HIVER 1995/1996 p. 44-47 |
Les temps précaires de l'agriculture |
À l'occasion de la projection dans le cadre de l'Université d'Urgence du documentaire de la télévision suisse italienne Les temps précaires réalisé par Wladimir Tchertkoff les étudiants du lycée agricole de Chartres La Saussaye sont venus à Paris dire aux étudiants des villes la noblesse du métier d'agriculteur ; à partir des questions soulevées par ce documentaire, un débat s'est engagé avec des agriculteurs, Scarlette Le Corre - responsable du Comité de Survie des Pêcheurs -, l'équipe des Périphériques, des étudiants et professeurs de Paris 8 et d'autres universités, des représentants d'associations de chômeurs, la Coordination nationale infirmière, le réalisateur et autres intervenants. Ce point de vue s'est imposé aux participants : c'est certainement plus à travers un effort visant le développement de la qualité de l'homme lui-même plutôt qu'une politique de production de produits dits de « qualité » que l'économie, la société, la culture pourront affronter la crise actuelle.
Jeudi 16 février 1995, 10 heures 30, sur le grand écran de l'Amphi Y de université Paris 8 défilent à grande vitesse les champs de la Beauce. Une voix commente les images de l'actualité :
Cette voix off du documentaire résonne encore dans la salle :
Dans le documentaire, les paroles de ce jeune fermier qui explique sa situation, rappellent le quotidien tragique des conséquences de la crise :
Dans l'amphi, à son tour, un étudiant de la Saussaye explique :
Des images de Scarlette Le Corre, seule, sur un petit bateau de pêche, sur une mer agitée, accompagnent ce commentaire off :
Scarlette s'adresse aux étudiants présents dans l'amphi :
Dans la salle de nombreuses personnes acquiescent vigoureusement.
Le rôle des femmes est primordial dans cette résistance. Le documentaire montre une jeune agricultrice dans le Nord qui fait visiter sa ferme à des classes d'enfants des villes. Une autre accueille avec son mari trois patients d'un hôpital psychiatrique. En hôpital un malade coûte 30 000 Frs par mois, en famille 6000. Elle est présente lors du débat. Auprès d'elle l'infirmière qui s'occupe également des patients, est venue témoigner des progrès immenses qu'ils ont accompli :
Wladimir Tchertkoff se prononce maintenant sur ce devenir qu'il avait interrogé dans son documentaire :
Un étudiant du lycée de Chartres est convaincu des possibilités d'avoir un avenir dans l'agriculture :
Il reste maintenant à changer les paysages en projets de vie.
Propos recueillis par
Christine Chaufour-Verheyen
Les temps précaires de l'agriculture | |
Agriculture, pêche, ruralité | |
Une ferme d'un nouveau type |
Agri-Culture :
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La crise qui frappe actuellement l'agriculture, autour de laquelle se formait le tissu rural ne peut avoir comme solution que la capacité des producteurs eux-mêmes à inventer des activités nouvelles pour insuffler une vie à des territoires en passe de désertification économique. Nous consacrons une partie de cette rubrique à l'action et la réflexion menées par le CIVAM ainsi qu'à François PLASSARD, chercheur dans cet organisme qui se définit comme « agent de changement en milieu rural ».
L'ensemble des citations est tiré du livre de François Plassard : Territoires en prospective. Quel nouveau contrat Ville-campagne ? (Éd. Procivam-Adir, 1995)
L'objectif du CIVAM est « la requalifiquation des espaces ruraux dans les nouveaux enjeux de la société », ceci dans le cadre d'une recherche-développement qui l'a amené à créer en 1990 un réseau d'Agriculteurs Animateurs de Projets locaux, l'AAP, via un partenariat avec la CEE et le Ministère de l'Agriculture, réseau qui regroupe aujourd'hui 400 associations.
Cette expérience - qui se double d'une expérimentation - se donne pour but de former des agriculteurs animateurs et de construire un « réseau ressource » pour des projets porteurs d'activités nouvelles dans le cadre d'une formation-action validée par le Ministère de l'Agriculture ; un comité pédagogique aidant par ailleurs chaque agriculteur à se choisir un accompagnateur institutionnel ou technique.
La réalisation par des agriculteurs de projets au plan local, qui puissent être enjeux d'une recomposition du tissu rural, nécessite l'acquisition d'un mode de pensée complexe capable de doter chacun d'une vision « prospective » du métier dans un cadre global d'évolution de la société. C'est là du moins une préoccupation affichée par l'AAP. François Plassard dans ce sens qualifie ces nouveaux agriculteurs « d'agrinovateurs ».
Quelle est la portée d'une telle initiative ? Il s'agit avant tout de rompre avec le modèle productiviste de croissance qui, aujourd'hui, ne cesse de détruire des emplois dans le milieu rural et sinistre l'économie de régions entières. À la crise du « modèle intensif productiviste » fondé sur la trinité : « intensifier, s'agrandir, se spécialiser » d'autres critères comme « économiser, valoriser, jouer sur les complémentarités » sont retenus par les agrinovateurs pour la promotion d'un nouveau « management rural ». La question est donc aujourd'hui de savoir : « Comment passer d'une agriculture de conquête et compétition acharnée à une agriculture d'équilibre, partenaire des nouvelles vocations des territoires ou bassins de vie ? »
Le développement de la croissance agricole durant les trente glorieuses (1945-1975) s'était fait au prix de la mise en place d'une division du travail qui a progressivement réduit la production agricole dans son ensemble à n'être que « un simple maillon dominé de la chaîne alimentaire ». D'autre part les revenus des agriculteurs n'ont que peu bénéficié de cette intensification de la production : durant cette période « la politique des prix soutenus par Bruxelles a favorisé l'essor de l'industrie agro-alimentaire qui traite 75 % de la matière première agricole, l'industrie agro-alimentaire et la grande distribution confisquant les gains de productivité ».
Les heures passées à produire étant deux à trois fois moins bien rémunérées que les heures passées à transformer et à vendre, il s'agit pour les agrinovateurs de « reconquérir des filières » en se rappropriant des fonctions de transformation et de distribution et, d'autre part, d'aller au consommateur par le biais de la vente directe pour vendre mieux plutôt que de vendre plus. « Parce qu'ils combinent dans une même organisation des fonctions contradictoires : produire, transformer, vendre, ces agrinovateurs font, sans le savoir, l'apprentissage d'organisations complexes, intégrées dans la dynamique du développement local. »
L'avènement d'une agriculture de qualité, de produits de qualité se heurte aux limites de la demande solvable sur le marché. Le milieu rural doit dans le même temps penser à une diversification de ses activités s'inscrivant dans un nouveau rapport ville/campagne ? François Plassard rajoute par ailleurs : « Par la nature de leur nouveau métier « complexe », ils (les agrinovateurs) sont plus sensibles et armés que les « agriculteurs classiques » à aborder les marchés du « relationnel » : loisir, culture, éducation, santé, tourisme, en expansion dans le budget des ménages et signe d'une de nouvelle demande sociale à l'égard de la campagne. Parce que leurs produits sont « informés » par une qualité objective et aussi « relationnelle », ils dépassent le cadre des 4 % que constituent la part des agriculteurs dans le budget du consommateur. »
Ces nouvelles activités aménagent un espace rural en proposant des services diversifiés que nous pourrions appeler « agriculturels » dans la mesure où l'activité de production redevient un instrument subordonné au développement d'un cadre de vie. Cette stratégie de pluriactivité entre dans le cadre d'une « requalification des territoires ruraux dans une société à dominante de temps libre ». À la suite, cette mise en réseau amène l'agriculteur à sortir d'une logique de développement corporatiste ou de filière de produits, pour mobiliser des partenaires et des compétences sur l'ensemble du territoire : « Par exemple, un projet agro-touristique, un projet de remise en valeur de berges de rivière mobiliseront des agences de voyage, des associations culturelles, des propriétaires fonciers, des services techniques, soit autant de langages différents, de cultures différentes avec lesquels l'AAP doit apprendre à dialoguer ».
On peut se demander aujourd'hui si la nécessaire reconversion des agriculteurs exploitants dans des activités autres, au-delà du fait qu'elle offre des revenus de complément, ne milite pas en faveur d'une agriculture qui ne serait plus là pour nourrir seulement le monde mais pour développer un rôle pionnier dans « la réorganisation des temps sociaux, en réponse à la fin de l'hégémonie du tout-emploi » ?
Nous conclurons sur cette perspective avancée par François Plassard : « Ne prenons-nous pas conscience que l'agriculture n'est plus là pour produire le maximum de denrées alimentaires au prix le plus bas en utilisant le minimum de main-d'œuvre ? Mais plutôt pour produire une diversité de denrées, de qualité saine, dans des quantités nécessaires à chaque groupe de nations complémentaires dans l'échange, et dans les conditions qui assurent à la fois la sécurité d'approvisionnement, le respect de l'environnement, et l'emploi optimal pour assurer d'autres fonctions sociales complémentaires de besoin d'espace dans la société de demain ».
Les temps précaires de l'agriculture | |
Agri-Culture : il n'y a pas de territoires pauvres, il n'y a que des territoires sans projets | |
Agriculture, pêche, ruralité |
Une ferme d'un nouveau type |
Manger, vivre, courir les terres des Corbières.
Passages extraits du livre de François Plassard
« Tout a commencé en 1982 », raconte François Plassard dans son livre, « quand un petit groupe d'amis, informaticien, professeur de gymnastique... reconvertis à l'apiculture, à l'élevage de chèvres, à l'oléiculture... décident d'aller vendre leurs produits sur la côte à Gruissan, Port Leucate...
Expérience peu concluante, chiffre d'affaires dérisoire... La vente se transforme alors en repas avec une gastronomie traditionnelle, le soir sous la pergola à Gruissan. Des relations se nouent entre des touristes et ces producteurs (néo-ruraux)... de là, à aller visiter l'arrière-pays avec eux quand la plage devient ennuyeuse et que le fond de l'air se rafraîchit, il n'y a qu'un pas ! » C'est ce pas qui est franchi de 1982 à 1986.
Mais, très vite, la visite d'une exploitation agricole et de la cave coopérative, ça ne suffit plus ! « Nous devions sortir de notre carcan trop agricole ». En 1986, le réseau s'étoffe de bénévoles, c'est 1000 personnes qui, en juillet et août, découvrent l'arrière-pays. Par exemple le circuit botanique fut un succès, c'est une agricultrice passionnée qui reçoit des groupes sur un chemin de garrigue. En 1991, l'ADALAP fait un nouveau choix. Une opportunité se présente : louer hors saison les quinze gîtes du comité d'entreprise d'EDF installés à Camplong, le village de Yannick (président de l'ADALAP). Mais, où faire manger les personnes accueillies ? Le maire, le Conseil Général... tout le monde s'y met : au-dessus des gîtes de l'EDF, dominant le village, un restaurant, la Ferme Gourmande, est construit pour un million de francs. L'accueil pourra se faire toute l'année et les femmes de Camplong pourront exprimer leur talent de cuisinières avec les produits des agriculteurs. En 1991, nous avons pu servir 5000 repas, en 1992 : 10 000 !
Depuis la stratégie de l'ADALAP, devenue SARL, c'est le hors-saison. La Ferme Gourmande et les produits des agriculteurs, c'est le point de passage obligé des journées animées par l'ADALAP. « Circuit plaisir, âge d'or », « Poésie en Corbières », « L'environnement à fleur de sens », « Les Corbières des marins » en disent long sur les vingt thèmes proposés aux groupes.
Au fait Yannick est-il toujours un agriculteur animateur de projet ? Pour l'administration, il est tout simplement gérant d'une SARL, montée par des agriculteurs, qui réalise deux millions de francs de chiffre d'affaires. Mais, peut-être est-il beaucoup plus que cela, car ce projet devenu grand, ne valorise plus simplement quelques exploitations agricoles, mais un immense territoire. Qui pourrait s'en plaindre ? Certainement pas les agriculteurs associés à son groupe qui trouvent à travers l'ADALAP l'essentiel de leurs débouchés. Ni tous ces gens venus d'ailleurs qui, comme l'instituteur qui m'a servi l'apéritif, n'auraient jamais découvert sans l'ADALAP les secrets des Corbières : son histoire, ses abbayes, ses châteaux, ses vignobles, son art de vivre, ses villages, ses hommes... Paysan d'un pays et d'un paysage... n'est-ce pas au travers d'une multitude de nouvelles compétences acquises dans l'action qu'un nouveau métier s'invente ?
Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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