AUTOMNE 1994 p. 24-25 |
8e chapitre : La formation de la personnalité | |
Les contextes de la crise |
Portrait de Camille Cotte dans un tableau de Vasari |
Les besoins liés au marché ont créé, peu à peu, une dépendance, réduisant l'homme au simple statut de consommateur. La crise n'est pas seulement une crise du développement de la production, c'est aussi la crise de l'homme-consommateur. L'activité de consommation ne satisfait plus l'homme Une part de moins en moins négligeable de consommateurs sent confusément que la satisfaction des besoins en produits de masse ne suffit plus à “remplir une vie”.
Ce n'est pas sans scrupule que nous proposons ce chapitre qui concerne « les buts de vie ». La question du désir et des besoins s'y affirme d'autorité. La première difficulté est que philosophie et discours analytique ont largement ratissé le champ du désir et du besoin. Par ailleurs, il ne peut être un seul instant question d'aller se fourvoyer dans un débat théorique, qui d'autre part est loin d'être clos. Nous avons donc essayé de maintenir nos observations, autant que faire se peut, sur le terrain du politique et du social, au sens large. Il s'agit, en premier lieu, d'en rester à leurs implications sur le plan social dans le cadre de la crise que nous traversons, et d'autre part, de saisir l'utilisation que nous pouvons en faire au plan politique.
Tout au long de ce texte, nous avons avancé que les bouleversements qui désormais affectent le monde du travail, les espaces sociaux, les comportements des individus appellent à modifier profondément la vie. Des buts de vie, par là, s'imposent.
Nous avons bien conscience qu'évoquer cette question des buts de vie est une entreprise épineuse. La société qui s'est édifiée durant ce siècle a progressivement suscité de nombreux besoins. La publicité s'est combinée au mouvement de la production pour assurer l'expansion du marché. La publicité à travers ses multiples formes, la littérature best-seller, les films commerciaux, les émissions radio, puis la télé grande audience, l'information stéréotypée des médias n'ont jamais cessé de déverser au fil des jours des quantités d'images idéales, d'images spectacle à vocation fascinatrice qui ont créé et nourri les besoins de masse. Des besoins constamment ravivés au point de pousser chacun à « la dépendance ». Dans cette optique, nous dirons que les besoins liés à la dépendance s'opposent au désir.
Le désir naît d'un manque. Certains psychanalystes vont jusqu'à affirmer que le désir, c'est ce manque lui-même. Au plan socio-politique, nous ajouterons que le besoin, ou mieux encore le besoin des besoins, recouvre le champ du manque, donc couvre totalement l'espace du désir.
Avec les besoins que le marché lui offre, plus précisément lui vend, l'homme se coupe du Manque fondamental - ce qui le fonde en tant qu'homme et qui fait l'histoire. À force de ne désirer que ce qu'il peut s'acheter, plus ou moins, il finit par se priver de l'espace et du temps pour se rendre compte qu'il n'a plus de but à donner à sa vie. À la limite, les buts de vie, s'ils se présentent à la conscience, ne vont plus exprimer que des revendications se rapportant à la survie, pas à la vie. Très vite, le produit ne va plus exprimer le désir explicite de jouir de l'objet qu'il s'est procuré, mais il va se convertir en une habitude qui l'amène à ne plus « vouloir » que cet objet auquel il s'est accroché. L'homme du besoin des produits de masse va se métamorphoser très vite en l'homme « accro », au même titre que le drogué, l'alcoolique, ou le zappeur iconolâtre de la télé.
C'est parce qu'il a des besoins, perçus comme des nécessités vitales, qu'il pourra satisfaire en s'adressant au marché, que le travailleur accepte les lourdes contraintes qu'imposent les lois d'airain de la production industrielle. De cette manière « il obtient satisfaction », c'est-à-dire il satisfait ses besoins. Et qu'importe le désir, il s'est volatilisé dans cet autre désir subsidiaire d'avoir des besoins. Un mode de vie, un état d'esprit s'ensuivent qui en incitent beaucoup à grommeler : « j'ai besoin de ces besoins dont toutes les images, tous les spectacles me disent que j'ai besoin. Si je ne les désire que restera-t-il d'humain en moi ? Quelles relations pourrais-je nouer avec ma famille, mes amis, mes voisins ? » Voilà, dans quels marais les buts de vie se sont enlisés.
Reconquérir le désir, ce que nous avons appelé : « une poussée profonde de l'être », redécouvrir un manque fondamental, le Manque, que la possession d'aucun produit ne peut combler, se révèlent des nécessités sourdes, profondément enfouies. Peut-être ne s'imposent-elles pas encore d'évidence, mais déjà certains peuvent-ils les percevoir sous la forme d'une attirance, d'une « attraction étrange » pour une destination innommable, une destination justement qu'il s'agirait d'atteindre pour la nommer. C'est là un paradoxe qui s'entête à nous déconcerter. Car comment désirer ce que l'on ne connaît pas ? Mais le désir ne commencerait-il pas avec son invention ? Le désir, il faut le trouver. L'inventer. Ajoutons que cette invention est toujours un acte politique. Plus encore, c'est l'acte même d'exprimer sa jeunesse. Une manière pour chacun de dire « ma jeunesse est ce qui est devant moi, mon avenir ».
Il ne nous reste donc maintenant qu'à rêver autrement, car ce sont les plus beaux rêves qui ont toujours enfanté les plus belles réalités. En tout cas, n'écoutez jamais les sceptiques, à moins qu'ils ne le soient d'une manière absolue, ce qui est un autre mode de rêver pour sortir d'une réalité intolérable. Ce qui pousse l'homme à sortir de ses certitudes les plus établies demeure un mystère. L'homme n'est homme que parce qu'il s'obstine à dépasser ses limites et c'est cette obstination qui finit par faire l'histoire. Se dépasser est une obligation qu'il s'impose, souvent au prix de douloureux efforts. C'est par là qu'il est homme. Faisons-en une exigence, un but de vie.
Une exigence politique, encore et toujours.
Cherchons les valeurs - ce qui veut dire en l'occurrence qu'il s'agit de les inventer - qui animeront un mouvement porté par « les jeunes de tout âge ».
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8e chapitre : La formation de la personnalité | |
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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