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Mémoires en devenir
Comment articuler de façon cohérente les recherches historiques des danmyétistes avec le modèle d'une créolité qui prend en compte le changement humain incessant ?
Avec les entretiens sur le danmyé, nous sommes plongés au cœur d'une quête, celle d'hommes qui veulent savoir, à travers la parole encore vive des anciens, ce qu'il en est de leurs ancêtres, de la créativité originelle du danmyé, fondement de sa réalité actuelle. Pierre Dru pose la question d'une manière directe et brûlante, faisant appel aux anciens pour retrouver la lignée des ancêtres et combler par là un vide, non pas le vide de la mémoire des hommes, mais de la mémoire de l'Histoire.
Dans cette recherche des origines et des éléments fondateurs de cet art martial, les anciens initiés et combattants, âgés aujourd'hui de 70, 80 ans voire plus, apportent par l'oralité, par leurs histoires et leurs anecdotes singulières, tout ce que la seule pratique du combat ne peut permettre de comprendre. Leurs récits sont un pont vers la possibilité de remonter les parcours géographiques et culturels de cette discipline et de son inscription dans un territoire identifiable.
Il s'agit de la mise en relation du passé avec le présent. Cette visibilité de la réalité du passé, la reconnaissance de ce qui a été fait, permettent en effet de renforcer le travail au présent pour faire évoluer cette discipline, pour en développer les processus de connaissance à venir. De la relation entre connaissance et reconnaissance, qui est une dialectique structurante de toute activité, croisement de verticalité et d'horizontalité, de féminin et de masculin, point focal de tout acte de vie.
Fresque à Fort-de-France photo : Sébastien Bondieu |
Mais que faire de ce passé, de cette opportunité, une fois les sources établies ?
Ilya Prigogine, scientifique du chaos et théoricien de la « flèche du temps » écrit : « Notre expérience de l'existence est basée sur le temps, sur ta différence entre le passé et le futur. C'est notre dimension existentielle par excellence. Nous devenons, nous ne sommes pas. » Par le passé se joue donc le devenir. Dans quelle mesure profiter de la reconstruction du passé pour s'ouvrir au devenir, en évitant surtout de s'installer dans un passé figé, dans un rôle de reconnaissance des racines ?
On cherche le passé quand il nous manque, pour lui donner une consistance, pour le fixer dans un espace de la mémoire pour le besoin d'une identité, pour nous renvoyer à quelque chose de solide, de certain, de déjà-là, à une référence ultime. Mais ce qui fonde la nécessité du passé est, avant toute chose, son manque à se montrer, à être perçu, identifié, qualifié, défini. C'est la méconnaissance du passé qui crée le manque, qui structure l'angoisse, qui génère le besoin d'identité et de filiation.
Pierre Dru a maintes fois répété que, dans les recherches concernant les postures du combat, il croyait en reconnaître certaines qui avaient été adoptées par des prêtres catholiques sur l'autel, lors de la célébration de la messe. Il interprétait cela comme une contamination exercée par la religion catholique sur une discipline pratiquée jadis par des populations africaines colonisées, d'où il s'en est suivie une forme de mimétisme du dominé. Poussant plus encore ses recherches, il a pu avec certitude constater que le danmyé reproduit, en fait, toutes les postures retrouvées sur les reliefs des amphores pharaoniques dont certaines seulement se recoupent avec la gestuelle des prêtres catholiques. Etablissant une lignée directe du danmyé avec les combattants de boxe égyptienne, cette découverte atteste de la descendance égyptienne directe de la plupart des postures de combat adoptées dans le danmyé contemporain. Ouverture à la visualisation de combattants qui ont traversé des siècles en se mêlant aux histoires d'autres histoires, jusqu'aux pratiques martiniquaises d'aujourd'hui.
Cette révélation comble à la perfection un vide historique notoire encore récemment et offre au danmyé une filiation propre et originelle. Elle permet également de repérer les pères fondateurs et par là, d'identifier les racines. Mais cet exemple, ouvrant une baie sur un passé immémorial, n'est pas sans poser le problème de la relation même entre le passé et le présent. Justement, parce que jamais autant que maintenant, la notion de flèche du temps nous incite à ne plus penser le passé comme un point de départ, mais comme un élément dynamique de notre horizon temporel.
Que les gens qui ont tout fait laissent faire ceux à qui on ne laisse jamais rien faire. |
Cette flèche du temps est en même temps lourde de passé et riche de devenir. Remonter le temps est, certes, un exercice beau et fragile en même temps puisque la question se pose de manière si simple et si grave à la fois : comment, au temps présent, le passé peut-il nous aider à apercevoir que le monde n'est que mouvement pour chacun de nous, que le mouvement est la matière première qui tisse les devenir ? C'est une entreprise qui nous oblige à changer les formes symboliques habituelles à travers lesquelles nous stockons le passé dans notre système de représentation du monde. Ce à quoi nous invite Prigogine est justement d'aller voir comment « apprendre à apprendre » une signification de notre existence, qui ne repose pas sur l'acquis qui nous est donné de vivre, mais sur la capacité de prendre en compte l'instabilité du monde comme principal déterminant de nos actions. Le passé s'inscrit dans le cycle de nos pensées, mais la connaissance de celui-ci ne se réduit pas à combler nos manques ou seulement à nous rassurer, à reconstruire une identité à défendre, un territoire culturel à délimiter. Le passé intègre un « tout » présent à transformer en nous transformant.
Les écrivains qui s'expriment dans ce journal, je pense notamment à Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, nous font part d'une manière de voir éminemment moderne sur ce sujet. J'entends par là qu'ils sont résolument capables, tout en mettant en œuvre un décryptage historique de cette recherche infinie qui habite les êtres en quête de racines, d'assumer la douleur de leur passé, ce passé qui a massacré leurs ancêtres, qui a déchiré leurs familles, qui a structuré ce manque de lignée historique et dont l'exemple du danmyé est patent. En renversant ce passé, fait de plaies et de manques, les écrivains martiniquais font rayonner la modernité de façon neuve et épique, sachant saisir sans amertume les profits de la douleur : faire du passé un socle fondateur, penser la créolité comme le modèle du métissage permanent du monde qui nous attend inexorablement et inscrire, par là, un réel à faire en recourant à un imaginaire qu'il faut lui-même n'avoir de cesse de modifier. Cette vision d'une créolisation du monde qui induit une lucidité théorique sur notre devenir, pourra pousser les danmyétistes à utiliser les résultats des recherches historiques dans le cadre de leur pratique, non pour défendre des « racines », signes d'une identification et d'une appropriation culturelle dont on ne nie sûrement pas l'intérêt, mais surtout pour placer le danmyé parmi les grandes disciplines qui ont su survivre, malgré tout et contre tout, et ceci dans la complexité de son expression, dans une traversée du temps mêlant voilements, répressions et douleurs.
flèche du temps |
Il s'agit d'ouvrir l'Histoire à une représentation qui stimule l'espoir chez les nouveaux pratiquants, les jeunes et futurs danmyétistes, ceux-là mêmes qui prendront la relève et décideront du futur du danmyé. Ouvrir, encore, le regard sur les relations que les évolutions du danmyé ont permis de développer. Une « poétique des relations », somme toute, pour reprendre l'expression d'Edouard Glissant, qui nous transporte dans les méandres des errances des peuples et de leurs cultures. S'il y aune preuve à aller chercher dans l'histoire du danmyé, celle-ci apparaît toute seule à l'évidence, à savoir que sa trame culturelle n'entrelace pas des « racines », mais des métissages, des assimilations, de changements, des pertes, des modifications, des processus. Et le propre du danmyé revient justement à parcourir des millénaires d'histoire, durant lesquels il s'est enrichi et affiné, sans avoir néanmoins profité du même support théorique et philosophique explicite dont ont profité les Arts Martiaux d'Asie, par exemple.
Ceci dit, il reste certainement intéressant de connaître en profondeur l'origine des techniques et des attitudes de combat. Le devenir du danmyé repose non seulement sur la capacité de ses acteurs d'en faire un art en devenir, mais aussi sur des bases techniques et culturelles auxquelles pouvoir se référer avec précision. Cela, pour permettre de développer les pédagogies nécessaires à l'évolution du danmyé en Martinique et ailleurs.
C'est une chance immense pour les jeunes danmyétistes martiniquais de jouir de la disponibilité des anciens, de toucher aux survivances de l'histoire du danmyé quand il s'incarne dans ce vieux héros du village jadis champion de danmyé dans sa jeunesse. Cette coopération devient un élément fondateur du présent par laquelle la dimension existentielle du combat prend corps. L'ancien ne représente pas seulement le lien avec la créativité originelle du passé, avec le statut des pères et une filiation spécifique, il est la possibilité d'un demain dans les écoles martiniquaises de combat, dans des lieux qui n'existent pas encore, puisque tout reste à inventer. Les anciens permettent une filiation concrète, nécessaire à la transmission de l'expérience, au développement de toutes relations vivantes. Par ce désir de vie dont font preuve les danmyétistes, le passé trouve à se conjuguer au devenir d'une société martiniquaise où tout semblait avoir été dit et écrit, dans une course aux certitudes qui ne tolère pas le doute et fait prévaloir l'idée d'une société toute faite, prête à vivre.
En ce sens, la phrase de Prigogine affirmant que la différence entre le passé et le futur nous révèle à notre dimension existentielle par excellence, me renvoie à la notion de mondialité, dont parle Edouard Glissant dans le n° 14. Une mondialité faite par des hommes qui savent se donner la chance de changer perpétuellement.
Heureusement, l'histoire nous montre que la dialectique crée le mouvement du monde. La dialectique entre reconnaissance et connaissance du danmyé permet de penser que le danmyé est ce que nous allons en faire demain, puisque aujourd'hui est déjà demain.