Les périphériques vous parlent N° 10
printemps 1998
p. 26-30

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De l'usure à l'usage du corps

L'époque promène les corps dans les espaces de loisir : corps-objets à consommer, corps griffés de signes prêt-à-porter, postures spectacle ou de vérité. Comment alors questionner le corps, sans parler « de » ou « sur » lui ? Alors il faut mettre la philosophie dans le coup, à condition que le philosophe devienne ici athlète et que la connaissance se fasse jeu.

Prologue

Si le corps est bien ce par quoi nous existons, la question que nous formulons à son sujet n'est-elle pas moins toujours en suspens, soumise à la légitimité de conceptions existantes ? La manière même de faire, ou de ne pas faire exister une question à propos du corps, nous renseigne sur la signification que nous formulons à son sujet. Le pire c'est lorsque d'un arrangement découle une hégémonie, qu'elle sous-tende un usage ou au contraire une aliénation du corps, qui prétend à une posture de vérité, au point que cela devienne le réel, le « ça va de soi », l'évidence. Il y a urgence de débusquer les impostures, détecter les choix philosophiques, politiques, artistiques à l'œuvre derrière ces prétendus acquis. C'est ce qui nous autorise à regarder autrement les évidences, à nommer différemment l'innommable, à introduire l'ombre d'une autre réalité.

De la conquête au don

Quelque part, en France, dans le monde, le tourisme de masse établit le prêt-à-porter culturel, naturel, économique. Tout le monde pareil, dressé à la même consommation, au même paysage, au calcul infernal d'une temporalité qui, si elle a un prix, ne fait pas pli. Les efforts sont prévus à la mesure d'un homme qui n'a plus rien à se prouver, n'a pas de hors-champ à découvrir, vu qu'il n'a qu'à se laisser conduire. Il n'y a rien à conquérir. Tout est rétréci à la petitesse des événements, transport conciliable, un coup à droite, un coup à gauche. Le regard atteint trop facilement un horizon qui n'a pas le temps de se donner comme indéterminé, incertain, le temps d'une attente, d'une respiration. Il consomme trop vite les représentations adaptées qu'on lui vend, en prenant ces visions comme la réalité. Ne plus interroger les formes, les manières, ne plus appréhender le réel, ne plus douter que le regard du corps glisse des incertitudes dans la perception. Il n'y a qu'une seule dépense, c'est celle de l'argent. Il reste à ceux qui regardent, dans tous les recoins du monde, l'ombre de la déraison et du cynisme.

L'esprit de consommation unifie toutes les différences, neutralise les débordements, comble les aspérités, banalise l'autre en faisant de lui un consommateur tout comme les autres. Le tourisme de masse a propagé à petit feu le triomphe du consumérisme. Massification du rapport de l'homme à son corps, anéantissement de l'espace temps corporel. On conduit son corps comme s'il s'agissait d'un objet qu'il faudrait balader, pour qu'il prenne de l'air, l'air du temps, l'air d'antan. L'esprit n'en est pas moins encagé, éprouvé par le juste dosage d'émotions programmées, contrôlées. Il s'agit pour certains de réparer son temps de travail en achetant ce temps de loisir, de racheter ses efforts en en achetant de tout faits, prêts à consommer. Appareils photographiques, caméras vidéo, les prothèses touristiques remplacent celles du travail. On peut se demander ce qui reste dans cette obscurité. Il n'y a pas d'espace pour le trébuchement de pas, balbutiement de la pensée. La mesure de la conquête fait défaut. Cette mesure, physiquement tangible, ne se rapporte pas au regard qui l'atteint mais au corps qui la parcourt et l'étire comme à vouloir se prolonger dans l'espace/temps. Je ne parle pas de la conquête de parts de marché, de parts de loisirs, de parts d'émotion. Je parle d'un parcours, d'une marche, d'un trajet par lequel on découvre ce que l'on cherche, on mesure ses engagements, on prend le temps de devenir. Je parle de la conquête comme possibilité de dépassement, du don qui la, rend possible et de la quête qui en jaillit.


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de l'identité à l'identification
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De l'identité à l'identification

Il y a une réalité qui s'accorde à nos désirs. La recherche du naturel semble contaminer les ouvertures imaginaires, formater les représentations quotidiennes. Comme dans la vie au théâtre, au cinéma, dans là même routine du réel. Voir ailleurs ce que l'on vit déjà, peut-être pour se réconforter, se rassurer : « finalement ce que l'on vit n'est pas si mal que ça.. » Certes. La nave va, elle ira tant qu'on ne l'arrête pas.

Au 19ème siècle le théâtre bourgeois devint au fur et à mesure un lieu conforme aux aspirations de la bourgeoisie. Par effet de miroir, le théâtre reflétait les triomphes et les valeurs de la société bourgeoise, renvoyant aux bourgeois eux-mêmes l'idée d'un monde à leur image, à l'image de ce qu'ils voulaient montrer d'eux-mêmes. On pourrait dire que, à l'apogée de son avènement, ses preuves de réussite accomplies, la société bourgeoise se paye une esthétique de la récompense, de l'auto-célébration. À travers le théâtre, la bourgeoisie se met en scène et se donne en spectacle elle-même. La vraisemblance théâtrale devint la garantie de cette transposition. La scène était un lieu où il fallait que l'on s'y reconnaisse. D'où des histoires conformes et des personnages caractérisés, psychologisés, voir typologisés dans les cas les plus extrêmes jusque dans les moindres détails des vêtements, des intonations, des allures, afin qu'ils soient encore plus vrais que les vrais. Vrai c'est-à-dire à l'apogée de la vérité d'une société. Le théâtre portait la gloire de la nouvelle ère, fondant ainsi sa légitimité.


Il y a des traits dynamiques : si avancer, grimper, descendre sont des dynamismes de personnages conceptuels, sauter à la manière de Kierkegaard, danser comme Nietzsche, plonger comme Melville en sont d'autres, pour des athlètes irréductibles les uns aux autres. Et si nos sports aujourd'hui sont en pleine mutation, si les vieilles activités productrices d'énergie font place à des exercices qui s'insèrent au contraire sur des faisceaux énergétiques existants, ce n'est pas seulement une mutation dans le type, ce sont d'autres traits dynamiques encore qui s'introduisent dans une pensée qui “glisse” avec de nouvelles manières d'être, vague ou neige, et font du penseur une sorte de surfeur comme personnage conceptuel ; nous renonçons alors à la valeur énergétique du type sportif, pour dégager la différence dynamique pure qui s'exprime dans un nouveau personnage conceptuel.

(Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que la Philosophie ?)

Visiblement, le théâtre bourgeois n'a pas passé le stade du miroir. Et peut-être sommes-nous aujourd'hui bien plus bourgeois que nous ne le pensons. Preuve en sont ces récits conformes et ces narrations normalisées qui encore aujourd'hui réconfortent les assoiffés de semblance. Les dégâts du théâtre bourgeois persistent dans la fixation de l'identification comme manie identitaire. Manie de reconnaissance et non pas de connaissance. Identification dans une parcelle de réalité commune comme seule modalité d'existence.

Quelle est donc cette imposture qui nous tient sous la représentation de sa vérité, comme l'humilité maintient l'homme sous le joug de sa petitesse devant l'immensité prophétique, « l'autre monde » paradisiaque ou démoniaque qui exprime les buts de toute existence ? Il faut parler de ce sentiment, de cette culpabilité, qui amène à regarder l'histoire se faire, plutôt qu'à y prendre part, qui renvoie le sens ailleurs, nous condamnant à accepter comme fatalité tout ce qui peut nous arriver. Ne pas décider du comment de la fin et du pourquoi du début. S'écraser comme si on n'était pas les maîtres de l'histoire, encaissant cette réalité qui nous tombe dessus, qui pourtant n'existe que parce que l'on s'y identifie. Où se cache l'hypocrisie de toute cette liturgie ?

La disponibilité au-delà de la technicité

Croire qu'un film, une pièce n'est qu'artifice, est une manière de renvoyer l'artistique à un domaine sans conséquences, en en faisant un lieu non conséquent. C'est d'ailleurs peut-être précisément cela que recherchent ceux qui font de l'art un passe-temps, une illusion. Les fabricants d'artifice, de factice ne demandent que ça, que l'on voit ce qu'ils veulent que nous voyons en tant que spectateurs, afin que nous ne réfutions pas leurs prétentions, que nous ne déconstruisions pas leurs apparences. Si on ne sort pas de cette logique, on est voués à une existence qui, comme l'écrit Yovan Gilles « impute à des choses le fait d'être réelles et à d'autres le fait d'être des ombres théâtrales qui n'auraient pas droit à l'objectivité du simple fait qu'elles doivent leur existence à la puissance de l'artifice ». À suivre cette logique, ne risque-t-on pas d'entretenir une sorte de schize existentielle généralisée afin que ne se pose pas la question du pourquoi et du comment de l'existence elle-même ?

Derrière ce que l'on voit, se cachent des politiques du corps, des pratiques qui ne laissent au hasard les moindres détails et orchestrent un ordre des choses. Il est essentiel de voir aujourd'hui à quel point tout est signifiant, quand bien même ce qui est signifié soit un vide. Serge Daney disait que la télévision c'est « le monde vu du pouvoir, comme on dit la terre vue de la lune », toute pratique artistique a des conséquences politiques du point de vue des procédures qui l'ont créée. Ignorer la politique du corps à l'œuvre, c'est comme dit le proverbe zen, « regarder le doigt qui montre la lune et non pas la lune ». Il faut regarder derrière le simulacre des représentations pour discerner les angles de vue qui ont été choisis et en évaluer les conséquences.

Il arrive, par exemple, trop souvent que l'on choisisse des acteurs en fonction de leur maîtrise technique et non pas en fonction des possibles de leur expression dans le cadre d'une scène qui leur donne les moyens de les développer, en fonction de leur personnalité. La technicité n'est pas la personnalité, mais sans doute répond-elle plus à une employabilité calculable et identifiable. Elle contient les limites, efface l'invisible. C'est bien ce qui peut réduire une danse, un geste sportif, au seul critère de sa maîtrise, à la vérification de sa propre performance, répétée, indéfiniment, comme une fin en soi. Dès que le style se fige, il fige celui qui le porte dans une posture repérable, reconnaissable. Figures modernes prêtes à l'emploi, codées.

Et pourtant, au-delà du style et de la technique qui sont pourtant nécessaires, quelque chose peut se jouer qui tient plus à une incalculable intuition, à une trajectoire qui surprend, à une sortie de cadre qui décadre. Sortie du cadre que l'on se fixe soi-même ou que nous fixent les autres. La présence dès lors n'est pas seulement le fait « d'être là », c'est une alchimie étrange qui a lieu au croisement du regard, de sa manière, de sa personnalité et de ses possibles. C'est par là que la performance peut devenir autre chose qu'une exhibition, qu'une exécution.

C'est sur ce terrain que le sport rencontre la scène. Entre eux les risques s'apparentent. Il y a une différence essentielle entre l'exécution physiologique de mouvements et la manière d'habiter ces mouvements en les exécutant afin de guetter et faire émerger des événements de sens. Pour un danseur, l'intention modifie le geste : cela n'est pas pareil de soulever un bras pour atteindre une limite proche, que de le soulever pour atteindre l'espace derrière cette limite. Pour un acteur, il s'agit de s'engager corporellement sur une scène pour faire émerger des possibles de sens dans l'activité elle-même et non pas pour exécuter des intentions interprétatives, réciter un sens déjà configuré. Dans ce sens, la poétique des sports à risque, dont parle Yovan Gilles dans son article Du risque, se rapporte tout aussi bien à la poétique de l'acteur. De son côté, dans les jeux sportifs, le regard, l'anticipation, l'attention, dotent les joueurs d'un sens tactique qui participe du jeu sans doute plus que l'exécution des schémas de jeu prédéfinis. Des sportifs peuvent exécuter les mêmes gestes, mais leur personnalité, leur disponibilité particulière, leur présence ne réduira jamais ces mêmes gestes au même. De même, deux acteurs qui disent le même texte ne disent pas la même chose. L'exécution est la prémisse pour que quelque chose d'autre surgisse. Ce quelque chose je le poserai comme un dénominateur commun à ces pratiques et le nommerai à travers toutes ces figures que nous propose Patrick Chamoiseau dans son entretien : « refuseur de conforme, dérouteur de facile, déclineur d'évidences, pareur aux certitudes. »


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vers de l'identité à l'identification
on n'a pas rendez-vous avec la vague !

On n'a pas rendez-vous avec la vague !

Le surf nous apprend l'instabilité. Comme le décrit Gibus de Soultrait, l'aléatoire océanique défie le surfeur d'écrire sur les vagues une écriture, geste de composition avec l'élément naturel. Ce geste de composition est aujourd'hui vital. Qu'implique-t-il au plan du vivant, de la philosophie ?

J'avancerai que sur une scène, il s'agit non pas de théâtraliser une situation représentant l'instabilité, l'idée de l'instabilité, mais de créer au contraire un contexte scénique où des individus explorent une situation réellement et non pas vraisemblablement instable, au péril de ne pas arriver à nouer un jeu entre eux, au péril de s'y perdre. Il ne s'agit pas de donner une forme stable à l'instable, mais de mettre à l'épreuve sa capacité à gérer une situation instable. C'est notamment avec la pièce L'énigme de l'oracle et le dispositif Musique/Danse Overflow que Génération Chaos a travaillé sur ces questions.

Un frappant parallélisme rapproche ces pratiques scéniques et le surf. Parler de métaphore n'est peut-être même pas approprié. Il y a autre chose en jeu. Une même lutte, des perspectives qui se rencontrent dans la pratique pour formuler peut-être ensemble à un moment donné une même affinité philosophique.

L'énigme de l'oracle était une pièce dans laquelle aucune histoire ou caractérisation des personnages n'a précédé son élaboration. Le sujet de la pièce était le parcours indéfini des acteurs/danseurs et des musiciens pour la rendre possible. Elle montrait les processus mêmes qui permettaient à une expression d'exister à partir de sons, de gestes et d'onomatopées. Les acteurs/danseurs et les musiciens s'appuyaient sur un matériel commun, consistant dans des bases rythmiques et un scénario de sens, ou plutôt des sens à faire « scénario » à la lumière de cette phrase d'Héraclite d'Ephèse : « L'énigme de l'oracle : si tu n'espères pas, tu ne trouveras pas l'inespéré, qui est inexplorable et dans l'impossible. »

Musique/Danse Overflow est un dispositif où il est proposé au public de modifier la musique, en interagissant avec les musiciens à partir du matériel commun que représente musicalement et corporellement l'engagement d'une danse en dehors de codes préétablis ou de danses stéréotypées se référant à des musiques déjà connues.

Bien que de manière différente dans les deux exemples, le défi peut se résumer en ceci : construire, musiciens et acteurs/danseurs, ce que l'on fait et dit avec la voix et le corps ; nouer « un drama », un tragique de la scène. Dans L'énigme de l'oracle, de nombreuses histoires ont émergé à chaque présentation qui n'auraient jamais pu exister si une histoire avait été définie à l'avance à travers des rôles reposant sur la fixation identitaire de personnages afin d'assurer la véridicité du récit. Ces histoires ont tenu à la fragilité même de savoir les créer, de les concevoir dans l'instabilité que les individus affrontent sur une scène. De même les danses de Musique/Danse Overflow tiennent à une disponibilité d'écoute, à un trajet musical que l'on accepte en tant que danseur de construire, en essayant de surfer sur le dépassement de ses repères. Comme dans le surf, où l'environnement ne peut pas être un a priori et où l'on ne peut pas prédéterminer l'élément naturel, pratiques scéniques où l'on ne peut pas décider à l'avance ce que l'on va faire et où le contexte ne peut pas préexister à la capacité des individus de créer des structures d'ordre dans une situation instable. La performance individuelle dépend de la réponse des autres. La qualité de ce qui va être produit dépend de la qualité de l'écoute, de la disponibilité de ceux qui jouent, de leur capacité d'évoluer dans une situation changeante et de tisser une interaction les uns avec les autres. C'est dans ces moments qu'un geste de composition peut se jouer. Mais s'il n'y a pas de réponse aux propositions qui émergent dans cette situation instable, des îlots de sens, des écritures ne peuvent se former, aucun scénario de sens ne peut prendre forme. Ces possibles de sens se matérialisent dans l'action elle-même, dans la manière qu'a un individu d'habiter l'espace et le sens, une histoire se tisse au moment même de la mise en situation par le jeu.

Ce qui favorise peut-être la rencontre du surf et de la scène, c'est que si d'un côté Génération Chaos s'est inspiré comme matière conceptuelle des écrits sur la théorie du chaos, de l'autre côté le surf, surtout à travers les récits de Gibus de Soultrait, paraît un art qui tire de l'effet papillon et du désordre de la chaîne océano-atmosphérique son gestus artistique. Mais au-delà de cette mise en commun qui pourrait paraître fortuite, il me semble percevoir une exigence politique et philosophique d'aujourd'hui dans cette visée d'évoluer avec des gestes de composition, en prenant en compte l'émergence que suscite un individu, de rechercher plus le mouvement que l'identité. Il s'agit de travailler les conditions initiales afin que des écritures se dessinent. C'est la recherche d'une philosophie qui ne procède pas par rapport à des a priori qu'il faudrait représenter et vérifier. Par là, cette question est posée : comment passer d'un mode philosophique basé sur des représentations et des a priori qui réduit toute activité vivante à des schémas d'interprétations prédéfinies, à une philosophie en train de se faire, émergeant de l'activité même dans laquelle on est impliqué, au creux de la vague, à la recherche des gestes appropriés, des gestes de composition à conquérir au déferlement des possibles de sens, dans l'écume instable de notre disponibilité ?

Federica Bertelli


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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