Les périphériques vous parlent N° 12
été 1999
p. 52-57

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 éloge du métissage 

Les expropriés de la connaissance

Penser la créolité
Entretien avec Raphaël Confiant


 

La créolité, telle qu'elle émerge dans la Caraïbe, n'a rien à voir avec l'affirmation d'une identité culturelle qui regarderait vers le passé. C'est, au contraire, une ouverture au monde, qui rend compte de la condition multiculturelle de l'individu, capable de répondre à la menace de sociétés qui aménagent de plus en plus des zones de non-lieu de la connaissance. On n'oubliera pas non plus la blessure de l'esclavage qui continue de saigner.

Les périphériques vous parlent :
En Martinique et dans la Caraïbe, vous êtes un des écrivains qui pensent la créolité comme un combat, un espoir historique de réconciliation des peuples et des cultures dans un monde marqué par des guerres de tous contre tous, ainsi que par des phénomènes d'uniformisation et de standardisation culturelles. Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par ce concept de créolité ? Par ailleurs, vous définissez la Caraïbe comme un point de réflexion. Quels enseignements peut-on tirer de son histoire, souvent douloureuse, notamment pour l'avenir des périphéries et des banlieues urbaines tant au Nord qu'au Sud où s'entrechoquent de multiples cultures ?
Raphaël Confiant : Le mot créolité est souvent mal compris. En France, créole signifie le plus souvent langue créole, ce qui explique une tendance à réduire ce concept à une simple défense de la langue. Or, la défense de la langue n'est qu'un élément d'un combat beaucoup plus vaste qui est celui de l'identité multiple. Nous disons qu'aujourd'hui, plus aucun peuple ne peut vivre seul. C'est le capitalisme qui a entraîné cette espèce de contact généralisé des peuples et des cultures. Les cultures, les langues, les civilisations, les religions sont constamment confrontées les unes aux autres dans des territoires où elles sont obligées de cohabiter. Face à ce défi-là, le monde doit trouver un chemin qui peut être celui du fascisme, mais qui peut être aussi une autre voie, une alternative qui serait ce que nous appelons la créolisation, l'identité multiple, c'est-à-dire le partage de l'identité. En dehors de sa propre identité, on peut tout à fait intégrer d'autres éléments identitaires, ce qui permet de respecter les autres. Mais c'est un combat qui est beaucoup plus difficile que celui de l'exclusion de la différence. Il est beaucoup plus facile de dire : ceux-là ne m'appartiennent pas, je les chasse.
La réalité montre qu'il n'y a plus aucune culture aujourd'hui qui soit unique. Par exemple, il y a des orchestres de jazz composes de blancs uniquement. Va-t-on dire que ce n'est pas du jazz ? C'est du jazz. La religion chrétienne ne vient pas d'Europe. Jésus n'est pas un Européen. Or, l'Europe a intégré cette religion à un point où on peut même penser qu'il s'agirait d'une religion européenne. De tout temps, les peuples ont intégré de nouveaux éléments, mais jamais à l'échelle d'aujourd'hui, où les phénomènes migratoires sont massifs. Les peuples vivaient avant chacun dans leur coin. Les Noirs en Afrique, les Blancs en Europe, les Jaunes en Asie majoritairement. Il y avait quelques voyageurs, et les emprunts qu'on faisait à d'autres cultures n'entraînaient pas de mouvements migratoires. Mais aujourd'hui, il y a une migration généralisée : les Mexicains aux États-Unis, les Arabes en France, les Turcs en Allemagne, ou encore les Blancs en Afrique du Sud et en Rhodésie, etc.. La créolité, pour nous, c'est aussi trouver les moyens pour contenir le choc de cette migration généralisée.
Je dis bien que l'exemple antillais n'est pas un modèle, mais un point de réflexion à partir duquel on peut voir comment pendant trois siècles, des peuples différents, dans la souffrance, dans l'esclavage ont réussi au terme de leur parcours, à trouver un modus vivendi. Sans que la lutte des classes ne soit abolie, bien sûr. Simplement, elle ne traverse plus simplement les barrières raciales. Aujourd'hui, aux Antilles, il y a des Noirs riches, et des Blancs pauvres, ce qui était à l'origine une fracture raciale devient une fracture économique. Comment ce peuple en trois siècles en est-il arrivé à inventer des modes, je dirais, de vie créole et multi-culturelle ? Il l'a fait. Contrairement aux banlieues et aux ghettos actuels, par la force des choses. C'est pour ça que l'expérience n'est pas transposable immédiatement. Par exemple, la création de la langue créole est née de la nécessité pour les maîtres et les esclaves de se comprendre, c'était une nécessité absolue. Alors que la langue des banlieues, par exemple, est utilisée par la bourgeoisie comme une coquetterie, dans la publicité, entre autres, elle n'est pas obligée de l'utiliser. C'est donc une expérience différente. Il y a un élément pour moi, qui est déterminant, fondamental, c'est le métissage, par exemple le mariage inter-ethnique. Ce mariage inter-ethnique produit des enfants, par exemple entre Maghrébins et Français, qui peuvent avoir deux religions. Le problème qui se pose est que l'enfant du Maghrébin et du Français est sommé de choisir entre les deux religions. La solution créole, c'est qu'il assume ces deux religions. Un enfant ne doit pas avoir à choisir entre l'Islam et le Christianisme, entre le français et l'arabe, il doit pouvoir, et c'est là que c'est plus difficile, dire : « je suis arabophone et francophone, je partage certaines valeurs musulmanes, mais je partage aussi certaines valeurs chrétiennes ». Il faut pouvoir assumer la totalité de ses ancêtres. C'est-à-dire que dans les banlieues, quelle que soit l'origine de l'enfant, même quand il n'y a pas métissage, par imprégnation culturelle, il est héritier quand même d'une multitude de cultures. Il doit pouvoir concrètement les assumer. Or, l'école républicaine française enseigne à assumer une seule identité, une seule langue, une seule manière de parler, ce qui rend encore le combat plus difficile, parce que l'école est le principal vecteur d'éducation. On mesure bien la tâche qu'il reste à accomplir. Il faut ouvrir l'école à la multiculturalité, à l'identité multiple.
P.V.P. : En réaction à ce déni de la richesse des singularités et des différences des populations immigrées, un repliement identitaire se manifeste un peu partout. Le paradoxe est qu'il ne s'appuie absolument pas sur l'héritage des peuples, au contraire, il s'agit beaucoup plus d'un refoulement, d'une méconnaissance des histoires et du passé. Il se construit la plupart du temps sur des critères qui n'appartiennent pas aux cultures en question mais beaucoup plus au système universalisé de guerre économique. Face à cette situation, quelles pourraient être les pistes à explorer pour sortir de ce repliement ?
R.C. : Je crois qu'il faut que dans les banlieues, dans les ghettos urbains les gens se rendent compte que le capitalisme utilise l'image des banlieues et qu'ils sont victimes, tous ces gens qui sont fous de Nike et de toutes sortes de choses, du capitalisme, américain surtout, qui utilise l'image du ghetto aux États-Unis pour vendre ses produits. Les pires vecteurs aux États-Unis du « yankisme », sont devenus les Noirs du ghetto. Les valeurs les plus détestables de la société américaine, celles du fric, de l'apparence, de la parade, ce sont les Eddie Murphy, les Michael Jordan qui les véhiculent, tous ces gens-là sont manipulés par un système. Le fait que le Noir soit uniquement contenu dans le sport et la musique est une catastrophe. Je n'ai rien contre le sport et la musique, mais une communauté qui se contente de placer tous ses efforts uniquement dans ces domaines-là est vouée à être une communauté d'amuseurs publics. Les Noirs aux États-Unis, ou même un peu les jeunes issus de l'immigration en France, sont des amuseurs publics, c'est-à-dire des sportifs ou des musiciens. Je lisais dans un journal une interview du rappeur Passy, on lui demandait : « Si vous étiez Ministre de l'Éducation Nationale, que développeriez-vous dans les banlieues ? ». Il répond : « Je mettrais tout l'argent pour le développement sportif et musical ». Je suis désolé, je n'ai rien contre Passy, mais c'est désastreux, parce que là, il est manipulé par le système. Le jour où il y aura dans les banlieues des personnes qui auront fait des études d'ingénieur, de mathématiques, de philosophie, de psychologie, une amorce de changement pourra se faire. Mais tant qu'on va dire aux jeunes du ghetto : « Tu ne peux être qu'un basketteur ou un chanteur », on va limiter les possibilités des groupes minoritaires. Je crois aujourd'hui en une éducation alternative. Il faut montrer aux jeunes dans les banlieues qu'il n'y a pas que ces deux voies : la musique et le sport.
P.V.P. : Notre travail avec le groupe musical et théâtral Génération Chaos en France, sur différents quartiers et périphéries, nous a amenés à considérer qu'il y a une production de savoir et de connaissances dans des expressions artistiques et des pratiques sportives, au-delà d'une certaine forme de récupération par le show-business du hip-hop par exemple. N'est-ce pas là qu'il faut porter l'effort : penser le lien entre des pratiques, des expressions issues des périphéries et la production de savoir ?
R.C. : Peut-être, mais j'en ai par-dessus la tête de voir des Noirs sportifs et musiciens, je ne supporte plus ça. C'est devenu viscéral chez moi. J'ai l'impression que le Noir est vécu comme un amuseur public. Or, le lien dont vous parlez, je ne vois vraiment pas comment le faire, sauf si les Noirs décidaient, ou les autres minorités, de créer ce lien. Ils sont contents des voies qu'on leur offre. Qui sait que le petit robot Spacelab qui est allé sur Mars et a ramené des images, a été conçu par un ingénieur Malien qui est à la NASA ? Qui le sait ? Il a fait ses études au Mali puis en France où il n'a pas trouvé d'emploi; il est allé ensuite aux États-Unis. Mais personne ne le sait. En revanche, tout le monde parle de Whoopi Goldberg et de Michael Jordan. Je dis que c'est désastreux. Il ne faut pas s'imaginer que le rap permettra aux jeunes de sortir de là où ils sont. Le rap n'est qu'un instrument pour survivre. Il est donc utile, parce qu'il vous permet de ne pas sombrer. Mais aujourd'hui le pouvoir est intellectuel, il n'est pas dans les mots, ni dans le ballon de football. Il faut que la connaissance soit appropriée par ceux qui n'y ont pas accès.
P.V.P. : Il est vrai que le simple accès au savoir devient de plus en plus difficile pour de plus en plus de personnes, du fait de la précarisation croissante de la vie. Mais n'y a-t-il pas une philosophie à inventer aujourd'hui qui ne sépare pas pensée et action, une philosophie qui nous permette de déceler ce qui fait sens, écriture dans le geste sportif, dans l'acte artistique ? L'amorce d'une alternative est peut-être là dans la création d'une scène où engager des rencontres inédites entre le sport, la musique, la philosophie, la science, la technologie.
R.C. : J'estime que le mot philosophie doit s'employer dans un sens exact. La philosophie fabrique des concepts, et existe depuis deux mille ans. Les banlieues ne peuvent pas se passer de la philosophie et dire : nous inventons la philosophie. Il faut qu'elles se mettent à travailler. Qu'elles étudient, quitte à rejeter après, à critiquer violemment. Mais le travail d'enseignement, de redistribution des connaissances n'est pas fait dans les banlieues. C'est ce qu'il faut comprendre. Quel jeune dans les banlieues peut se mettre derrière un ordinateur et manipuler des technologies ? Non, il est sur le terrain de basket ou dans un studio à faire de la musique. Je dis que c'est grave. Je ne nie pas l'importance du sport et de la musique. Je ne dis pas qu'il n'y a pas une écriture derrière, qu'il n'y a pas une philosophie. Mais je dis qu'il y a quelque chose qui est incontournable, qui s'appelle la science, qui n'est ni de droite ni de gauche, ni blanche, ni noire, ni rien du tout, c'est elle qui fait « tourner » le monde. Tant que nous serons hors de ce monde-là, nous serons out. On peut amuser les autres qui détiennent le pouvoir. Allez voir un match de basket aux États-Unis. Les Noirs sont dix pour cent de la population, et quatre-vingt-dix pour cent des joueurs de basket. Quand vous regardez le public, vous voyez quatre-vingt-dix pour cent sont Blancs. Nous sommes à Rome au temps de l'Empire, où les sénateurs romains regardaient les combats des gladiateurs qui étaient des Numides, des Africains. Je dis que c'est dangereux pour l'avenir d'un peuple, d'une communauté d'être réduit à cette fonction d'amuseur public. Dans le même temps, dans les universités américaines, depuis qu'on a supprimé « l'affirmative action », c'est-à-dire les quotas, le nombre des Noirs inscrits a chuté de moitié. Sur les terrains de basket, 100 % des équipes, ou 99 %, sont des Noirs, et quand vous allez dans les laboratoires scientifiques à Silicon Valley, combien de Noirs ? Le monde se fait à Silicon Valley, il ne se fait pas sur le terrain de basket de Madison Square Garden. Attention, je veux dire que si il n'y a pas une volonté de s'emparer de la connaissance pour en avoir un autre usage, mais s'en emparer vraiment, ainsi que s'emparer du monde du travail, il n'y a pas d'avenir. Si on utilise la philosophie, on se fout dans un coin et on se bloque pendant des jours, des mois, c'est un travail dur et difficile. Après, nous pouvons en avoir l'usage que l'on veut, en faire un instrument révolutionnaire. Mais je n'ai pas le sentiment que dans les banlieues, le sentiment général qui a cours, soit une prise de conscience de cette nécessité absolue de s'emparer de la connaissance.
P.V.P. : Pour permettre ce rapport, un autre rapport au savoir et à la connaissance, il faut apprendre à se dégager des images dans lesquels justement on enferme, on encage les précarisés, les appauvris, les victimes de la guerre économique. Ces images nous renvoient à cette idée qu'il y aurait une population inadaptée, aphasique incapable de penser par elle-même. Cela dit, nous ne cessons de rencontrer dans ces lieux disqualifiés comme zones de non-droit, de non-pensée, des personnes, des groupes qui s'organisent, qui produisent de nouveaux lieux de connaissance et d'existence, notamment à travers le sport et la musique, il nous semble que le danger dont vous parlez concerne tout particulièrement la société américaine.
R.C. : Je me sens obligé de poser cette question : n'y a-t-il pas un piège quelque part ? Musique et sport ne sont-ils pas des éléments que l'on utilise dans la banlieue pour empêcher l'accès au savoir ? Oui, empêcher l'accès au savoir ! Parce que le petit jeune, il se dit : « Je vais aller me faire chier à étudier les mathématiques pour être professeur à dix mille balles par mois, alors que je peux être basketteur à cent mille balles par mois. » Il ne fait pas le calcul en se disant qu'avant qu'il devienne joueur professionnel, il y aura de l'eau qui va couler sous les ponts. Ça le fait rêver. Je vous dis que son objectif devient ça ou devenir Passy, Doc Gyneco et se faire plein de tunes en peu de temps. Comment briser ce conditionnement ? Si c'est encore en partant des mêmes éléments qui servent à maintenir l'aliénation, la question que je me pose alors est : comment créer le lien comme vous dites ? J'écoute de la musique, je regarde des matchs de football. Mais, je suis totalement opposé par contre au fait que l'on cantonne les gens uniquement là, c'est les infantiliser.
P.V.P. : Comment mener un combat à travers la littérature pour briser les conditionnements que vous évoquez ?
R.C. : Je ne sais pas comment faire, parce que la littérature est quelque chose qui est totalement absente de l'under-class, la sous-classe, comme vous dites. C'est perçu comme quelque chose d'élitiste, d'inutile et sans intérêt. L'oral et l'écrit obéissent à deux logiques différentes. Il y a des liens, mais ce sont deux logiques totalement différentes. Je veux dire par là que ce n'est pas parce que quelqu'un va écouter du rap ou faire du rap qu'il va lire un livre. Ce n'est pas parce que quelqu'un écrit des livres qu'il va aimer le rap. Je dis qu'il n'y a pas de lien étroit entre les deux. Donc, le problème, c'est que le monde de l'écrit - qui ne disparaît pas avec l'ordinateur - est complètement absent de la banlieue, je veux dire comme pratique active. Bien, sûr, il y a des journaux. Mais quand vous lisez, c'est une pratique passive. À partir du moment où l'écrit - je ne parle même pas de l'écrit littéraire - je parle de l'écrit au quotidien -, la maîtrise de l'écrit, aussi bien à la main que sur l'écran d'un ordinateur, est absente d'une communauté, je crois qu'il y a une perte d'emprise sur le réel.
Les rappeurs, s'il n'y a pas d'entreprises japonaises qui fabriquent leurs tables de mixage, sont foutus. Ils ne maîtrisent pas la technologie. L'Afrique a une production musicale extraordinaire, mais elle n'arrive même pas à l'utiliser, parce que le support qui véhicule cette musique c'est le CD et qu'elle ne peut pas en fabriquer. Toute cette inventivité technologique est déterminante, parce que c'est elle qui véhicule la culture forgée dans les ghettos. Sans la technologie, cette culture, cette musique n'existe pas. Donc, je me dis : est-ce que le ghetto, la banlieue, quel que soit le nom qu'on lui donne à travers le monde, ne gagnerait pas à maîtriser ces instruments, ces technologies, pour se diffuser elle-même ? La maîtrise des connaissances, la maîtrise technologique, scientifique, sont indispensables. Si c'est toujours le même monde, de l'autre côté de la barrière, qui maîtrise les sciences, les technologies, le ghetto sera toujours dominé. Certes, il s'agit d'une domination soft, puisque nous vivons dans un monde où les pouvoirs sont plus soft, mais elle est bien réelle.

La composition ment, elle transforme les gens en archétypes : l'enfant affamé, le drogué... je suis plus à l'aise avec les fragments, ils signalent qu'il ne s'agit pas d'une réponse juste et définitive : il s'est passé des choses avant la photo, et il s'en passera après. (Eugène Richards, photographe)

Enfin, je tiens à préciser qu'il ne faut pas prendre ma position comme une hostilité vis à vis du sport et de la musique. Simplement, je souhaite que ça soit relativisé. Je ne veux pas que les gens pensent « noir » ou « arabe » c'est « Musique » et « sport ». Il reste que ce sont deux éléments fondamentaux de la réalité. S'ils étaient les seuls, je pense bien que le capitalisme s'en serait emparé pour lui-même. S'il nous laisse ça, c'est qu'il sait très bien que ce n'est pas dangereux. Ce n'est pas dangereux si l'on ne s'investit que dans ça. Le rap américain, s'il était dangereux pour le système américain, ça se saurait. Aux États-Unis, ils s'entre-tuent entre eux dans des gangs, c'est tout. Parce que le Noir est enfermé dans une seule dimension. Mais s'il dispose à la fois du rap, de la science, alors à ce moment-là, il devient dangereux.
P.V.P. : À partir du moment où il est dans une recherche, où il a la possibilité d'être pluridimensionnel, là, il devient quelqu'un qui peut se donner un devenir.
R.C. : Il est quelqu'un qui peut en sortir. Mais s'il n'est que dans son rap ou son basket, le capitaliste s'en fout. Si connaissance, science et technologie peuvent coexister avec l'inventivité dans le rap et le sport. À ce moment-là, ça devient révolutionnaire. Le rap est porteur de sens, comme vous dites, de choses très fortes, mais qui sont toutefois folklorisées. Il s'agit d'un processus moderne de folklorisation. Autrefois, c'étaient les vieilles cultures paysannes qu'on folklorisait, mais aujourd'hui, la culture des ghettos, est néo-folklorisée. Elle est utilisée pour toutes les pubs. Elle sert à vanter les produits du capitalisme, aux États-Unis, en tout cas. Ça ne s'est pas encore produit en Europe, mais toutes les images des ghettos, ce sont des images qui servent à vendre des produits. Donc, à partir du moment où on devient un agent involontaire du néo-libéralisme, à terme, il ne faut pas se plaindre que l'on soit relégué au plus bas de l'échelle. L'image du ghetto fait vendre, parce qu'elle a été stylisée, remaniée. À partir du moment où le ghetto s'en tient à quelques petits domaines, il ne deviendra pas dangereux. S'il s'empare de la connaissance, de la science, tout en s'appuyant sur ce qu'il a déjà, mais... il fait sauter la société. C'est sûr. C'est là le potentiel des banlieues, leur puissance. Parce qu'ils ont déjà cette chose qui a été perdue dans le reste de la société : cette inventivité dans la vie quotidienne, cette force de vivre. Mais ajoutez-leur la connaissance, vous imaginez ? C'est ce que nous essayons de faire aux Antilles. Je crois que c'est valable dans le monde entier. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde totalement scientifique. Vous ne pouvez pas dire que vous avez une maîtrise sur l'appareil avec lequel vous m'interviewez. Quelle maîtrise avons-nous ? Si nous n'avons que la maîtrise d'appuyer sur les boutons, c'est fini, nous serons toujours à la merci de ceux qui les fabriquent, le jour où ils veulent le transformer, faire n'importe quoi. Nous ne sommes pas maîtres de ces choses-là. Il faut en devenir maître.
P.V.P. : Nous connaissons les multiples résistances et innovations politiques et culturelles qui se déploient en Martinique face à cette domination soft mais réelle d'un monde uniformisé et gouverné par les seules lois de l'économie de marché. Pouvez-vous nous en parler ?
R.C. : En Martinique, nous mettons en place un certain nombre de structures qui nous permettent de faire avancer nos idées. Nous sommes engagés dans des actions de développement durable. Notre point de vue est éminemment écologique. Nous sommes totalement opposés au productivisme, aussi bien capitaliste que marxiste. Le travail au plan écologique n'est pas axé seulement sur la défense passive : la protection du littoral, mais sur une production agricole biologique et vivrière, notamment les bananes, les ignames. Nous développons également des cultures artificielles d'oursins, ce qui ne s'était jamais fait dans le monde entier, excepté au Chili. Quelqu'un proche de nous a lancé par exemple l'idée que désormais nous ne devions plus pêcher, mais élever la faune maritime, quelles que soient les espèces, de manière à protéger celles qui vivent au large de nos côtes. C'est une idée révolutionnaire, parce que le pêcheur traditionnel malheureusement épuise les fonds marins.
Nous travaillons également à une utilisation des outils informatiques qui incite à sortir de l'usage passif de l'appareil pour jouer avec et sortir des logiciels préfabriqués. Sur un tout autre plan, nous avons créé une école de conteurs, pour pratiquer le conte, le conte traditionnel oral. Nous avons également toute une recherche qui concerne la danse « Bèlè », l'art martial « Danmyé ». Cela dit, ceux qui développent ces initiatives sont très minoritaires aux Antilles où deux idéologies dominent, l'idéologie assimilationniste de droite, et la négritude. Ce sont deux idéologies opposées, antagonistes, qui sont dominantes. Ce sont de vieilles idéologies, elles sont fondées sur des réalités qui sont aujourd'hui largement obsolètes. Malheureusement, vous savez que les idéologies prennent du temps avant de mourir, même quand le réel s'est transformé. Donc, nous sommes constamment bloqués par cette réalité, ce qui ne nous empêche pas de mettre en œuvre un certain nombre de projets, mais avec beaucoup de difficultés.

Cet entretien réalisé par
Sébastien Bondieu, Jérémie Piolat, Christopber Yggdre
a été diffusé sur Fréquence Paris Plurielle (106,3 MHz FM)
le 22 janvier 1999.

Exclus, exclos, esclaves
 
 

Otan pour en arriver là

Une guerre se déroule en Europe. Quand nous disons, en Europe, c'est pour affirmer qu'il ne s'agit pas simplement d'un conflit régional localisé au seul Kosovo, même si le Kosovo en est le principal théâtre des opérations. Dans ce numéro, les lecteurs remarqueront, peut-être, qu'il n'est pas fait état directement du conflit qui déchire l'ancienne fédération yougoslave. Ce n'est pas un choix délibéré de notre part. Depuis des semaines nous ne cessons de parler, entre nous et autour de nous de cette guerre. Nous avons, par ailleurs, réalisé plusieurs émissions radiophoniques à ce sujet sur Fréquence Paris Plurielle. Nous avons aussi reçu des e-mails de Yougoslavie de la part d'opposants au régime de Belgrade, qui n'ont même plus la force de trembler. Oui, nous sommes contre les frappes de l'Otan, en dépit du fait que la couverture médiatique de l'événement, incline constamment à prendre le parti d'une guerre qui masque toutes les autres guerres que l'économie mondialisée orchestre dans le monde à l'insu des peuples, sans que ces mêmes médias en fassent leur ordre du jour pour autant. Encore une fois, le tri est fait entre les bons et les méchants. Et nous nous demandons quelle fierté pourrait-on retirer, en la circonstance, en appelant à se prononcer pour l'un ou l'autre des deux camps belligérants ? “En temps de guerre, il faut choisir son camp”, est-il coutume de dire. Et, en la matière, il semble que quelques jours seulement après le début des frappes, l'Otan avait réussi, moyennant des campagnes médiatiques incessantes, à mettre l'opinion internationale dans le sien. “Pour ou contre” ? Il n'y aurait guère d'autre position tenable, paraît-il, sinon celle de l'abstention ou l'aveu d'une impuissance à proposer d'autres solutions moins coûteuses en vies humaines et en déplacements de population. “pour ou contre”, il n'y a pas de plus pernicieuse mise au pied du mur : “Pour les frappes ou pour la purification ethnique ?” Cet “ou bien ou bien” entre un pire et un moins pire, entre le soulagement de soutenir l'effort de guerre et la culpabilité d'être perplexe, a fait et continue à faire le bonheur des sondages d'opinion, coinçant les sondés eux-mêmes dans des simplifications qui rendent impossible le débat public. La règle veut que la propagande soit toujours du côté de l'ennemi et l'information du côté de celui qui veut faire savoir à point nommé que, s'il agit en recourant à la force, c'est non selon le droit du plus fort mais selon, justement, force de droit. Et cette guerre qui prend constamment à témoin le droit, la démocratie, ne fait qu'entretenir la confusion entre droit du plus fort et force de droit.

 

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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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