ? » Ensuite, un rapport de ce que font ces villages du monde pourrait être réalisé et diffusé sur support informatique dans les écoles secondaires. Chaque réunion de ces petits villages du monde devrait aboutir à un support livresque ou télématique à diffuser dans le système scolaire. Voilà ma proposition. Excusez-moi si j'ai été trop long. Je vous signale que le Groupe de Lisbonne a travaillé dans ce sens et je suis prêt à mélanger les groupes.
Daniel Brabis : Je crois que l'on peut s'inscrire dès maintenant dans cette démarche et contribuer, même financièrement, à aider à la création de ce forum.
Marc'O : Je pense qu'il est important, chaque fois, qu'il y a des propositions comme celle-là d'en prendre acte. Retenir, chacun, ce qui est important dans une proposition pour lui donner une suite.
François Bouchardeau : À Longo Maï, au Forum Civique Européen, nous avons chaque année une rencontre en août. Nous serions très heureux d'accueillir cette rencontre des villages. Cette proposition de Riccardo Petrella me touche particulièrement. Longo Maï est un projet qui a vingt-trois ans maintenant, issu de petits groupes de post-soixante-huitards assez turbulents à l'époque qui s'étaient réunis fin 1972. Ils avaient décidé, face au manque de perspectives de l'action gauchiste ou syndicaliste classique, de changer de style. En 1972, ils lançaient un appel aux gouvernements européens pour mettre à la disposition des jeunes quelques kilomètres carrés de terrain pour y créer des villages pionniers européens. Le terme de village me plaît bien. Les gouvernements n'en ont pas voulu.
À la suite de la proposition de Riccardo Petrella faite le 24 novembre, le projet a été formalisé à travers un texte co-signé par le Groupe de Lisbonne, le Forum Civique Européen et Les périphériques vous parlent. À travers les Fora des Villages du Monde, il s'agit de multiplier les moments et les lieux de rencontre entre ces collectifs, groupes ou communautés qui, partout dans le monde, attestent de la possibilité de faire, de dire, de penser, de vivre autrement, face à une mondialisation économique qui exclut de plus en plus. Un premier forum aura lieu cet été en Provence à Forcalquier du 5 au 8 août 1997, sur le thème Mondialisation et Devenir Citoyen, avec comme objectif la réalisation d'un document pédagogique à supports multiples (écrit, audiovisuel, multimédia) à l'usage des écoles, des universités et des maisons de quartier. L'objectif des Fora ne vise pas la production de déclarations, pétitions « pour rendre meilleurs les grands et puissants de ce monde », mais plutôt à mettre à l'épreuve les capacités d'échange et de recherche commune, de production de récits et de narrations collectives afin de ne pas en rester à la critique des principes et valeurs du système dominant. Comment faire mouvement entre « villages » afin de formuler d'autres devenir ? (à voir dans le prochain numéro) |
Yves Renoux : Je suis en accord avec beaucoup de choses qui ont été dites et reviendrai à l'intervention concernant la prise de risque du point de vue des formes d'organisation. Il faut continuer à cultiver des formes d'échange et accepter de diversifier les façons de s'exprimer que ce soit par la parole, l'art, le corps. Veillons à ne pas être tout le temps dans une forme qui reproduit la délégation de pensée. Nous avons assisté hier à un moment artistique sur l'under-class (Saynète des Périphériques et Chaos concernant une statistique sur le seuil de pauvreté en Grande-Bretagne). Comment va-t-on trouver ici des formes d'échange qui n'excluront personne, y compris l'under-class ?
Georges Buttet : J'ai fait partie de la communauté des compagnons de Souscot, nous avons à notre actif le sauvetage de la race des chevaux de Mérens, nous avons aussi contribué à maintenir la chèvre du Rove et l'âne des transhumants au moment où ils ont failli disparaître parce que l'on obligeait les transhumants de Provence à transhumer en camion. Puis on a rejoint le combat de Pierre Marcel Daillez dans le marais de la Vilaine qui a sauvé huit lignées maternelles de la petite vache Pie Noire bretonne qui est une merveille de notre patrimoine national. Je voudrais vous proposer une méthode, alors écoutez bien avant de rigoler hein parce que... (Tout le monde rit). Cette méthode, c'est celle des rats. Les rats ont cet avantage sur nous de ne pas avoir de blocage psychologique. Je vais vous raconter une histoire. Les premiers rats que l'on a mis dans un labyrinthe ont mis des heures pour en sortir. Quelques semaines après, dans le monde entier, tous les rats sans aucun lien génétique entre eux, étaient capables de sortir des labyrinthes en un quart d'heure. Une information était passée. Je vous invite à faire attention au fait que cette information peut passer d'autant mieux que notre pensée sera plus claire. La pensée, très souvent, n'a pas besoin de la parole, je l'ai constaté et d'autres l'ont constaté aussi avec les animaux. La clarté de pensée est nécessaire. Nous sommes tous réunis ici pour essayer de trouver quelque chose. Or il se trouve que des hommes réunis autour d'un projet, même s'il est encore flou, vont commencer à évoluer ensemble et cela est très important.
Jean-Claude Linder (Longo Maï) : J'ai une autre proposition à faire. C'est une idée de plate-forme mobile, nomade qui pourrait faire office de lieu d'échange et qui permettrait d'aller à la rencontre des gens. Notre intention avec différents réseaux est de louer une péniche. L'acheter serait un investissement beaucoup trop lourd. On a trouvé près de Paris un bateau qui serait à disposition pour des groupes et des associations ayant des projets. On n'a pas encore de trajet précis mais il est possible en trois ou quatre mois, à raison de six kilomètres à l'heure, de se rendre à l'étranger. Ce bateau peut accueillir deux cents personnes en stationnement, ce qui autorise l'organisation de manifestations culturelles à concevoir sur les lieux même de voyage. Il s'agirait de la louer durant trois mois l'année prochaine. J'invite donc tout le monde à participer à ce projet et à y réfléchir à sa manière.
Georges Goyet : Je prendrai acte comme dit Marc'O de la proposition de M. Petrella ; je crois que nous sommes nombreux à nous y retrouver. Comment effectivement penser à la fois l'émergent et le long terme en gardant la tension de ces contradictions ? Comment donc travailler sur le complémentaire, le subsidiaire et de temps en temps aussi savoir trancher ? Nous sommes dans des processus qui n'ont pas les mêmes orientations et pas les mêmes valeurs. Personnellement, je suis dans un coin où hier Le Pen inaugurait un restaurant de la fraternité française. Comment faire face à l'apparition de gestes venant de processus qui peuvent effectivement être de l'ordre du fascisme mais qui, de toute façon, sont des symptômes de la tentation de régression par rapport à l'émergent, ce qui est classique, parce que nous sommes tous dans la peur de l'émergent et qu'il est plus facile de se réfugier dans des mythes ? D'autre part, pour ce qui concerne la mise en commun des expériences, il nous faut à la fois concilier l'exigence d'un travail collectif et le fait que nous sommes dispersés. Donc comment constituer une sorte de bourse de projets multi-espaces susceptibles d'être évalués et échangés, avec des inscriptions spatiales totalement différentes ?
Jacky Spica (Crossroad Artists) : Je viens de Lyon. En tant que musicien je me suis inquiété - vivant dans un quartier assez chaud - du devenir des jeunes qui y habitent. Il s'agit en partie des jeunes que vous avez vu jouer hier soir et qui font du rap. Ce qui m'inquiète c'est de devoir trouver le mot clé pour pouvoir y réfléchir après. En province, le problème que l'on a c'est quand arrive un mot clé. On n'a pas trop compris ce que voulait dire émergence si ce n'est que, pour nous, l'émergence c'est le truc qu'il y a dans le train pour tirer la sonnette d'alarme. On ne peut pas parler de cette manière à des jeunes de quartier qui, eux, ne comprennent absolument rien de ce qui se dit ici, je trouve que c'est bloquant. Maintenant par rapport à l'expérience que nous avons, je voudrais vous dire ce qu'il y a d'inquiétant pour le devenir des plus jeunes, il y aurait d'ailleurs un travail à faire au niveau de l'éducation nationale afin que des jeunes ne tombent pas dans la même bêtise que nous. Je crois que, malheureusement, il n'y a rien qui se fait dans ce sens. Avec les jeunes on a eu envie de faire du rap, c'est tout bête, mais cela aurait certainement été autre chose s'ils avaient eu envie de faire du rock; enfin le rap était plus accessible parce que cela coûte pas cher. Grâce au rap certains jeunes avec qui l'on travaille et qui, à l'école, « se sont éclairés », ont essayé de comprendre les autres. Ce qui nous intéresse par rapport à Génération Chaos et au travail que l'on a fait ensemble, c'est de pouvoir rapprocher deux publics très différents. Des étudiants et puis des jeunes qui sont à la limite de l'échec scolaire. Le travail consiste à pouvoir amener des gamins dans d'autres quartiers où, tout d'un coup, ils découvrent d'autres gamins et, du coup, ils sortent d'une xénophobie qui les dépasse et qui nous dépasse; c'est les amener à faire la rencontre des autres. On a donc commencé avec un premier groupe, les HM 69. Actuellement on travaille avec quarante jeunes dans plusieurs quartiers. Notre volonté est de pouvoir développer dans chaque quartier une dynamique comme celle-ci. Il faudrait que d'autres associations puissent réaliser ce travail parce qu'il y a une énorme demande à ce niveau.
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Georges Goyet : Je crois que les jeunes de banlieue ont aussi des mots clés quand ils disent « ta mère » ou « mortel » et que, peut-être, la séparation n'est pas si grande quand il y a cette mise en présence du corps - qui, à un moment donné, va permettre la parole avec celle de gens qui réfléchissent. Je crois que si l'on n'invente pas les formes de relations entre un monde physique qui parle avec son corps et puis le monde intellectuel, on n'avancera pas.
Alfredo Tradardi (Il parle en italien et Cristina Bertelli traduit) : Je me référerai au mot cumpagno « camarade » du mouvement ouvrier socialiste qui dérive du latin cum pane, c'est-à-dire acte de diviser, de partager son pain. Nous avons ici partagé nos fragments de mémoires, d'expériences, de connaissances, nous avons surtout partagé nos fragments d'utopies et notre désir de construire des fragments de futurs différents. Nous n'avons pas seulement expérimenté une nouvelle méthodologie de travail, mais surtout de nouvelles formes d'échanges basées sur le don et pas sur le marché. Il y a quatre ans dans un hôpital assez extraordinaire de Bruxelles, j'ai reçu un don d'un homme différent : Je suis parmi vous parce que j'ai reçu le foie d'un jeune belge. Il y a une économie du don qui a sa place à l'intérieur et en dehors de cette économie de marché. Je veux remercier tous les gens qui ont organisé cette rencontre et j'espère qu'elle aura lieu un jour en Italie.
François Plassard (Université du Temps Choisi) : J'arrive par le train de Toulouse, et je commencerai par mes ressentis. Mon premier ressenti était de sortir du métro toute à l'heure et de voir le cimetière du Père Lachaise. Cela m'a rappelé cette phrase : « apprendre à vivre c'est aussi apprendre à mourir », et cela a-t-il peut-être quelque chose à voir avec l'art ? Mon deuxième ressenti c'est d'arriver ici et de voir, au lieu d'un podium, un grand cercle avec un centre vide. J'aime beaucoup l'expression du vide fertile plutôt que des centres pleins. Mon troisième ressenti c'est par rapport à l'histoire de la péniche. Cela m'a rappelé un bon copain à Lyon qui, il y a quelques années, à force de voir l'affiche du TGV « gagnez du temps sur le temps », a investi pour perdre du temps. On allait de Toulouse, de Lyon à Paris en douze jours pour perdre du temps sur le temps. J'ai entendu enfin toute à l'heure que l'émergence c'était aussi la sonnette d'alarme et dans la sonnette d'alarme il y a le grand cri d'angoisse du chômage. Du travail, il y en a de moins en moins, puisque l'on a perdu trente-six milliards d'heures travaillées en dix ans. D'autre part, ce n'est pas la peine de vouloir insérer dans un circuit qui devient de plus en plus restreint ! Du coup, nous nous sommes dits que nous salariés nous allions négocier le fait de se mettre à mi-temps pour partager le travail. C'est comme cela que, par exemple, Anne-Marie, secrétaire à Lyon, a monté un rucher école pour enfants et permis l'embauche d'un chômeur à mi-temps ou que Gilles, animateur de radio, a monté à mi-temps une revue avec les pays de l'Est maintenant traduite en sept langues... Nous avons négocié cette mise à mi-temps avec un chèque de temps choisi de 3 500 F nets par mois grâce au coup de pouce de Bruxelles avant de pouvoir négocier avec les élus régionaux et la direction du travail les deux tiers de ce chèque. Pourquoi avons-nous réclamé un chèque de 3 500 F nets par mois ? D'après un raisonnement à la fois macro- et micro-économique : d'une part il n'est pas question de se mettre à mi-temps avec un demi-salaire, de faire fondre ces deux cent quarante milliards que l'on donne aux chômeurs, il faut les transférer parce qu'ils servent à acheter des services, des biens quotidiens. Nous avons donc monté cette expérience qui s'appelle l'Université Citoyenne du Temps Choisi en Rhône Alpes. Je suis en train d'essayer de remonter la même université du temps choisi à Toulouse avec de bons copains et déjà sur la région de Pérouse en Italie les élus politiques en ont créé une. Inventons un nouveau temps social qui ne soit ni un temps de marché et de compétition, ni un temps domestique à la maison, mais un temps où l'on travaille au temps choisi, qui est à dominante d'économie de don. Le don c'est quand le lien est plus important que le bien, quand le processus relationnel est plus important que le résultat. D'autre part, quand je suis arrivé à Toulouse, avait démarré en Ariège un Système d'Échange Local : des gens s'échangent des biens et des services en utilisant une monnaie qui s'appelle les grains de sel. C'est comme cela que Olivier, qui est berger dans les Pyrénées, vient toutes les semaines à Toulouse avec des brebis qu'il échange non pas contre des grains de sel, mais des cocagnes. Olivier s'est retrouvé avec des milliers de cocagnes en unités de compte et il s'est demandé comment pouvoir les dépenser. Il a monté un stage avec vingt jeunes pour l'aider à retaper sa bergerie dans les Pyrénées.
En fait le SEL c'est un système où toue le monde est captif de tout le monde, les économistes diraient qu'il s'agit d'une sorte d'économie auto-centrée et cumulative où des plus s'échangent contre des plus, mais plus encore, je dirais qu'il s'agit d'un apprentissage du don.
Il y a un jour des gens qui ont écrit sur les frontons de nos mairies, de nos monuments publics : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Or je considère que ce que l'on a appelé le Progrès avec un grand « P », le Développement avec un grand « D » était peut-être le marché au nom de la liberté, l'État au nom de l'égalité, mais on a foutu à la poubelle le mot fraternité. Le mot fraternité, dans notre ternaire démocratique « liberté, égalité, fraternité », c'est le tiers inclus. Pour moi il ne peut être question de liberté ou d'égalité sans fraternité. Peut-être faudrait-il revivifier ce que l'on a écrit sur nos monuments publics et dire : « Enfin nous allons inventer une économie qui n'est pas que de marché, qui n'est pas une économie non monétaire d'état mais aussi une économie non monétaire d'échange et de don quand le lien est plus important que le bien ».
Kim (étudiant, Bruxelles) : J'aimerais revenir sur le projet des forums des villages du monde. Pour ce qui concerne les problèmes financiers, j'ai un exemple. Quand je viens à Paris je prends un hôtel mais pour ce colloque j'ai eu le grand plaisir de loger chez l'un des responsables des Périphériques. Voilà une manière de surmonter les pressions financières. L'organisation du colloque est sur ce point exemplaire. L'inscription était libre, chacun pouvait payer selon ses moyens. De plus les prix des boissons étaient très démocratiques, c'est un exemple d'entraide et de solidarité.
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“il faut exiger, et c'est un combat politique, le lieu qui va nous donner du temps” | |
Il faut définir des règles de circulation du pouvoir pour faire mouvement |
“il faut exiger, et c'est un combat politique, le lieu qui va nous donner du temps”
Après-midi : 15-18 h
Thierry Bruquevin (Alliance pour un monde responsable et solidaire) : Je me rends compte qu'il faut du temps pour laisser émerger ce devenir. Il y a un fossé entre ces idées et leur application. Si quelqu'un de génial ici trouvait la forme parfaite de démocratie, faudrait-il encore que les hommes soient à la hauteur pour l'appliquer. Il faut donc que, relativement à cette émergence, se développe une capacité humaine qui y réponde et, pour cela, il faut du temps.
Marc'O : Je voudrais relever ceci, une préoccupation me semble habiter implicitement ou explicitement beaucoup d'interventions il s'agit de la question de l'espace et du temps. Mais avons-nous le temps d'explorer cette question et ce qui s'y rapporte ? L'absurdité serait de vouloir en parler avec l'espoir d'arriver à une solution. D'abord comment en parler ? Il y a certes beaucoup de points de départ, mais pour le point d'arrivée ? Pour ma part, je ne me vois que balbutier, tâtonner pour essayer de tirer de quelqu'un une remarque amenant ou ramenant sur je ne sais quel bon chemin. Avoir du temps pour penser et un lieu pour donner une réalité à cette pensée, voilà bien toute la question, une question qui fait émerger d'autorité l'idée de création elle-même. C'est que la question de la création commence avec le bégaiement. Mais où peut-on prendre le temps de bégayer, d'expérimenter, le temps de vivre pour continuer à vivre, dans quels lieux ? Aujourd'hui, il nous reste deux espaces temps : celui du travail et celui de la consommation. Le citoyen peut-il se fonder à partir de ces deux exigences quasiment exclusives du monde moderne : travailler et consommer ? La question de la relation entre les individus disparaît complètement dans cette division de la vie humaine. Le travail, pour la grande majorité, est le moyen unique d'assurer sa vie, et pour le reste, il y a le spectacle. Ainsi les espaces réservés à la culture se bornent à n'être que des lieux de consommation de spectacle, consommation de masse pour les uns, consommation de qualité pour les autres. Mais ne pourrions-nous pas envisager, par exemple, des Maisons de la Culture où l'on se réunirait pour faire tous les jours ce que l'on est en train de faire, maintenant ? Mieux sans doute. On me dira qu'il y a l'université. Mais l'université ne le fait pas ou ne le fait plus. Je voudrais rappeler à ce point « le rêve de Leibniz », c'est celui de « créer un parc d'attractions qui soit un immense laboratoire des pratiques culturelles et scientifiques ». Ne pourrait-on pas exiger des gouvernements, des responsables de tout ordre un tel lieu comme le fit naguère Jean Vilar avec la fondation du Théâtre National Populaire ? Quand Vilar a fondé le TNP, il n'existait que le théâtre bourgeois pour la bourgeoisie. Lui s'est dit : « Les ouvriers, le prolétariat n'ont-ils pas droit aussi à un théâtre ? » Il a lutté pour cela et on lui a donné le Palais de Chaillot qui est devenu le Théâtre National Populaire. Évidemment, il faudrait faire du rêve de Leibniz une exigence politique. Nous sommes sans doute très nombreux, et bien sûr pour des raisons excessivement différents, prêts à bégayer autant qu'il le faudra pour réaliser ce rêve. Ce dont je suis convaincu, en tout cas, c'est que ce n'est pas le discours magistral qui pourra nous offrir ce lieu. Les solutions, aucun individu ne peut les apporter, c'est à nous tous de les inventer. Mais pour cela il nous faudra s'auto-former parce que personne ne peut nous l'apprendre.
Je pense que cette proposition de réclamer à l'État des lieux du devenir citoyen est une exigence démocratique majeure, aujourd'hui. On ne va pas, quand même, se retrouver dans les grandes surfaces, se donner rendez-vous chez Mammouth ou sur l'autoroute ! Il faut exiger, et c'est le combat politique moderne, les lieux où prendre le temps de vivre. Autrement, toutes les questions que nous nous posons maintenant ne trouveront jamais de réponse.
Gérard Castelin (habitant du quartier) : J'habite cet arrondissement depuis quinze ans. Il fait partie de ceux qui ont changé d'orientation politique aux dernières élections municipales. J'estime y avoir contribué un petit peu par une action très modeste. Nous sommes dans un lieu particulièrement intéressant au niveau de l'arrondissement, puisque sur les six arrondissements qui ont changé de couleur politique nous avons ici une liste pluraliste et composite qui rassemble un certain nombre de partis politiques de gauche, d'associatifs et ce que l'on appelle les personnalités de la société civile. Je crois que le phénomène de ce matin n'est pas négligeable et j'en parle d'autant plus librement que je n'ai pas de carte dans le parti du maire de cet arrondissement. Quand tu parlais des lieux, les lieux du travail et de consommation je crois que même cela sera bientôt à rejeter dans le champ de l'archéologie, parce que de plus en plus de gens sont exclus de ces deux espaces. Je crois qu'il faut recréer des espaces de rencontre. On est en train de « panthéoniser » Malraux; c'est à lui que nous devons quelque part le concept de maison de la culture, c'est vrai, il n'est peut-être plus tout à fait adapté à cette époque.
Jean-Jacques Patin : Je suis sur une petite ferme à 150 km de Paris. On peut mettre les lieux de rencontre en mouvement et je propose qu'on puisse faire des rencontres, entre autres dans une ferme, je veux bien proposer la mienne. On pourrait peut-être y voir et découvrir ce que c'est que le rythme, le temps, l'espace dans une ferme d'un autre type, la nature, l'environnement et puis les relations que nous avons aussi par rapport à l'extérieur. On veut dépasser le stade de l'exploitation familiale. Cela peut être donc un lieu de vie, au moins pendant un moment, où on pourrait se rencontrer, et également un lieu de propositions sur l'espace rural.
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Oreste Scalzone (philosophe) : J'espère ne pas arriver comme un cheveu sur la soupe, puisque je viens très tard. On a évoqué ici le problème des espaces de liberté. Quelqu'un a évoqué le temps. « Au commencement, était le Verbe », dit-on et je pense que dans des lieux qui vont se créer, un problème majeur est de travailler sur la parole, parce qu'il y a souvent le risque que l'irruption d'une expression traîne avec elle aussi le malentendu de Babel. C'est pour ça qu'on devrait trouver dans ces lieux, dont on parle, le temps pour organiser des moments que j'appellerai « la valise des mots ». Il s'agirait de travailler les concepts et les mots car les terminologies sont de plus en plus codées. Souvent ce sont des langages de reconnaissance, dominés par le malentendu, il faut essayer de casser cette situation. Ce n'est pas une plaidoirie pour une sorte de vulgarisation ou pour faire un petit dictionnaire. Je trouve que trop longtemps on a été matraqué par cette espèce de connerie mass-médiatique qui est l'obligation de penser bref, clair, simple et, en plus, faire sens. J'ai entendu ici des choses porteuses qui ne sont pas issues de la pensée « spot », cette idée obsessionnelle qui vient de l'idéologie des journalistes qu'il faut vraiment tout dire en trois minutes et surtout jamais plus d'une idée, deux ou trois, sinon l'attention décroche. Peut-être que je suis encore sous l'influence d'une certaine déception par rapport à certaines recherches ou débats où il y a un paquet d'expressions codées qui sont autant langue de bois que dans d'autres époques, au moment des plans quinquennaux et du radieux avenir d'un socialisme plus ou moins réel etc.. Qu'est-ce que veulent dire les gens quand ils disent dix fois dans une intervention « démocratie » ou « société civile », comme si c'étaient des codes rassurants, permettant de montrer patte blanche et ne pas penser les choses, les faits. Je voudrais bien discuter, mais sans polémique, cette expression qui circule très largement : « pensée unique ». Il y a une théologie de l'économique qui jette dans la déraison même l'émergence des besoins humains.
Photo : Tessa Polak |
Riccardo Petrella : Il me semble que le problème pour chacun de nous, aujourd'hui, est un problème d'appartenance. Quand on parle de temps et de lieu, c'est se sentir appartenir à quelque chose parce qu'on est, on vit et on fait quelque chose avec d'autres. C'est ça, l'appartenance. Aujourd'hui un ouvrier de Renault à Scharbeek par exemple comprend très bien qu'il fait partie d'une économie mondialisée, tout comme l'ouvrier de Renault à Buenos Aires ou à Chicago. Etant donné qu'il est réduit à être « ressource humaine », son utilité se mesure à la contribution qu'il apporte à l'augmentation de la productivité, à la rentabilité, et donc à la compétitivité sur le marché qui se mondialise. Et il se demande : mais à quoi, à qui appartiens-je ? Qu'est-ce qui m'appartient ? Au fond il aura intériorisé ce que le dominant est en train de lui dire : « Tu appartiendras au monde si tu te recycles, si tu te formes, si tu te qualifies, mais c'est ton problème, ton itinéraire individuel, sois en permanence formé, recyclé, sois dans la formation permanente, et pour tout le reste de ta vie, sois joyeux, il faut montrer que tu es toujours utile ». Face à cela, on nous dit à nous les consommateurs : « mais n'achetez plus au country-store, n'achetez plus la voiture privée etc. » C'est un premier pas indispensable et nécessaire, mais ce n'est pas la solution. Il faut éviter également de penser, interpréter le monde de cette manière que j'appelle l'ascenseur. On dit d'abord, c'est mon problème : c'est l'étage zéro, rez-de-chaussée; puis c'est ma famille : étage 1; puis la commune, la ville : 2 ; puis la région : 3 ; la nation : 4 ; le continent : 5 ; l'intercontinental : 6 ; le monde : 7. Et on imagine que la vie s'efface, que l'on passe d'un étage à l'autre en allant toujours à la verticale, soit button up, soit button down. Mais la réalité n'a rien à voir avec l'ascenseur. C'est pour cela que le lieu désormais n'est plus vertical, mais transversal et multi-horizontal. On ne monte pas, on ne descend pas dans la vie, désormais, comme consommateur ou producteur, comme travailleur, comme prof, chômeur ou musicien, nous sommes en même temps à tous les niveaux. Nous sommes habitués à l'ascenseur et il n'y a plus d'ascenseur. La transversalité, à mon sens, c'est la condition humaine d'aujourd'hui. Je crois qu'il faut commencer à voir de quelle manière nous pouvons nous l'approprier. Il est intéressant de pouvoir réaliser des solutions au niveau de notre ville, intéressant également de pouvoir se battre contre le consumérisme que Pepsi a maintenant imposé au Venezuela ou bien que Bill Gates impose au monde entier avec Windows 95. Vous savez, dans vingt-cinq ans, les asiatiques seront à peu près cinq milliards sur huit milliards. Ces cinq milliards d'asiatiques, j'ai l'impression qu'ils s'en foutent éperdument aujourd'hui de ce que nous sommes en train de dire ici. Parce que la seule chose qu'ils veulent, en ce moment, c'est ce que nous avons eu avant ou avons voulu. Aujourd'hui, les États-Unis ont investi neuf milliards d'écus pour pénétrer dans le marché de l'automobile chinois, il y a sept milliards d'écus que l'industrie automobile européenne a investi pour produire les cent dix millions de voitures dont les chinois auront besoin dans les quinze années à venir. Et au chinois, vous allez dire : tu sais, tu ne dois pas avoir une voiture. Mais qui va le lui dire tandis que Petrella a une voiture ? C'est pas crédible. Allez dire à un Indien : tu ne dois pas avoir une salle de bains avec un robinet à eau potable, tandis que Petrella a peut-être deux salles de bains avec quatre robinets ! Alors, c'est un problème... fantastique. Il me semble que nous devons apprendre à agir ensemble avec ces gens, pour résister, comme dans le spectacle des Périphériques où ils disent qu'il faut résister. Il faut résister à ce monde, pas seulement localement, c'est une résistance globale, mondiale que nous devons faire. C'est une action avec ces six milliards actuels et huit milliards de gens demain. Nous ne devons pas avoir peur de dire que la fonction de ces six milliards de gens, c'est de créer une richesse commune pour que les huit milliards puissent vivre matériellement et immatériellement. Immatériellement : avoir accès à l'éducation, à l'information, pouvoir croire ce qu'ils croient. Le matériel : avoir de l'eau potable, un logement, de l'énergie, l'alimentation. Je vous rappelle que pendant que nous parlons, il y a un milliard sept cent millions de gens qui n'ont pas de maison ; dans vingt-cinq ans, ils risquent d'être quatre milliards. Aujourd'hui, il y a un milliard quatre cent millions de gens qui n'ont pas accès à l'eau potable. Ils risquent de devenir trois milliards deux cent millions. Aujourd'hui, il y a à peu près deux milliards de gens qui gagnent un revenu inférieur à un dollar par jour. Nous devons essayer de nous battre pour que le monde produise la richesse commune pour tous. Un exemple concret de temps et de lieu, c'est l'eau. Depuis que je suis petit, j'ai appris que l'eau est le bien patrimonial de l'humanité. Aujourd'hui, on est en train de privatiser l'eau partout. Le risque du scénario de la « pétrolisation » de l'eau pourrait convenir à la France, les deux plus grandes entreprises mondiales de l'eau étant françaises. Désormais, la Compagnie Générale des Eaux et la Lyonnaise des Eaux sont en train de s'emparer de l'eau du monde. Il faut donc se battre contre la privatisation de l'eau à l'échelle du monde. Il me paraît intéressant de travailler sur l'eau à Rio de Janeiro, à Addis Abeba, à Calcutta. Le deuxième point concerne les enfants. Nous, les adultes, devons faire une alliance avec les enfants du monde. Pourquoi ? Nous sommes en train de donner aux enfants une image de la ville qui est particulièrement destructrice. Il y a des études faites sur l'image que les enfants se font des villes, c'est un désastre. Très peu ont une image belle de la ville. La ville est une menace pour nos enfants, ça fabrique des armes, des bêtes, des monstres, c'est l'image qu'ils en ont. Nous sommes en train de créer des générations qui n'ont pas la notion de la ville comme lieu d'appartenance. Il faut passer par l'alliance avec les enfants, ce qui signifie savoir parler, savoir leur faire dire ce qu'ils ressentent et éviter que ces enfants, désormais, aient une notion de la ville comme lieu de violence, de rupture, de menaces. Voilà deux choses concrètes dans les États du Devenir, pour agir localement au plan mondial : l'eau et les enfants.
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Bernard Cohn (architecte) : Je voudrais reprendre l'image de l'ascenseur. Je participe à une association et à un mouvement qui a ses origines en 1910-15 en Angleterre avec un biologiste, urbaniste et sociologue anglais qui s'appelle Patrick Gallais. Il avait construit à Edimbourg une tour qui existe toujours, malgré le fait que maintenant elle a été vendue par l'université à des promoteurs privés qui l'exploitent autrement. Gallais disait qu'il faut un lieu où la main des élus rencontre la main des citoyens. On monte en haut de la tour - à l'inverse de vos remarques -, on voit le quartier environnant, on descend d'un cran et on parle d'Edimbourg, on descend encore, on parle de la région, on descend encore et on parle des relations internationales. Ça n'existe plus maintenant, mais j'espère que cela se recréera. Avec cette tour s'incarne l'idée d'un lieu dans la ville où l'on trouverait toutes les informations urbaines, toutes les données sur le passé, une sorte d'éco-musée vivant où, en même temps, projeter ce qui va être le devenir. L'information urbaine, c'est le pouvoir urbain et ce n'est pas un hasard s'il n'y a pas des lieux dans nos villes où se concentre l'information urbaine. On peut attendre des décennies, si on n'a pas l'information, on n'aura jamais ce pouvoir. Aujourd'hui, il y a une parcellisation, un découpage d'informations pour que personne ne puisse avoir une idée globale. On ne voit pas dans une ville une maquette globale de la ville, dans laquelle on pourrait comprendre en trois dimensions la physionomie de la ville. En France, il y a des possibilités à Montpellier, à Strasbourg, à Lille. À Saint-Denis nous sommes en train de proposer de construire à côté de l'université une tour de ressources de la ville. On devrait essayer de promouvoir dans chaque commune à laquelle nous appartenons, qu'elle soit petite ou grande, un lieu public qui soit un lieu le débats où on retrouve toute l'information sur la ville, tous les plans qui ont été faits dans le passé, tous les plans sur lesquels on est en train de travailler.
Deux articles dans ce numéro font écho à cette proposition d'espaces des expressions citoyennes : ceux de Marc'O et d'Yves Renoux. Dans le prochain numéro, nous consacrerons une large place à cette exigence politique. |
Yves Renoux : Je voudrais me situer par rapport à la question de l'espace et du temps. Il serait intéressant de reprendre l'idée de ce matin, de considérer chaque association, certains d'entre nous, comme étant en quelque sorte des têtes de réseaux, les points de communication entre les villages que nous constituons et ceux qui existent dans le monde. Je crois que chacun devrait essayer de porter ce devenir-là dans son activité. La deuxième idée est qu'il ne faut pas s'arrêter aux États du Devenir « 1 ». Il faut bien sûr réfléchir au fait de se retrouver une nouvelle fois à la Roquette, mais il y a peut-être d'autres lieux qui pourraient organiser leurs États du Devenir, leur forum. Il y a à réfléchir enfin à comment répercuter cette démarche. Nous avons mis les mots au travail à travers les formes d'organisations, les dispositifs, la prise de risque, en étant attentifs à ce qui pourrait émerger. Mots également mis au travail à travers la démarche de Génération Chaos, avec les rappers, il y en a eu bien d'autres, je dois en oublier. Il y a l'idée de se rapproprier les maisons dites des « Maisons des Jeunes et de la Culture », elles pourraient devenir un jour des Maisons du Devenir et de la Citoyenneté ou Maisons des Citoyens et du Devenir, je ne sais pas. Je crois en tout cas que c'est une bataille, une lutte possible, un nouveau service public à rénover en quelque sorte. Il ne suffit pas de consacrer la culture, il faut aussi la recréer, la faire vivre. Il ne suffit pas, à mon avis, d'être dans une stratégie de « démocratisation » de la culture, porter la culture au peuple, mais de construire ensemble la culture.
Yovan Gilles : Ce matin, nous avons tous convenu qu'il s'agissait maintenant de discuter de propositions dans d'activités. Il y a, par exemple, la revendication d'un espace citoyen, qui est fondamentale. Essayons de reprendre le débat dans ce sens. Nous avons entendu ce mot transversalité comme s'il s'agissait d'un concept lumineux. La transversalité, c'est aussi un risque majeur : il y a ici un monsieur qui vient des collines de Provence, des rappers de Villeurbanne, des économistes. Il y a des frictions dans la transversalité. Il ne faut pas se leurrer. On entend souvent : « Oh oui, les banlieues chaudes, les banlieues susceptibles, il faudrait qu'on soit à leur écoute. ». Mais à l'écoute de quoi ! ? À l'écoute de l'idée que l'on se fait de la misère des pauvres, que l'on se fait de la misère des miséreux ? Il serait aussi important de voir combien la transversalité est dangereuse avec des frictions, avec des différences irréductibles. Excusez-moi, je n'ai pas la neutralité de ton d'un organisateur patenté, mais voilà ce que je tenais à repréciser.
Photo : Sonja Kellenberger |
Un participant : Je suis navré de voir que c'est un petit pays, le Mexique, qui a lancé un appel international et que nous, quatrième puissance mondiale, nous soyons finalement là six mois après, en train de nous poser des questions concernant le monde entier. Je suis par contre assez étonné quand, individuellement, les Français et les gens révoltés disent que de toute façon, il n'est pas question de ne pas payer d'impôts, les transports, de ne pas consommer, de refuser d'être les enfants de la publicité. Personnellement, j'ai décidé de ne pas payer d'impôts. Si personne ne paye d'impôt, si on décide de ne pas payer la redevance télé, de ne pas consommer par exemple - de Coca-Cola à Windows 95 -, que se passera-t-il ? J'imagine mal l'État français devant 25 millions de personnes qui décident du jour au lendemain de ne pas payer d'impôts. Je reconnais que la situation est dramatique aujourd'hui, c'est très bien de débattre sur l'avenir, je suis tout à fait solidaire. En tout cas on peut très bien vivre sans argent. Essayez lundi de ne pas payer d'impôts, arrêtez de consommer, et puis voilà !
À ce moment du débat, un participant propose de constituer à la fin de ces trois jours, une sorte de fichier dans lequel chacun pourrait signaler ses activités, ses offres et demandes, ses propositions. Une autre participante signale, à propos de fichiers, que la Commission Nationale Informatique et Liberté a été affaiblie dans le but de créer une interconnexion entre tous les fichiers de toutes les administrations. Conséquence : un sans papiers peut être tout de suite repéré. Ceci dit, les discussions se poursuivent...
Marc'O : Toute à l'heure, quelqu'un a dit : « Il ne faut pas payer d'impôts ». Bien, je veux bien ne pas payer d'impôts, on peut payer ou ne pas payer d'impôts. Quelqu'un d'autre a parlé des banlieues. Il se trouve qu'il y a ici de jeunes rappers. Ils ont travaillé avec Les périphériques et les musiciens de Génération Chaos, ils ont écrit des paroles assez violentes concernant leur malheur. Où sont-ils maintenant ? Ils ont été se promener. Personne n'a su aller leur dire : « dans votre banlieue, comment vous vivez ça ? ». Toute à l'heure, quelqu'un a expliqué qu'émergence voulait dire : alerte ! Je propose que nous les écoutions pour voir ce que nous sommes capables concrètement de leur répondre. Comme cela, on sortira du discours métalinguistique, du parler sur, même si cela est nécessaire. Être capable de parler aux banlieues, c'est autre chose que de les plaindre en disant : « c'est cruel, qu'est-ce que fait ce gouvernement ? »
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Jacques Pasquier : Par rapport aux impôts il faudrait déjà avoir les moyens de les payer. Nous sommes plusieurs millions de gens à ne pas en avoir les moyens. Et là j'en reviens aux jeunes des banlieues. Le problème qu'ils se posent n'est pas de savoir s'ils vont payer ou non des impôts parce que, maintenant, ils se retrouvent sur des zones franches. Comment ces zones vont-elles être gérées ? N'est-ce pas un abandon de l'État ? N'assiste-t-on pas à une sorte de privatisation des zones de grande pauvreté ? Si on prend les schémas d'Amérique Latine ou des États-Unis, nous aurons une société qui paie des impôts et qui se pose le problème du boycott et puis une société qui se pose le problème de savoir comment construire des économies de survie, avec un pouvoir mafieux sur le dos. D'autres espéreront s'en sortir en devenant rapper, boxeur ou footballeur pour avoir un peu de tune. Avant d'emmener la culture dans les banlieues, il faudrait déjà reconnaître leur propre culture. Il y a des cultures qui naissent dans les banlieues et qui existent parfaitement sans nous. La misère si elle produit de l'économie de survie produit aussi de la culture.
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“il faut exiger, et c'est un combat politique, le lieu qui va nous donner du temps” | |
Il faut définir des règles de circulation du pouvoir pour faire mouvement |
Il faut définir des règles de circulation du pouvoir pour faire mouvement
Yovan Gilles : Il y a là aujourd'hui un centre vide, chacun se trouve en quelque sorte à la périphérie du centre. Nous avons parlé de théâtralité à ce propos ; il faut savoir que la théâtralité entre en jeu, même dans une réunion de type politique. Il y a des gens qui occupent le centre pour aller parler. Du pouvoir, il y en a partout, il ne faut pas se leurrer. Nous sommes dans une situation où nous essayons en quelque sorte d'esquisser un contre-pouvoir. Simplement, il faut définir des règles de circulation de ce pouvoir. En tant qu'organisateurs de cette rencontre, nous ne voulons pas être désignés comme ces gens qui occupent le centre en permanence. Aujourd'hui, il faut faire de la politique autrement, ne pas laisser le terrain déjà encombré de la politique aux politicards de la terre de même qu'à tous les politicards refoulés. La politicaillerie est inconsciente puisque son pouvoir est fascinant. Soyons donc attentifs dans nos propositions à ne pas retomber dans une sorte d'inconscient que trahirait le fait d'instituer, par exemple, un secrétariat permanent des États du Devenir. D'autre part, dans la perspective de rencontres ultérieures, nous serions heureux qu'il y ait ici des organisations qui prennent le relais de cette initiative, deviennent à leur tour leadership et auxquelles nous apporterions à ce moment-là un concours. Mais ne soyons pas les auxiliaires d'une organisation idéale.
Graphisme : Jérôme Cano |
Bernadette... : Je trouve que le débat est très intéressant mais en même temps, il est infini. Et moi, ce que j'ai retenu un peu de ces trois jours, c'est l'expérimentation, le mélange des genres avec le spectacle tel que vous l'avez montré. Expérimenter, c'est aussi peut-être justement apprendre à s'écouter.
Cristina Bertelli : Il y a une somme de propositions très fortes. On a encore une vingtaine de minutes avant de passer à la soirée, et dans la salle à côté on pourrait croiser tous les projets, tous les cahiers, toutes les propositions.
On ne comprend pas très bien ce qui se passe. Plusieurs personnes commencent à parler, mais « l'objet de pouvoir » leur échappe. Enfin, un discours se profile, et quelqu'un appelle : « Micro, micro ! »
Gérard Castelin : Cet espace paraît extrêmement intéressant parce qu'il est adapté à des tas de fonctions par sa polyvalence. Il porte le nom de Roquette qui est une petite salade absolument délicieuse, il peut répondre à une volonté d'ouverture citoyenne en particulier au niveau de cet arrondissement. Il a quand même l'avantage d'être libre assez fréquemment parce qu'il n'a pas du tout les mêmes contraintes de rentabilité que l'Olympia ou Bercy, et j'ai cru comprendre qu'il a déjà été mis à votre disposition gracieusement. Donc, c'est peut-être quelque chose à pérenniser. Il se trouve qu'habitant ici, étant plus favorable à la majorité actuelle de l'arrondissement qu'à la précédente, et les connaissant un petit peu, je peux éventuellement reprendre contact avec le maire et son premier adjoint pour voir si on ne pourrait pas arriver à un accord qui permettrait une mise à disposition périodique, une fois par mois ou par trimestre.
Cristina Bertelli : J'ajouterai une chose très technique : plusieurs personnes m'ont demandé d'avoir les textes de tout ce qui a été dit aujourd'hui. Alors, il y a une personne très gentille qui est venue me voir ce matin, m'a donné sa carte de visite et m'a dit : « Je vais transcrire deux heures de bande ». Transcrire les bandes de ce qui a été dit n'est pas donné. C'est un travail d'un mois.
Riccardo Petrella : Je voudrais dire que cet après-midi les gens ont appris beaucoup. Le problème était de savoir comment faire en sorte qu'une pratique du vécu de chacun de nous - qui agit dans des associations pour changer la société dans laquelle nous vivons -, se fasse dans le respect de la pluralité des positions et dans une logique d'émergence. Je crois qu'on était dans l'illusion de penser qu'on sortait aujourd'hui avec un décalogue : il faut faire a), b), c), d) dans deux mois, dans trois mois. Deux, trois ou quatre ou cinq associations, peu importe !, ici présentes pourraient reprendre contact avec Les périphériques vous parlent et se porter candidates pour le devenir des États du Devenir. Il ne s'agit pas de se porter candidats pour une prise de pouvoir, mais de dire : qu'allons-nous faire ensemble ? Comment pouvoir associer à l'avenir d'autres associations qui n'étaient pas là pour faire un nouvel État du Devenir dans trois, cinq ou huit mois ? J'ai appris que la plupart des gens sont de la province, comme vous dites en France. Vous êtes de province, pas de Paris. C'est extraordinaire. Il y a beaucoup d'étrangers aussi. Au fond, que vous nous avez-vous appris comme périphériques ? Vous nous avez parlé à travers la revue et votre spectacle. Les gens veulent être citoyens ? Ils veulent avoir la parole ? Vous n'aviez pas d'argent, vous n'avez payé personne. Même moi vous ne m'avez pas payé. (Rires) Vous avez reçu tout gratuitement. Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Continuer, quoi ! Voilà.
Un participant : Je crois que les Parisiens ne sont pas venus parce que c'étaient les périphériques qui parlaient. (Rires) Et Paris est le centre.
Il y a des mouvements dans la salle, mais rien de précis. Personne ne prend la parole, quelqu'un appelle « Jacky », mais sans réponse. Finalement, quelque chose se précise...
Sébastien Bondieu (Périphériques) : Oui... il y a un petit problème, parce que les rappers ne sont pas encore arrivés, en fait. J'explique : ils viennent de Lyon, donc, là, ils sont partis visiter Paris, ils vont revenir dans une demi-heure, je ne sais plus... je crois. Voilà, c'est...
Personne ne prend plus la parole, mais le micro reste ouvert. Le bruit ambiant laisse entre-« voir » qu'il y a vraiment beaucoup de monde.
Yovan Gilles : Pour information, toute à l'heure, il y aura une prise de scène, et c'est le discours qui continue avec d'autres modalités, quoi. Voilà.
Un participant : Le cahier des échanges, où est-il ?
Yovan Gilles : Le cahier des échanges ? Alors, mais... il est où, le cahier des échanges ?
Un participant : Il y a des feuilles de cahier. Il y a vraiment des gens qui ne s'engagent pas !
Yovan Gilles : Il y a des cahiers et des feuilles qui circulent... Aaah, d'accord ! Ah, mais je... c'était pour savoir...
Les bribes de phrases qui suivent laissent penser que ce fameux cahier était dépourvu de mode d'emploi. Finalement, l'enregistrement s'arrête.