Les périphériques vous parlent N° 10
printemps 1998
p. 50-52

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exploration

La philosophie dans le canyon

Dans la montagne, ses failles, ses recoins, ses canyons, ce qui se joue, en terme de connaissance, réside plus dans l'acte de penser notre relation à l'environnement exploré, que dans les spectacles que nous révèle l'exploration elle-même.

Travail, loisir. Qu'est-ce que cela veut dire ? Pourquoi, quand je me glisse dans une montagne, cela devrait-il s'appeler du loisir ? Ces formes infiniment complexes que me jette aux yeux, aux pieds, aux mains ce monde non civilisé ne pourraient-elles donc pas influer sur le cours de ma pensée, de mes idées ? Serait-ce seulement pour me détendre, imbiber mes sens de délicieuses perceptions qui seraient leurs propres fins, que j'explore les montagnes ? Et lorsque je travaille, participe à un débat, danse sur une scène, ou écris, n'y a-t-il rien qui soit de l'ordre du plaisir, de la jouissance ? Travail/loisir : non, vraiment, cette division ne me convient pas. Plutôt crever en fait que vivre ma vie en la fractionnant de cette façon. Je formulerai donc les choses autrement : qu'est-ce qui est de l'ordre du plaisir, de la jouissance dans ce que je fais et qui est reconnu comme mon travail ? Et qu'est-ce qui me permet d'avancer dans mon travail lorsque j'exerce une activité que la société classe dans la catégorie des loisirs ? C'est, plus encore que la première, cette seconde question qui me préoccupe. Car l'enjeu n'est pas des moindres : montrer en quoi il y a autre chose à gagner que le délassement ou l'occupation d'un temps vide en exerçant des activités considérées aujourd'hui comme étant de l'ordre du loisir ; montrer que dans ces activités se joue une production immatérielle : des idées, des pensées dont la communauté humaine peut tirer bénéfice. La véritable question qui m'obsède est la suivante : qu'est-ce qui, dans les activités dites de loisir telles que la descente des canyons, se joue au plan de la pensée, c'est-à-dire d'idées, de découvertes relatives à tout autre chose que la seule exploration de la montagne ? L'existence, le temps, les modes de s'organiser, le comportement humain ?

Depuis mon plus jeune âge, j'explore les montagnes, me baigne dans des fleuves où la baignade est interdite, marche entre les chemins, escalade les parois qui s'effritent, sans cadre, sans structure, sans surveillance, et n'ai de véritable plaisir à le faire que si cela me met en risque. Car j'ai toujours eu l'intuition qu'il existait un fil entre la montagne et la pensée : le risque, le risque de perdre la vie. En quoi cela est-il vrai, qu'ai-je à transmettre de ces expériences de risque ? Il est difficile de l'exprimer oralement, parfois j'y arrive ; il est encore plus difficile de le faire par écrit. Je vais pourtant essayer.

Nous sommes six personnes. Nous nous apprêtons à descendre un canyon des Alpes Maritimes d'eau glacée long de plusieurs kilomètres. Nous sommes habillés d'une combinaison de plongée car il serait vain d'essayer de s'aventurer dans ce canyon avec seulement sa propre peau pour vêtement. Les longues launes de plusieurs centaines de mètres, qui nous attendent, nous exposeraient à une mort certaine. Les launes (expression provençale) sont des sortes de couloirs remplis d'eau, excessivement étroits, qu'enserrent deux immenses parois rocheuses de montagnes, et dont la profondeur peut atteindre jusqu'à dix mètres. Au départ de notre trajet ne se trouve pas une laune, mais une sorte de trou d'eau dans lequel on a encore pied. Tout autour, rien de très extraordinaire, de la mousse sur les rochers et les feuilles de l'abondante végétation de la forêt qui longe la faille. C'est dans ce trou d'eau que nous allons prendre contact avec l'eau glacée, cet élément peu familier, qui ne nous quittera plus durant notre trajet. Nous nous forçons à nous y immerger entièrement, acte qui déclenche en nous une sensation très violente. Ce n'est pas comme avoir froid en hiver, en marchant, debout. Le froid se localise sur les mains, le visage, pire dans le creux du cou. Là dans l'eau, il est partout entre notre corps et notre combinaison. Il nous faut négocier nos sensations, accepter de faire de cette température glaciale la nôtre pour quelques heures. C'est la première adaptation que nous demande le monde d'entre les roches : changer de peau, accepter de vivre dans l'eau glacée. La condition de cette adaptation sera le mouvement permanent. Une immobilité même relativement courte nous tétaniserait. Une fois ce trou d'eau parcouru, nous grimpons sur un rocher. De cette hauteur nous apercevons la première laune. Pas entièrement, bien sûr : les launes empruntent toujours des courbes très sinueuses. On n'en perçoit jamais la fin au départ. Pour savoir quelle est leur longueur, il faut s'y plonger. « Quelle est sa longueur ? », c'est la première question qui nous vient à l'esprit alors même que nous nous y jetons. L'eau est noire. Non, l'eau est claire, on ne peut plus claire, si claire qu'elle ne sait nous voiler la roche noire qu'elle immerge et qui l'entoure. Au bout de quelques mètres nous sommes obligés de nager. Nous voici évoluant à la surface de cette eau renvoyant la couleur de la roche noire. Nageant, nous sentons le fond qui se creuse brutalement sous nos corps. Je laisse mon regard plonger sous la surface de l'eau pour tenter de me faire une idée plus précise de la profondeur. Quelques rares morceaux épars de roche beige me permettent de comprendre que le fond de l'eau est très loin de moi ; huit mètres, dix mètres peut-être. Je détourne mes yeux pour tenter de m'arracher à la sensation de vide qui, évidemment, ne manque pas de me saisir. Mes yeux tombent sur les roches qui m'entourent, lisses et humides ; pas un endroit pour s'accrocher, se reposer ; pas même un crapaud ou un lézard ne pourrait le faire. Je continue à nager et lève mon regard. Les deux parois qui enserrent la laune, me laissant à peine un petit mètre cinquante de largeur pour évoluer, se dressent, droites, abruptes sur plusieurs centaines de mètres et sur un ciel sans nuage dont la lumière sans doute éclatante n'a pas réussi à se glisser dans cette faille de la montagne. Je regarde donc devant moi au bout du couloir qui semble maintenant proche. Mais alors même que nous empruntons sa courbe, nous nous apercevons que la laune continue ; un nouveau couloir d'eau profonde et glacée nous attend. Et au bout, rien ne nous dit que celui-ci n'empruntera pas une nouvelle anse. A ce point, je voudrais arrêter ce récit et me recentrer sur les sensations et pensées que le canyon inspire.

Si tu refuses toute rigidité intérieure, les choses se dénoueront d'elles-mêmes à l'extérieur. Bouge, sois comme de l'eau. Lisse, comme un miroir. Réponds comme un écho.

(Bruce Lee)

Le vide est au-dessous de moi, le vide est au-dessus de moi, devant moi et derrière moi. J'évolue dans un élément qui n'est pas le mien, un élément instable, que je ne maîtrise pas : l'eau. Je ne pourrai m'échapper par le haut si l'envie m'en prenait, pas plus m'échapper par l'arrière en revenant sur mes brasses. Car j'ignore si j'ai plus de chemin à nager en allant de l'avant qu'en faisant nage arrière. Il n'y a en fait qu'une seule issue : aller de l'avant vers ce couloir qui débouchera sans doute sur un nouveau couloir. Mais aller de l'avant ne me sort pas de l'incertitude ; c'est simplement l'attitude la plus logique dans une situation irrémédiablement incertaine. Dans le canyon on dessine donc son trajet, dans l'incertitude, au sein d'un espace qui n'est absolument pas fait pour nous accueillir, nous, êtres humains. Je ne peux alors m'empêcher de penser à l'accident, au danger. Le danger, le risque n'ont rien de spectaculaire. Ils sont un possible. Une crampe saisissant un seul de nous, une petite pierre qui tomberait mal, suffiraient à révéler brutalement le danger, la précarité de notre situation. L'imprévisible est là à chaque instant, en suspens tout autour de nous. On pourrait évidemment le refouler et, avec, la possibilité du danger. Mais, justement, cette capacité à sentir le danger, à s'y confronter, n'exprime-t-elle pas l'intérêt qu'offre l'exploration d'un canyon ?

L'athlète ne manquera aucune occasion de suer, d'ahaner, de bander ses muscles, et perdra de vue la finesse de la voie ; le cérébral vibrera pour les idéaux et l'exotisme et oubliera l'efficacité, le regard aiguisé qu'il faut porter sur les réalités.

(Bruce Lee)

Depuis que le canyonning - auquel je préfère donner le nom « d'exploration des failles » (c'est-à-dire de ce qui est caché, et rompt avec le paysage habituel, végétal de la montagne) - est en passe aujourd'hui de devenir une mode, on voit se multiplier des groupes de vingt personnes, surorganisés, surencadrés, suréquipés : combinaisons hyper épaisses, cordes par dizaines de mètres, sacs de survie, nourriture pour dix jours, casques, baskets de rechange et palmes, montres étanches, boussole, couteaux, haches, machettes, aspi-venin, contrepoison. Mais au-delà de cette longue liste de matériel, la première des mesures de sécurité est celle du nombre de personnes, amateurs et « pros » qui les encadrent pour chaque expédition. Il est évident qu'équipés et encadrés ainsi, en surnombre, ces canyonners ne risquent plus grand chose. Là ils peuvent prendre le temps de s'attarder dans le paysage minéral qui leur plaît le plus, et même pourquoi pas y manger et aussi y faire la sieste. Même si un ou deux d'entre eux se refroidissaient et coulaient dans une laune, tous les autres pourraient leur porter secours sans trop mettre leur vie en danger. Le problème est qu'ils ne verront, ni n'entendront rien de l'espace qu'ils traverseront. Si nombreux et si bien équipés soient-ils, ils viennent, sans mauvaise intention j'en suis sûr, non pas en hommes cherchant à composer avec un environnement inhabituel, mais en conquérants qui viennent le domestiquer. C'est donc un canyon domestiqué qui se déroule sous leur pied et non une faille sauvage qu'ils doivent découvrir et dont il faut devenir un élément afin qu'elle ne nous dérobe ses sons, couleurs, parfums, déséquilibres et vertiges. Gibus de Soultrait, marque une différence entre des activités ayant lieu en milieu sauvage visant à conquérir l'élément et celles visant à composer avec lui. Dans ce sens, il oppose par exemple l'ascension de l'Everest qu'il voit comme un symbole de domination et le surfeur qui cherche à composer avec l'élément. Le problème se pose aussi avec les canyons : on peut chercher soit à dominer l'élément, soit à composer avec lui. Dominer l'élément, c'est s'interdire de le découvrir en tant qu'élément, c'est-à-dire source d'instabilités, de danger. C'est en quelque sorte vouloir le domestiquer. Il faut entendre par domestication le fait de recouvrir un élément inconnu, de tout ce qui peut le rendre familier, mais par là même de refuser les enseignements, les sensations, les beautés secrètes qu'il peut nous dévoiler, dont la condition est la prise de risque. Domestiquer, c'est répéter son environnement connu partout au lieu de l'élargir et de le diversifier en le réinventant au contact de contextes auxquels nous sommes étrangers. En opposition à la domestication, composer c'est s'ouvrir à cet autre environnement, accepter de le connaître et de nous connaître nous dans cette situation, autrement. Quand par exemple nous traversons une laune sans faire de bruit, nous devons accepter d'être en suspens. En suspens, en sursis même, pourrais-je dire. En suspens entre ciel et terre, dans l'eau, à sa surface nous n'avons plus les pieds sur terre, nous ne foulons plus un environnement stable. En suspens dans notre mouvement qu'un rien suffirait à interrompre. De la même manière, notre vie est en suspens et arrêter d'être en mouvement pourrait nous la coûter. Nous n'avons pas le droit de nous arrêter trop longtemps dans un canyon. Le canyon impose le mouvement. Passé le cap de la descente d'une cascade excessivement glissante, impossible de retourner en arrière. Il faut aller au bout. Voir, regarder, entendre mais sans s'arrêter. Pourtant le canyon, par les merveilles qu'il soumet sans cesse à nos yeux, nos oreilles, nos narines, nos peaux appelle la contemplation. Ainsi dès que nous sortons de la première laune, nous arrivons dans le monde où règnent les minéraux. Même les troncs d'arbres tombés de la forêt, restes des puissants orages de montagnes, à force d'avoir trempé dans l'eau de roche ont fini par ressembler à des pierres. Ailleurs, un peu plus loin, la roche a formé une sorte de bassin d'eau claire, strictement bleu comme la roche qui l'accueille, au-dessus duquel tombe une cascade de mousse verte dégoulinante de l'eau d'un ruisseau. On entend à cet endroit le bruit de l'eau contre la mousse. Mais il est inutile de s'étendre plus longtemps sur la description des visions, des parfums, des sons qu'offrent les secrets du canyon. Inutile car impossible. Notre présence en ces endroits est trop courte pour pouvoir bien rendre compte de leur beautés. Impossible de s'arrêter pour contempler. Nous nous refroidirions, et après, n'aurions plus la force de traverser les nombreuses launes qui nous attendent encore ; ou alors quelqu'un risquerait de s'y noyer, entraînant les autres dans sa catastrophe. La contemplation est interdite en ce lieu. Le rapport à ces paysages extraordinaires, au sens propre du mot, - c'est à dire qui demande un mouvement, un comportement extra- (en dehors de l') ordinaire pour être vu - ne peut être qu'effractif. Mais tout cela est logique. L'extraordinaire de ces paysages tient au fait qu'ils sont difficiles d'accès, qu'on ne peut les voir nulle part ailleurs qu'en ces endroits cachés dans la faille. Il faut aller dans la faille pour les découvrir. Et les voir c'est accepter de les perdre au moment même où on les aperçoit. Sans doute si ces paysages autorisaient un temps d'observation plus long ne seraient-ils pas aussi extraordinaires. L'enseignement ne se situe pas dans le canyon, mais dans la relation qu'il m'oblige à lier avec lui : l'extraordinaire ne réside peut-être pas en ce qui se contemple, mais dans ce qui, pour être vu de façon effractive et seulement de cette façon, oblige un mouvement qui interdit la contemplation, la possession, un mouvement qui oblige à perdre ce dont on voudrait s'emparer. Le canyon oblige à accepter de laisser échapper ce dont la beauté éveille en nous le désir de possession. La possession de ces paysages serait ma perte ou la leur.

Jérémie Piolat


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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