HIVER 1995/1996 p. 41-43 |
L'impatience ranime ce que la patience a tué | |
Une brève histoire du travail | |
Précarisation et déclin du salariat | |
Développement des activités de connaissance | |
La transformation de l'échange |
Le travail hier, aujourd'hui, demain. Quel travail pour l'homme en devenir ? |
Nous proposons ici, dans la continuité du numéro « Objectif Jeunesse » quelques perspectives concernant les problèmes touchant au travail. Notre propos n'est pas en l'occurrence de défendre une théorie, mais d'indiquer quelques orientations, nécessairement fragmentaires, susceptibles de nourrir le débat sur le sujet.
Vu que la croissance ne produira pas d'emplois, vu encore que les emplois directement productifs iront diminuant, il s'agit de mettre en œuvre des emplois fictifs pour sauver les apparences du plein-emploi, bien souvent des emplois domestiques : repasseurs de linge, vacations d'aide-ménagères, pousseurs de foules à la RATP, ensacheurs au supermarché, cireurs de pompe dont les services sont faiblement solvables parce que les clients modernes répugnent à se les faire cirer. Même si l'under-class est déjà réduite à la bassesse d'une classe servile, l'ironie veut que la classe privilégiée dédaigne l'offre de cette ladrerie bon marché, parce qu'elle dégrade son idée de l'homme. Le sort veut que ces travailleurs de la peur, s'ils veulent travailler finissent à la rue, s'ils refusent de travailler, finissent également à la rue ; dans les deux cas ils subiront les outrages d'une société soucieuse de la dignité de l'homme. |
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Dans le numéro 2 nous écrivions : « Alors que la sécurité de l'emploi qui assurait la stabilité du « travail salarié » est en train d'être ébranlée, elle ne pourra que de moins en moins alimenter cet effort consenti par chacun pour s'assurer une place à vie dans la société ». En même temps qu'une brèche s'ouvre dans la société « du tout salarial », « la mentalité de salarié » s'obstine à vouloir restaurer cette sécurité de l'emploi que l'avenir ne peut plus promettre. Obnubilées par une idée immuable de la vie humaine, professionnelle et sociale, les mentalités travaillées autant par le système éducatif et la famille que par l'entreprise et la culture dominante s'accrochent au « salariat ».
Dans la mesure où l'emploi salarié n'est pas seulement critère de la reconnaissance et de l'intégration sociale, mais en premier lieu fondement de la reconnaissance de soi, il nous a paru utile de résumer l'interprétation que donne André Gorz de l'évolution de la place et du sens du travail à travers l'histoire, dans son livre Métamorphoses du travail, cela :
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UNE BRÈVE HISTOIRE DU TRAVAIL
Chez les Grecs le travail tenait de la servitude, il symbolisait la soumission de l'homme aux nécessités et contraintes de l'existence assumées dans la sphère privée de la famille. « L'homme libre refuse de se soumettre à la nécessité ; il maîtrise son corps afin de ne pas être esclave de ses besoins et, s'il travaille, c'est seulement pour ne point dépendre de ce qu'il ne maîtrise pas, c'est-à-dire pour assurer ou accroître son indépendance » Si le foyer est le centre de tout travail et activité économique, la polis est, elle, l'espace des affaires publiques auxquelles seul l'homme libéré des contraintes économiques, peut se consacrer. C'est ainsi que l'économie domestique chez les Grecs était réservée aux femmes et aux esclaves. Gorz écrit : « Le travail était indigne du citoyen non pas parce qu'il était réservé aux femmes et aux esclaves ; tout au contraire, il était réservé aux femmes et aux esclaves parce que travailler, c'était s'asservir à la nécessité. Et seul pouvait accepter cet asservissement celui qui, à la manière des esclaves, avait préféré la vie à la liberté et donc fait la preuve de son esprit servile. » Pour pouvoir participer librement à la vie publique où se joue la participation directe à l'élaboration de la cité, l'homme doit donc s'affranchir des impératifs domestiques. « L'idée même de travailler était inconcevable dans ce contexte : voué à la servitude et à la réclusion dans la domesticité, le travail, loin de conférer une “identité sociale” définissait l'existence privée et excluait du domaine public celles et ceux qui y étaient asservis. »
Selon Gorz l'idée contemporaine du travail dont nous sommes les héritiers, se développe avec le capitalisme manufacturier, c'est-à-dire avec la naissance de l'esprit capitaliste et la rationalisation du travail. Ce changement que nous pouvons situer aux alentours de 1860 se fait bien évidemment progressivement. « Jusqu'au XVIIIe siècle, précise-t-il, le terme de travail (labour, Arbeit, lavoro) désignait la peine des serfs et des journaliers qui produisaient soit des biens de consommation, soit des services nécessaires à la vie et exigeant d'être renouvelés jour après jour, sans jamais laisser d'acquis. Les artisans, en revanche, qui fabriquaient des objets durables, accumulables, que leurs acquéreurs léguaient le plus souvent à leur postérité, ne travaillaient pas, ils œuvraient, et dans leur œuvre ils pouvaient utiliser le travail d'hommes de peine appelés à accomplir les, tâches grossières, peu qualifiées. » À travers l'instauration de la rationalité capitaliste le long du XIXe siècle, ces artisans-producteurs deviennent peu à peu des travailleurs-consommateurs. Gorz nous en donne l'exemple à travers l'évolution de l'industrie du tissage. Jusqu'à la moitié du XIXe siècle, le tissage est une industrie domestique qui représente pour les tisserands à domicile bien plus qu'un gagne-pain, un mode de vie. Cette production matérielle et cette régulation de la vie sont complètement bouleversées par l'avènement des marchands capitalistes dont le souci fondateur est la rationalisation du travail. Le profit économique devient l'élément moteur, la concurrence s'installe, le système des fabriques vient se substituer à la production à domicile, le travailleur à l'ouvrier, l'ouvrier au sens « d'œuvrer », de faire œuvre, bien évidemment, et non pas au sens d'ouvrier de fabrique comme on l'entend aujourd'hui. C'est un changement de vie et de mentalité. « Ainsi, la rationalité économique du travail n'a pas consisté simplement à rendre plus méthodiques et mieux adaptées à leur but des activités productrices préexistantes. Ce fut une révolution, une subversion du mode de vie, des valeurs, des rapports sociaux et à la nature, l'invention au plein sens du terme de quelque chose qui n'avait encore jamais existé. L'activité productrice était coupée de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple moyen de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir le moyen de gagner sa vie. Le temps de travail et le temps de vie étaient disjoints ; le travail, ses outils, ses produits acquéraient une réalité séparée de celle du travailleur et relevaient de décisions étrangères. La satisfaction d'œuvrer en commun et le plaisir de faire étaient supprimés au profit des seules satisfactions que peut acheter l'argent. » Parmi toutes les difficultés qui ont accompagné cette révolution, Gorz mentionne celles qu'eurent les entrepreneurs à intensifier le travail, afin d'accroître les profits, puisque les « nouveaux travailleurs » ne raisonnaient pas en ces termes : « combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus possible de travail ? », mais : « combien dois je travailler pour gagner les 2,50 marks que je recevais jusqu'à présent et qui couvrent mes besoins courants ? ». L'incitation à travailler davantage pour plus de gain n'a pu exister que par rapport aux compensations qu'offre la consommation, et dont le niveau de salaire représente justement le symbole. N'oublions pas que ce qui a constitué cette nouvelle classe de travailleurs-consommateurs est liée à la nécessité de créer une classe sociale homogène qui assure l'écoulement de la production. On peut donc affirmer que le salariat est le reflet d'une organisation socio-économique dans laquelle le travail de l'homme, qui n'est plus qu'un simple auxiliaire du système de production, est finalisé par la consommation. De ce fait, « la socialisation doit donc opérer », écrit Gorz, « dans deux directions à la fois : elle doit éduquer l'individu à adopter vis-à-vis du travail une attitude instrumentale du genre : ce qui compte, c'est la paie qui tombe à la fin du mois ; et elle doit l'éduquer, en tant que consommateur, à convoiter des marchandises et des services marchands comme constituant le but de ses efforts et les symboles de sa réussite. » (Nous renvoyons ici à l'article de Marc'O qui traite tout particulièrement des conséquences de la consommation comme modèle de vie et symbole d'identification sociale.)
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PRÉCARISATION ET DÉCLIN DU SALARIAT
L'apparition d'un chômage de masse conjugué à la montée de la précarisation (« l'homme qualifié » se disqualifie), la certitude, d'autre part, de plus en plus avérée par les faits que « quelle que soit la croissance elle ne produira pas d'emplois », mettent à mal la cohésion sociale. S'exprime, par là, une mutation sociale du travail et du cadre de production.
Sortir de la société salariale implique que l'homme soit autre chose qu'un consommateur. |
Pour reprendre une formule d'André Gorz, précisons que le chômage n'est qu'un effet de l'évolution de la sphère de production dans laquelle « un volume croissant de richesses » est produit pour « un volume de travail moindre ». Les emplois directement productifs disparaissant peu à peu, c'est le travail-emploi comme seul critère de l'activité productive de l'homme qui est aujourd'hui en question.
Quant à la précarisation, si elle traduit cette mise au ban de la société d'une partie toujours plus importante des travailleurs : selon le CERC l'emploi stable non menacé ne concerne plus que 51,6 % des actifs - elle est une conséquence de la restructuration industrielle en cours subordonnée aux impératifs de la guerre économique mondiale pour la compétitivité, guerre que se livrent les pays industrialisés avancés. (Pour un plus ample développement nous renvoyons ici à l'entretien de Riccardo Petrella dans ce même numéro.)
Notre opinion est que la précarisation se nourrit de solutions apparentes aussi bien que de réponses au coup par coup pour remédier à l'exclusion. Entre autres, à travers :
La banalisation de ces réalités ne font que confirmer un processus angoissant : à savoir que si le chômage baisse la précarité augmente.
Ces emplois de compensation - bien qu'ils s'imposent pour beaucoup comme un recours à la misère - sont en train pourtant de mettre en place une « ladrerie véritable » : l'under-class, à la périphérie d'un système de production de plus en plus protégé.
Le fait marquant, aujourd'hui, est que le système productif ne peut réintégrer dans ses circuits la masse des exclus et des chômeurs, qu'en les précarisant. C'est ce qui nous fait crier : Résistance/Existence !
Récemment le CJD affirmait : « le contrat social qui s'est élaboré durant la période industrielle autour du plein emploi et de l'État Providence ne parvient plus à assurer la cohésion du pays... l'accroissement continu de la richesse nationale maintient la France dans le peloton de tête des nations, mais s'accompagne d'une fracture sociale qui devient insupportable et compromet l'avenir même de l'économie. »
On le voit, ce constat n'émane plus seulement de la mouvance sociale, mais des responsables économiques eux-mêmes. À savoir, pour reprendre une formule de François Plassard, que l'on voit mal non seulement une société mais une économie perdurer dans laquelle « des marchandises sans acheteurs côtoient des travailleurs sans revenus parce que sans travail ».
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COMMENT PASSER DU TRAVAIL COMME SOURCE DE LA RECONNAISSANCE D'UN STATUT SOCIAL ET D'UNE QUALIFICATION, AU DÉVELOPPEMENT DES ACTIVITÉS DE CONNAISSANCE ?
Résister à la précarisation » ne peut donc plus avoir pour objectif de s'intégrer - insertion - dans un monde du travail qui a besoin de moins en moins de personnels pour fonctionner, mais consiste à se demander quel cadre de production, de vie, quel type de marché, de culture, de société concevoir dans lesquels chacun aurait un rôle à jouer.
Le sens de la vie ressemble à la traque du chasseur : plus la proie se raréfie, plus elle aiguise son ardeur guerrière, mais si la proie vient à proliférer et s'offre facile, le traqueur s'en détourne. La quête du sens de la vie se pose dans le profond dédain de l'homme pour toute réponse à cette question. |
Un responsable du CJD affirmait récemment que « 80 % des nouveaux métiers que l'on exercera en 2030 ne sont pas encore connus. » Ces métiers inédits il va donc falloir les inventer. Mais que recoupe « cette nouveauté », au moment même où l'on continue de « qualifier » des hommes à partir de métiers obsolètes qui sont en train de disparaître ? On voit tout de suite que cela concerne les jeunes générations. Quels seraient ces nouveaux emplois dans un monde du travail où la matière grise doit remplacer la force de travail ? Dans L'homme disqualifié, Marc'O affirme que « la deuxième période industrielle n'a pris en compte que la force de travail, seule utile au développement de la production », qui est maintenant source de disqualification. L'activité de production qui s'impose aujourd'hui (enfin, devrait s'imposer) repose sur ce que l'on appelle « la matière grise », productrice de savoir, génératrice d'échanges sociaux, de développement de qualités humaines spécifiques à chacun. Malheureusement, ce développement continue à être considéré comme secondaire par rapport à « la production hard » qui assure « la consommation maximale, garantissant la bonne santé du marché ». Le « savoir-faire » qui se rapporte « aux compétences techniques, technologiques et aux usages productif qui en découlent, » soit l'exercice du métier », ne suffit plus à anticiper sur les besoins générés par l'évolution rapide du mode de production. L'être humain, désormais se doit de développer son « savoir-être » qui « exprime le comportement de l'homme et de la femme face aux astreintes que l'évolution du métier, de la profession leur impose, tant au plan social que culturel ». Comme le souligne Marc'O, l'expression « ressource humaine », dans la deuxième période industrielle sous-entendait la « force de travail ». Aujourd'hui, on pourrait évoquer « la force de l'esprit », mais surtout l'on devra oublier cette formule barbare de « ressource humaine ».
Il reste à se demander, quel cadre de production et de formation offrir aux individus pour développer cette « force de l'esprit » ? Comment s'intéresser aux problématiques touchant au « savoir-être », alors que la réduction des personnels ne cesse de transformer des pans entiers de la population en une main d'œuvre « flexible », sacrifiée aux profits immédiats et réduite à continuer à vendre sa force de travail sur un marché où l'offre va se raréfiant ?
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LA TRANSFORMATION DE L'ÉCHANGE
Diminuer le temps de travail, diversifier les revenus du travail et donc développer la multi-activité et des activités en dehors de la sphère de production classique qui viseraient « la production de soi », vont certes dans le sens d'une évolution souhaitable. Mais nous rajouterons que « travailler moins pour vivre autrement » (in Jacques Robin - Quand le travail quitte la société postindustrielle, éd. GRIT) n'est possible qu'à partir du moment où émerge une demande sociale d'un autre type pour des activités productives et des buts de vie qui n'ont plus pour finalité la consommation. Cela implique donc une mutation de la qualité de l'échange, qu'il s'agisse du service, du produit ou de la relation sociale génératrice de culture. Marc'O sur ce point affirme que, « dans le mot échange, il y a le mot change », il avance, à la suite, « qu'il n'y a échange qu'à changer... En résumé, l'échange quand il se révèle apte à changer les hommes et les femmes qui s'y impliquent (le commerce, dans son sens noble), non seulement produit de la richesse, mais peut dégager des opportunités pour produire des emplois nouveaux, des emplois d'un autre type ».
La « plus-value culturelle de l'échange » est de proposer un changement dans le mode de consommation lui-même en rapport avec le développement d'un autre cadre de vie.
Federica Bertelli
et
Yovan Gilles
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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 3 juillet 03 par TMTM
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