Sortir de la compétitivité : la mise en jeu de l'ordre du féminin | |
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Devenir amoureux ?
“Je citerai beaucoup.”
(Guy Debord, Panégyrique)“Quelque chose qui n'est pas une chose, une res, est en train de changer dans la configuration du monde. Un chemin nous fait signe, mais il n'est pas aisé de le prendre, car il se tient à la limite de l'impraticable.”
(Kostas Axelos, Lettres à un jeune penseur)
On voit bien qu'il est impossible de rendre compte de ce quelque chose dont nous parle Kostas Axelos (dans ses Lettres à un jeune penseur), puisqu'il est à la fois déjà là et pas encore là, inéluctable autant qu'incompté. C'est toute la difficulté devant laquelle je me trouve alors que je me prépare à écrire à partir des États du Devenir. Il s'agit donc de prendre acte, d'actualiser, de poursuivre l'ouvrage, la mise en œuvre singulière amorcée en novembre dernier. Disons mieux : la mise en jeu... La partie ne fait que commencer, mais elle s'annonce si passionnante que j'aurais honte de ne pas abonder au pot, comme on fait au poker.
Dans une récente interview accordée au quotidien Le Soir de Bruxelles, Isabelle Stengers disait que « la science n'est pas là pour répondre aux grandes interrogations des hommes, mais pour formuler des questions nouvelles qui vont créer de nouveaux problèmes ». C'est dans cet esprit que je souhaite interroger une absence qui m'a frappé lors des États du Devenir : celle de l'amour.
Non qu'il ait été absent de la salle de La Roquette où se déroulaient les débats, mais, plus précisément, parce qu'il n'en a pas été beaucoup question. Ainsi, la « banque de questions » (Ce dispositif, proposé par François Deck, est décrit en détail dans le n° 7) lancée durant ces trois jours à partir des interrogations formulées à la discrétion des participants n'en mentionne-t-elle qu'une seule occurrence (sur près de deux cents questions...), et encore, exprimée d'une manière assez misérable : « Quand donnerons-nous de la valeur au qualificatif : combien je t'aime ? ». Je ne crois pas utile de souligner l'incohérence de cette « qualification quantitative ». Mais puisque nous en sommes aux questions - d'ailleurs, pourquoi une « banque » qui évoque immanquablement le verrouillage des chambres fortes ?, je préférerais un mot qui renvoie à un procès d'ouverture, de production de nouvelles questions, de programme, à l'instar de ce que voudrait être cet article, programme au sens où le film Théorème, de Pasolini, constitue un programme par ce qu'il nous révèle de champs d'explorations-, voici donc la (les) mienne(s) : l'amour ne serait-il pas consubstantiel au devenir ? Ne nous manque-t-il pas une critique de l'économie amoureuse ? Ce qui nous menace mortellement aujourd'hui, n'est-ce pas une sorte de néo-fascisme de l'indifférence ? Et comment le combattre ?
Indifférence, autre mot qui n'apparaît pas dans notre banque de questions... Cependant nous commençons tout juste à sortir d'une période historique dominée par l'idéologie de la consommation - même, et surtout, si tout le monde n'a pas bénéficié des vaches grasses des années dites « trente glorieuses ». Simone Weil l'avait assez bien prophétisé dans son livre L'enracinement, rédigé dans les bureaux de la France Libre, à Londres en 1942 : « Quand les possibilités de choix sont larges au point de nuire à l'utilité commune, les hommes n'ont pas la jouissance de la liberté. Car il leur faut, soit avoir recours au refuge de l'irresponsabilité, de la puérilité, de l'indifférence, refuge ou ils ne peuvent trouver que l'ennui, soit se sentir accablés de responsabilité en toute circonstance par la crainte de nuire à autrui ». Or nous voici aux vaches maigres mais l'indifférence est restée, pire, elle s'accroît monstrueusement au rythme des réseaux de communication en voie de mondialisation. Ce que Georg Simmel appelait « tragédie de la culture », c'est-à-dire l'écrasement de l'esprit subjectif par le développement illimité de ses propres créatures objectivées, s'accélère sous nos yeux à une vitesse effrayante.
Mais par où commencer ? Moi non plus, je n'ai pas abordé le sujet pendant les trois jours. C'est qu'il n'est pas facile, d'autant moins qu'il se présente fort de son innocence de chérubin auquel il est toujours malvenu de demander s'il ne lui arrive pas aussi de bander pour un objet de désir plus ou moins douteux. On sait pourtant que « ces choses », dont il est si difficile de parler autrement que par allusions le plus souvent impertinentes, sont très probablement l'une des sources principales de la légitimité, donc de la force, d'un système de valeurs que nous prétendons renverser. « Remettre ensemble les questions, c'est reconnaître que les questions provenant de différents champs s'indexent mutuellement dans la politique qui les a fait naître », est-il dit dans la présentation de la banque de questions. J'ajoute : la politique qui les a fait naître ou maintenues dans les limbes, afin que leur irruption ne vienne pas mettre cul par-dessus tête les institutions qui la stérilisent.
« Aime ton lointain ! » : ainsi parle Zarathoustra. Tel est l'enjeu : celui d'une vie où le principe de responsabilité se confonde avec celui d'espérance. De l'amour, il nous reste encore beaucoup à apprendre... afin que le bonheur ne demeure pas encore longtemps une idée neuve. Pour rester dans la sémantique révolutionnaire, se souvient-on assez du caractère ternaire de notre devise républicaine ? La réponse est évidemment non. On n'en a retenu, au meilleur des cas, que liberté et égalité. Las, comme le modèle sacré qui l'avait inspirée, la trinité profane ne pouvait tirer son sens que de ses trois éléments indissolublement liés. Il est vrai qu'un certain rationalisme, fier de son émancipation de la tutelle scolastique abîmée dans la contemplation du mystère « un égale trois », prit l'habitude de sérier les problèmes. Ainsi, on pouvait avoir une république avec liberté sans égalité ni fraternité, avec liberté et égalité sans fraternité, avec égalité sans liberté ni fraternité... l'erreur est grossière mais chaque fois réitérée, et toujours oubliée la fraternité. Sur la liberté et l'égalité, sur leurs natures complémentaires ou antagoniques, combien de pages, que dis-je ?, de volumes, ont-ils été écrits qui remplissent utilement les rayons de nos bibliothèques ? Et la fraternité, citoyens ?
Bien sûr, la fraternité, malgré les apparences, renvoie à un monde réduit au masculin. Mais je suis à peu près certain que là n'est pas la raison de l'impasse systématique dont elle reste encore la victime aujourd'hui. Je pense que cette appellation désigne en fait l'une les modalités de l'amour, et que les sciences politiques éprouvent quelque difficulté à faire bon accueil à une catégorie rebelle à la disciplinarisation.
Ainsi, je voudrais prendre acte des États du Devenir depuis ce point de vue non pas « extérieur », mais plutôt intime qui est celui d'Eros. Une intimité paradoxale puisqu'elle nous concerne en tant qu'individus de l'espèce humaine, porteurs chacun et chacune d'une conscience de l'univers entier qui nous englobe, une intimité qui est tout autant celle du dehors que du dedans, et même, plus justement, celle du dehors et du dedans, dont les « noces » sauvages (pour reprendre l'idée de Deleuze) seules engendrent du devenir, sont en elles-mêmes devenir : un devenir amoureux.
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Longo maï
Et Paris sera toujours Paris : un paradis culturel pour une nouvelle barbarie. Car la barbarie est aux portes de Paris : de Sarcelles à Épinay-sur-Seine en passant par le 18ème arrondissement, l'invective idiomatique d'un nique ta mère, d'un nique ta race, d'une niquerie universelle pour tout ce qui bouge au-delà des limites du ghetto, de la cité, de la cité-ghetto, enclave de barbarie au sein de la cité contrôlée par les promoteurs immobiliers. Enfournée par toutes les bitures du macadam et du grand capital, la mouture des mothers de Sarcelles renvoie dos à dos la flicaille et la racaille. Tomahawk, sky dog, pitbull, la belle indolence d'un moleque de rua au visage tuméfié kiffant dans un terrain vague, un vague terrain où de nos vies les tags consacrent la ferveur brouillonne, à irriter les ménages de Panurge, à embrouiller le gouvernement. Trauma de la petite enfance, de la grande truanderie à en revendre de la chaux vive aux heures chaudes de l'été. Le barbare n'est pas l'envahisseur qui vient d'ailleurs, c'est le citoyen déchu qui louvoie dans les nuages d'oxyde de carbone, c'est la scorie issue de la consumation du luxe, c'est le consommateur disloqué sur les roues de la fortune, c'est le déjeté de l'organisation du travail, c'est le Iycéen désœuvré qui s'abandonne à la jubilation mafieuse, c'est le chômeur dont une promesse de travail ne peut plus acheter la rage, ce sont tous les salariés de l'existence qui ne trouvent plus à vendre leur force de travail, ce sont les émigrés à n'en plus pouvoir de former la ladrerie de l'occident, c'est le black dont le corps noir est celui d'un diable et dont la danse exalte la souffrance du peuple nègre, c'est une poésie raturée qui dit le ratage de l'être, ce sont des guitares sidérurges qui corrompent la musique, c'est la prière des imams invoquant la fureur de dieu, c'est le peuple underground qui dans le métro dispute aux rats sa survie, ce sont les gangs ethniques qui explosent les vitrines, c'est un boxeur comorien qui casse de l'amérique sur le ring, c'est satan qui s'insinue dans les fantasmes adolescents. (Yovan Gilles) |
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Deux mots d'abord afin de préciser qui parle ici, ou, du moins, d'où je viens. Longo maï est une sorte de fédération de coopératives autogestionnaires implantées en France, Suisse, Autriche, Ukraine et Allemagne. Ce mouvement existe depuis vingt-trois ans. L'idée des fondateurs était, dans la foulée de Mai 68, de réconcilier théorie et pratique, ou plus exactement de mettre leurs actes en conformité avec leur discours. Donc ne plus séparer travail et loisirs, vie publique et vie privée, lutter contre toute spécialisation, etc. La vie est passée par là avec son lot de surprises et de contraintes imprévues... mais la visée utopique du mouvement n'a pas changé. Comme nous l'avions écrit dans le rapport de l'un de nos premiers congrès, « le monde ne semble pas s'acheminer vers la plus confiante confraternité », et nous prétendons toujours, à défaut de le changer, en inventer un autre. Ce sont d'abord des jeunes, ceux de la « deuxième génération » de Longo maï, qui ont entendu parler du groupe des Périphériques. La rencontre n'a pas tardé. Puis quelques-un(e)s d'entre eux sont venus en Provence participer au congrès du Forum Civique Européen (une organisation fondée par Longo maï) l'été passé et, un peu plus tard, aux vendanges. Pour autant, la dizaine de personnes de Longo maï qui se sont rendues ensuite à Paris pour les États du Devenir n'avaient qu'une certitude, celle de ne pas du tout savoir ce qui allait se passer durant ces trois jours, et comment... Là précisément résidait tout l'attrait de l'invitation : enfin quelque chose qui ne ressemblait pas à ces réunions où chacun vient se représenter soi-même sans autre souci que de conforter du déjà existant, un peu comme ces bals de débutantes dont les carnets sont pleins d'avance dans la seule perspective d'alliances convenables entre gens de biens..., enfin un lieu et un moment d'ouverture sur l'inconnu, comme ces carrefours ou ces halls de gare où naissent souvent les grands amours.
Villes et campagnes
De nombreux participants étaient venus comme nous de province, et beaucoup de la campagne ou de petites villes rurales. On a bien sûr très vite abordé la question de la désertification des campagnes, correspondant à une certaine concentration de populations dans ce qu'on a pris l'habitude d'appeler les banlieues. Il apparaît cependant, à réfléchir sur le phénomène des « foules solitaires » qu'on a affaire ici à deux figures différentes, l'une rurale et l'autre urbaine, du même désert de relations imposé par les plans d'ajustements structurels de l'économie amoureuse dominante. Comme l'économie politique s'est réalisée en faisant l'économie de la politique, l'économie amoureuse s'est réalisée en faisant l'économie de l'amour. Ce qui signifie qu'il faut abandonner le rêve d'Alphonse Allais (construire les villes à la campagne), car la « revitalisation » est nécessaire partout, et pas seulement aux périphéries. Ou, pour le dire de manière plus positive, que ruraux et urbains ont à lutter ensemble contre l'économisme ambiant afin de réinventer une citoyenneté plurielle. Pour ce faire, quelqu'un a lancé l'idée de « creuseau ».
Creuseau
Le néologisme est forgé par contraction de creuset et réseau. Il ne répond pas au seul besoin de coopération ville-campagne, mais aussi à l'éternelle question de l'organisation que rencontrent inévitablement ceux qui ne se résignent pas à la réalité du moment historique comme fatalité. La notion de réseau est déjà bien connue. On en use et abuse depuis quelques années pour signifier un mode d'action échappant aux hiérarchies bureaucratiques qui ont enfermé les volontés révolutionnaires du mouvement ouvrier dans des structures reproduisant le modèle d'exploitation qu'elles étaient censées combattre. Mais il lui manque la notion d'engagement, de mise en jeu. Le réseau est un médium commun à un ensemble de points qui le constituent, et rien de plus. Il ne constitue en aucun cas un acteur, pas plus qu'il ne peut mettre en mouvement ceux qui en font partie, et pour lesquels il peut même représenter un outil supplémentaire de gestion de leur solitude sociale. On pourrait peut-être définir le réseau comme la technique de l'échange - échange au sens strict : achat et vente (ou troc). En somme, l'exact inverse de la relation amoureuse. La notion de creuset a souvent été utilisée dans le débat sur le modèle français d'intégration des étrangers, par opposition au melting-pot nord-américain qui se contente de juxtaposer les différentes communautés. On voit bien ce qu'elle comprend comme dimension de fusion, c'est-à-dire de création d'un nouvel état de la matière à partir d'éléments hétérogènes. Mais nous savons aussi que si toute véritable relation amoureuse passe par un stade fusionnel, la première condition de sa durée est d'en sortir, non sans avoir profondément transformé ses protagonistes. Aussi bien le néologisme creuseau me semble assez utile à la pensée du devenir.
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Amour-anarchie ?
Que l'amour soit ce « mouvement qui déplace les lignes », voilà qui ne fait guère de doute. Qui les déplace ou même en crée de nouvelles. On a beaucoup parlé, aux États du Devenir, de « l'émergence ». Il s'agissait de mettre en place des « dispositifs d'émergence », de « construire du lâcher-prise », certains évoquant des formes sociales où tout le monde serait « gagnant ». Prenant le contre-pied de cette dernière formule, je dirai que l'amour est sûrement la plus belle manière de perdre, de se perdre immédiatement dans une préfiguration des fins dernières - l'orgasme, ou, si l'on préfère, de la perte finale qui est aussi commencement. Effectivement, il s'agit bien là d'une expérience de dépossession radicale qui, en obligeant à lâcher prise, réduit à néant le pouvoir des institutions dont chacun sait qu'il réside d'abord dans nos consciences. L'amour, c'est l'émancipation. Du moins dans sa phase orgastique, comme une révolution est émancipatrice tant qu'elle est dans la rue. Mais quel ordre fonde-t-il ensuite, une fois oubliées lune de miel et barricade ? Celui du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) mexicain qui voudrait bien assassiner la révolution anti-institutionnelle des zapatistes s'il en avait les moyens ? Ou celui de la famille petite-bourgeoise, (jusque dans ses avatars monoparentaux contemporains), « cellule de base de la société », autant dire cellule au sens carcéral du terme ? On voit par là se poser le problème de la fidélité. La fidélité à un souvenir, si beau soit-il, n'a aucun sens : d'engagement vivant, elle devient une chose morte qu'on peut monnayer, telles ces allégeances qui s'achètent et se vendent à travers la corruption. Encore une fois prémonitoire, Simone Weil écrivait que « plus les soucis d'argent dominent, plus l'esprit de fidélité disparaît ». Et ils dominent... On retrouve ainsi le même problème : comment construire quelque chose qui mérite fidélité, ou, pour paraphraser Jacques Brel, comment vieillir sans devenir adulte ?
Fidélité
Encore faut-il s'entendre sur le terme fidélité. En latin classique, fidelis, dans sa forme nominative masculine, signifie ami intime. Ce n'est pas le prochain que je vous enseigne, mais l'ami. Que l'ami soit pour vous la fête de la Terre et un avant-goût du surhomme ! » C'est ainsi, avec Nietzsche, que je comprends l'intimité, la seule qui vaille fidélité « de bout en bout jusqu'au bout » comme nous y incitent les Philosophes debout. Ici, point de fidéisme : « je voudrais que, quels qu'ils soient, vous ne supportiez ni vos prochains ni vos voisins, ainsi de vous-mêmes vous faudrait-il créer et votre ami et son cœur débordant ». Point de fidéisme, mais la foi, tout simplement. La foi en acte, l'acte de foi. Et pour ceux que ce vocabulaire importunerait, on pourra toujours remplacer foi par confiance. L'essentiel se situe là, quelque part à l'opposé de « l'échange méfiant » que dénonce le groupe libertaire Qui vive, de Genève, dans un texte sur l'illusion de communication entretenue par l'accumulation des moyens de la communication (l'Internet, entre autres). « La rencontre doit, pour être créatrice et enthousiasmante, impliquer l'être humain dans sa totalité organique, intellectuelle et sensible. La communication est la mise en relation de ce qui nous constitue, ce n'est pas un échange méfiant. » Nous voici effectivement au cœur de ce qui nous tient à cœur : le don, seul capable de fonder la praxis du devenir-humain.
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Contre l'échange, le contrat, les droits
L'échange est le contraire de la relation amoureuse : il n'engage pas ses protagonistes, pas plus qu'il ne les transforme ni ne crée du nouveau. Conclu entre partenaires qui se méfient réciproquement, il implique le contrat auquel on pourra toujours se référer pour faire valoir ses droits en cas de problème. Ce modèle de relations, en mêlant inextricablement des sphères publiques et privées ainsi aliénées au seul principe d'utilité de l'échange, instaure une confusion monstrueuse dans les esprits et diffuse une culture de l'impuissance et de l'irresponsabilité, aussi ravageuse au niveau personnel que collectif. On a évoqué durant les États du Devenir les travaux de Marcel Mauss sur le don : comment le développer en contexte de marché, telle est la question. Contre le contrat, il faudra peut-être se référer à ce qui fonde la démocratie : le débat entre égaux et la suppression autant que possible de la délégation (comme l'a fait la Commune de Paris avec tous les responsables éligibles et révocables à tout moment par le suffrage universel). À la notion de droits, enfin, on préférera celle d'obligations, comme nous le suggère encore Simone Weil : « Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits (...) Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu'il est un être humain, sans qu'aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n'en reconnaîtrait aucune. »
Outro
J'emprunte l'expression aux rappers que des amis me font découvrir en ce moment, et qui ont pris l'habitude de placer au début de leurs albums une « intro », et à la fin, une « outro ». Prologue et épilogue, manière de signaler à qui veut entendre qu'il s'est déployé entre-temps un logos, un discours qu'on ferait mieux d'écouter que d'ignorer a priori. Je ne suis pas très loin de mon sujet : on prétexte souvent de la violence exprimée par le rap afin d'en annuler le texte. Comme si le contexte, lui, était innocent... Mais là n'est pas le problème essentiel. Pour Georges Bataille, ce qui apparente l'amour et la mort, c'est la suprême violence qu'implique « l'arrachement de l'être à la discontinuité ». Dans Le Banquet, déjà, Diotime instruisait Socrate de l'amour comme démon entremetteur des dieux et des hommes, du mortel et de l'immortel. Collision de temporalités en laquelle tout commence et tout finit. « Rien n'est commencé si le cœur n'y est pas », disait Jankélévitch. Quelque chose a commencé durant les trois jours des États du Devenir, quelque chose qui tient du désir d'une nouvelle politique, ou peut-être, du désir de politique. Car, comme nous en prévient Jacques Rancière en conclusion de son bel essai La Mésentente. Politique et Philosophie, « la politique, dans sa spécificité, est rare ». Elle est rare parce que « l'agir politique se trouve aujourd'hui pris en tenaille entre les polices étatiques de la gestion et la police mondiale de l'humanitaire » qui assignent chacun à sa clôture identitaire (y compris les identités par défaut, comme les ex-yougoslaves, allemands de l'Est et soviétiques, ou les sans papiers, sans abri, sans travail...) en même temps qu'elles l'exposent via la mondialisation médiatique à son appartenance impuissante à une globalité terrorisante. Je reviens à mon démon qui, me semble-t-il, est le seul à pouvoir nous aider à en sortir... faute de quoi il faudrait nous résigner à l'idée que l'humanité, elle aussi, est mortelle, comme nous autres individus. Mais attention : le démon est fantasque et exigeant. Peu lui chaut qu'on se contente de croire en lui. Il ne réclame rien de moins que l'hommage de la volonté. Génération Chaos termine sa saynète Un enfant sur trois par une citation de Serge Daney : « L'information n'est pas un dû mais une pratique ». Elle m'en rappelle une autre, d'Alain, qui me permettra de conclure provisoirement cette grossière ébauche de réflexion : L'amour est un poème, quelque chose que l'on fait, que l'on compose, que l'on veut ».