Les périphériques vous parlent N° 5
été 1996
p. 24-25

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Considérations sur le paradoxe du spectacle

C'est le marché qui a fait du spectacle une machine à fabriquer des spectateurs, qui contemplent à travers lui le spectacle de leur vie. Aussi c'est une autre idée du spectacle comme moment privilégié pour “apprendre à voir” qu'il s'agit de proposer.

La manifestation telle que nous l'imaginons pose en tout premier lieu la question du spectacle, non pas tant pour nous enquérir de ce que peut bien être le spectacle, mais pour nous demander plus concrètement : dans quels contextes la question du spectacle se pose-t-elle, aujourd'hui ? Faute d'avoir cherché à discerner les contextes dans lesquels le spectacle se présentait, la plupart des interprétations se sont révélées assez décevantes sinon totalement dénuées d'intérêt.

Pour notre part, nous aborderons d'entrée de champ la question du spectacle en indiquant qu'elle se pose dans le contexte du libéralisme économique dominant de nos jours les perspectives humaines. Plus précisément encore, l'activité humaine (la vie elle-même, en somme) est soumise aux seules perspectives économiques.

L'idée de l'art pour l'art est une aberration contre-culture. N'importe quel exemple arraché à la nuit de l'histoire témoigne que l'activité artistique est insufflée par la puissance du sens pratique et pas par “une jaculation mystique”, selon la formule de Lacan. Ce qui, originellement, est puissance opératoire ne devient plus après que “pouvoir évocateur” n'agitant que les phantasmes de la mémoire et l'exaltation de la valeur.

Pour bien nous faire comprendre, il nous faut d'abord relativiser le terme contexte. Nous le rapporterons au sens que Birdwhistell lui donne : « Ce n'est pas un environnement, ce n'est pas un milieu. C'est un lieu d'activité dans un temps d'activité ». Ce point de vue, nous engage à considérer le spectacle comme un « temps d'activité particulier (artistique ou loisirs) dans un temps d'activité plus large (le social) », soit encore d'essayer de saisir les loisirs, l'artistique, le culturel en tant qu'ils se trouvent immergés dans cet autre contexte : « l'activité économique dominante » (l'économie de marché). La question s'affine alors : que devient le spectacle lorsqu'il se trouve impliqué dans un monde dominé par « l'hégémonie de l'économique » ? On peut observer que dès le départ, le terme spectacle suggère deux positions, l'une se rapportant aux loisirs, l'autre à l'art. Loisirs et art, ce n'est certes pas la même chose, mais l'artistique est souvent considéré par l'opinion et les médias comme ressortant des activités liées aux loisirs, soit au divertissement, on le verra. Il y a là un amalgame regrettable, dans la mesure où le spectacle finit par signifier n'importe quoi et son contraire. Essayons d'y voir un peu plus clair.

Spectacle, vient du latin spectaculum, de spectare, « regarder ». Mais regarder quoi ? Tout simplement ce qui se donne à voir. Il ne s'agit plus en la circonstance de regarder n'importe quoi, mais ce qui se donne à voir. Le spectacle ne se donne pas à voir d'évidence : quand le spectacle se centre sur lui-même, il devient alors presque exclusivement un divertissement, une fin en soi, il ne donne plus à voir, il distrait, il rend inattentif, il conduit au « digestif », il renvoie à la seule consommation. Il faut, hélas, constater que tout dans notre époque le confine à ce rôle.

Il y a beaucoup de raisons à cela, mais il en existe une qui nous semble impliquer la plupart des autres et que le terme digestif désigne parfaitement. Dans le cadre de l'économie libérale, telle qu'elle continue à s'imposer aujourd'hui, les lois de l'économie de marché se rapportent à la production et à la consommation de masse. Par là, les critères en place vont impliquer la qualité du produit dans la seule mesure où on pourra la référer au nombre des produits vendus, des entrées faites et de l'audience atteinte. En opposition à cette perspective « économiste », nous dirons que la qualité, c'est ce qui ne peut en aucun cas se mesurer à ces critères, tout juste peut-elle s'expliquer, et expliquer dans cette optique veut dire partager un plaisir que ni poids ni mesure ne peuvent apprécier. L'expression américaine show-business est très révélatrice en la matière. Elle énonce parfaitement ce dont il s'agit : le show (le spectacle) vise le business (les affaires). Le sens, ici, est clair : les buts économiques prennent le pas sur toute autre perspective, en particulier la visée artistique va être soumise aux impératifs économiques (l'ordre comptable, qu'il se rapporte à l'audience atteinte ou au profit réalisé). Avec le show-business, le spectacle devient bien une fin en soi, « le spectacle pour le spectacle » : le spectacle pour faire de l'audience ou de l'argent (« make good money », comme aiment à le rappeler les américains).

Le changement ne se décrète pas, il s'invente.Cécile RomaTessa Polak
Quand le peinture, le dessin, le graphisme manifestent leur présence en se mêlant aux mots pour parler du politique. Affiches réalisées par des plasticiens associés aux Périphériques
(voir aussi p. 21 et 28)

En France, faute d'avoir précisé le mot spectacle, on lui a laissé prendre deux connotations divergentes qui nourrissent aujourd'hui toutes sortes de malentendus particulièrement déconcertants. Le spectacle prendra des sens complètement contradictoires selon qu'il soit évoqué par ceux qui « font de l'art » ou par les tenants du commercial, « les pro ». Les premiers n'ont que dédain et sarcasmes pour « les faiseurs de spectacles », les seconds ne perdent jamais une occasion de vilipender « les preneurs de têtes ». Si bien que les premiers n'hésiteront jamais à évacuer de leur projet tout ce qui pourrait cautionner le spectacle, tandis que les seconds vont faire du terme spectacle un synonyme de divertissement. Nous en sommes là.

Bien sûr, il serait stupide de condamner le spectacle. À y regarder d'un peu plus près, la société du spectacle qu'évoque Guy Debord désigne essentiellement la société qui a fini par faire du spectacle sa finalité, très précisément une société qui se donne pour fin unique son propre spectacle, une société donc qui dénie à tous les citoyens de se comporter en « acteurs, auteurs de leurs actes », les réduisant non seulement au rôle de spectateur, mais pire, de spectateur de leur propre vie. En somme, dans cette perspective, ce qu'on appelle le temps libre se transforme en un temps consacré à regarder un spectacle en attendant le prochain, chaque spectacle n'ayant pour unique fonction que d'occuper « un temps d'audience », manière pour « le spectateur de la société du spectacle » de remplir un temps vide, à défaut de se risquer dans un temps libre qui ne peut être aujourd'hui qu'un temps à libérer pour y inventer la vie. Ainsi finit-il par se consacrer à l'exercice de zapping d'un spectacle à l'autre, passant son temps à s'effacer progressivement de la réalité en la regardant passer. Dans cette subordination à la non-vie le citoyen disparaît, il n'est plus qu'un élément de l'audience qui mesure le business et qui fait « the good money ». Dans la société du spectacle, la vraie formule alors n'est plus « the show must go on », mais « the business must go ». Pour cela rien de mieux que « le show ».

Si l'on veut bien un instant considérer l'intitulé de ces trois journées Cum petere, chercher ensemble, on n'a guère de mal à imaginer que nous aspirons également à sortir le spectacle de l'idée de compétitivité, visant l'élimination de l'autre ou plus prosaïquement, en l'occurrence, compétition où il s'agit d'être le meilleur. Il y aura « du spectacle », certes, mais la finalité ne sera pas le spectacle en soi. Notre objectif est que le spectacle serve à amener progressivement les intervenants, les concepteurs, les protagonistes (peintres, acteurs sur la scène, musiciens, danseurs, graphistes, photographes, vidéastes, utilisateurs des hypermédias, etc.), tous les intervenants, et l'assistance, à se comporter en citoyens, c'est-à-dire pour chacun à agir en acteur, auteur et responsable de ses actes. Car c'est bien de cela qu'il s'agira tout le long de cette manifestation : Comment agir en citoyen, en essayant dans cette visée d'exposer quel est le rôle du scientifique, de l'expert, de l'artiste, citoyens en relation avec les autres citoyens, les uns et les autres se voulant à la fois responsables et auteurs de leurs actes ?

Marc'O


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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