chercher ensemble |
Sortir de la compétitivité :
la mise en jeu de l'ordre du féminin
Le double sens du mot compétitivité, chercher ensemble selon l'étymologie latine, ou éliminer le concurrent selon la conception économiste moderne, nous évoque Janus, le Dieu aux deux visages tournés vers des directions opposées. Ces deux sens peuvent peut-être nous permettre de comprendre ce qu'il en est aujourd'hui du féminin et du masculin. Non pour ressusciter un clivage destiné à alimenter “la guerre des sexes”, mais au contraire pour rendre visible des modes de penser et de comportement spécifiques, des systèmes de représentation souvent inconscients, incrustés tout autant dans les mœurs sociales que dans les pratiques politiques.
Lors des trois journées des États du Devenir nous avons essayé de donner à l'activité citoyenne une réalité où la responsabilité de chacun et de tous ne cesse de se développer à chaque étape du work in progress.
Nous avons pris le risque de « chercher ensemble » et c'était là un risque majeur. Cette idée de « chercher ensemble » habitait nos projets depuis que nous avions retenu, dans le livre du Groupe de Lisbonne Limites à la compétitivité, cette remarque expliquant que le sens étymologique du mot compétitivité vient du latin cum petere, qui signifie chercher ensemble. Nous avons repris à la suite ce sens pour qualifier l'ensemble de la manifestation des États du Devenir.
Comment l'évolution d'un mot signifiant chercher ensemble a-t-elle pu déboucher sur son acception actuelle élimination de l'autre, au point d'exprimer le plein sens de l'idéologie dominante de la compétitivité exacerbée des multinationales, pliant à sa loi [ voir note ] les nations et les hommes de cette fin de siècle ? Et comment, encore, cette pratique de la compétitivité reposant sur l'élimination de l'autre (le concurrent) a pu s'ancrer si fortement dans les esprits au point de devenir l'unique modèle crédible qui s'offre, d'autorité, aux jeunes générations enrôlées dans cette interminable guerre économique devenue le cadre de la vie d'aujourd'hui ? Il y a évidemment beaucoup de réponses à ces questions, elles retracent l'histoire de la domination de l'économie de marché, non seulement sur les autres doctrines économiques, mais sur toutes les autres formes de pensées et expressions humaines. Je me bornerai en l'occurrence à renvoyer aux analyses du Monde Diplomatique sur ces questions.
Sortir de la compétitivité : agnation/cognation
Quant à moi, j'aimerais aller chercher des réponses en associant les mésaventures sémantiques du mot compétitivité aux aventures lexicologiques du vocable filiation, terme qui génère à son tour deux autres mots : agnation et cognation.
- Agnation (du latin agnatio) dans le Droit Romain parenté à travers le mâle qui unit au « pater familias » et, entre eux, tous ceux qui sont soumis à la puissance familiale ou qui y seraient soumis si l'ancêtre mâle vivait encore.
- Cognation (du latin cognatio), dans le Droit Romain parenté naturelle qui repose sur la consanguinité sans distinction de lignées maternelle ou paternelle. Mais si l'on insiste à préciser l'étymologie de ce vocable, on constatera que cognat, mot masculin du XIIIème siècle (du latin cognatus, composé de co signifiant avec et de natus signifiant né, soit né avec) évoque la parenté à travers les femmes.
J'indiquerai d'entrée que mon propos, dans cet article, résulte d'un travail que j'aurais du mal à expliciter ici. J'essaierai néanmoins d'expliquer pourquoi le mot filiation porte en soi en même temps les deux aspects de reconnaissance à travers le nom (progressivement devenu le synonyme de l'ordre du masculin) et celui de connaissance avec l'autre (progressivement identifiée à l'ordre du féminin). L'Histoire de l'humanité a fait en sorte que les hommes et les femmes se sont progressivement identifiés les uns à l'ordre du masculin, les autres à l'ordre du féminin. D'autre part, une hégémonie des valeurs du masculin s'est progressivement imposée dans les sociétés occidentales et, par là, cette dialectique connaissance/reconnaissance intrinsèque à tout être humain a été fortement occultée. Ma position vise à mettre en lumière la nécessité de s'ouvrir à des modes de faire, de chercher, de penser aptes à inventer une manière citoyenne d'être ensemble dans un monde dominé par les logiques guerrières de la compétitivité. Je pense que nous pouvons trouver ces modes du côté de l'ordre du féminin.
Ambiguïté de la notion masculin/féminin
Une précision d'importance s'impose à ce point: avec les qualificatifs féminin et masculin, je n'implique pas à proprement parler l'homme et la femme, les deux épithètes masculin et féminin évoquant plutôt à mes yeux deux modes expressifs symboliques qui coexistent activement, se conjuguent, se nouent et se dénouent en tout être humain, qu'il soit femme ou homme. Ils concernent en fait deux manières de penser, de faire, d'être, deux comportements adoptés par les individus hommes et femmes dans toutes les conjonctures de la vie. Deux ordres qui ne peuvent être compris séparément, mais qui, au contraire, prennent forme et contenu à travers la qualité de la relation qui les uni dans un même mouvement de l'activité humaine.
Il n'est guère envisageable, ici, d'exposer les raisons et les concepts (et surtout les malentendus) qui ont progressivement marqué ces deux termes. C'est seulement après l'arrivée de la psychanalyse que certaines valeurs subjectives de l'individu ont été examinées à travers les caractéristiques qu'implique le masculin et le féminin. La psychanalyse elle-même n'arrêtera jamais de souligner l'obscurité et l'ambiguïté de ces notions, Freud et Lacan en premier lieu. Je me bornerai, en l'occurrence, à citer Sarah Kofman : « Puisqu'il n'existe pas de notions plus équivoques et plus complexes que celles de “masculin” et de “féminin”, Freud ne manque jamais de souligner dans quel sens il utilise ces termes, et il souligne constamment leur complexité, les équivoques qu'ils génèrent, ainsi que le caractère conventionnel de leurs déterminations » (Sarah Kofman, L'enigma donna)
Pour poursuivre, j'avancerai que les deux termes agnation et cognation présentent deux aspects qui déterminent différemment la relation entre le parent et l'enfant. D'évidence l'agnation, parenté à travers les mâles, désigne tout ce qui se rapporte à l'ordre du masculin, tandis que la cognation, parenté à travers les femmes exprime la relation qui fondé l'ordre du féminin. Le sens pris par le terme filiation va donc se dédoubler, selon que l'on cherchera à saisir la parenté à travers l'homme ou à travers la femme. Comment ?
Dans l'agnation, l'idée de la soumission à la puissance du pater familias va s'imposer. La lignée, la descendance et, par là, l'ordre hiérarchique vertical domineront. À voir cela de plus près, nous pourrions dire que, dans cette filiation le nom est héréditaire en tant que statut, en tant que référence au père, qui, lui, représente la valeur reconnue, l'institution. Dans le noyau social minimum de la famille, l'idée du masculin se structure à travers la « loi du père » c'est-à-dire à travers la définition hiérarchique à l'intérieur de laquelle se définissent les sujets, les objets, les raisons spécifiques de l'obéissance et du respect. Il s'agit là d'un rapport père/fils, de déterminant à déterminé, le déterminant qui produit les lois des comportements - que la mère en général se tâchera de faire appliquer et respecter. C'est elle qui veille à faire vivre dans le quotidien le respect de la loi, le père restant quand même la figure qui signifie au mieux, pour l'enfant, le respect et l'abnégation.
Connaissance/reconnaissance
Agnation renvoie donc à la transmission du nom et à la reconnaissance du statut, de la fonction, du rôle, du titre. Chacune de ces instances constituant « un modèle de reconnaissance » qui s'impose comme modèle de référence. Un modèle donc qui rend mesurable toute action, un modèle qui fonde la valeur et, par là, permet de mesurer chacun à travers des statuts de reconnaissance. De la sorte, le « pouvoir du père », le pouvoir du « déjà-là », se trouve de fait institué comme valeur de référence, assurant dans l'inconscient collectif la primauté du système de reconnaissance sur tous les devenirs possibles. C'est par rapport à ce statut de reconnaissance que les choses, les événements, les êtres humains vont être mesurés, classifiés, catalogués; que les mots mêmes valeur et mesure vont devenir dans la culture moderne (suprématie des cultures occidentales des pays hautement industrialisés) les référents exprimant « ce symbolique masculin ». Du fait même qu'il se révèle hégémonique, ce symbolique occulte les expressions complexes mises en jeu dans toute activité.
Dans la cognation, la descendance à travers les femmes, c'est plutôt le sens activité [ voir note; ] qui va l'emporter, une activité qui se fonde et fonde une relation, au jour le jour, dans l'acte même de naître et de vivre ensemble, une relation évidemment où l'idée de lignée ne s'impose plus. L'expression de ce sens, je le situerai par là sur une ligne horizontale liée au déroulement même de la vie.
Dans la filiation vue au féminin, qu'est-ce qui est transféré à l'enfant ? On peut avancer que si on en reste à la définition étymologique des mots, dans le naître avec, dans le co-naître, nous nous trouvons d'emblée dans le transfert de l'expérience, dans l'acte : la filiation transmet l'expérience de la vie, c'est-à-dire se situe dans une activité de produire ensemble, plus que d'imposer des valeurs. Nous sommes face à l'ordre du féminin dans la mesure où la parenté par les femmes, associée à cette locution naître avec, génère l'idée d'une activité « en train de se faire », idée de processus, de déroulement, de transmission et de production d'expérience. Par là, on suggère un type de connaissance se fondant à partir de l'expérience qu'on est capable de s'inventer. C'est par là encore que j'avance que l'activité, la transformation, le risque, les erreurs, les processus de modifications s'inscrivent tout naturellement dans le symbolique du féminin.
Donc, autant le père symbolise le déjà-là, autant la mère symbolise ce qui est à faire. On est, me semble-t-il, dans le mouvement, le passage à l'acte, l'état d'apprentissage. C'est la production d'une relation qui prendra consistance au-delà de sa propre définition, et par conséquent au-delà de la hiérarchie. Nous sommes dans un processus interactif qui introduit mère/père/enfant dans une production commune. L'expérience se transfère sans jamais être nommée en tant qu'hérédité.
Le genre masculin et le genre féminin
Personnellement, j'en resterai au seul plan métaphorique : il n'est guère besoin d'insister pour faire admettre que le masculin tend, de facto, à s'ériger en référant (ne serait-ce qu'à travers la loi du père) et que le féminin va, au contraire s'attacher à tout ce qui se rapporte à l'activité elle-même. Dans un article de Pierre Yves Tesse, intitulé Du sexe des technopôles on peut lire à propos d'un débat d'expertise sur les technopôles à Lyon que : « une réflexion sur le contenu des mots, sur les concepts, a suffi pour conduire les Lyonnais à distinguer le féminin et le masculin de technopole selon qu'il s'agit : de la région urbaine où se crée et se développe un réseau - ou plutôt des réseaux - de relation entre les quatre facteurs de développement qui sont la formation, la recherche, l'industrie et la finance : c'est alors LA TECHNOPOLIS, LA TECHNOPOLE ; ou du site, du secteur géographique qui rassemblent établissements d'enseignement, centres de recherche et activités innovantes dans des parcs scientifiques et des centres d'innovation : C'EST LE PÔLE TECHNOLOGIQUE, LE TECHNOPÔLE. » (Revue Autrement numéro 74, page 156.)
Ainsi, le technopôle va-t-il indiquer le lieu, le secteur géographique qui réunit les établissements où se déroulent les activités. tandis que le féminin la technopole fera état des activités qui s'y déroulent. Le même mot change de signification (de contenu) selon son usage au masculin ou au féminin ! Cet exemple nous renseigne sur le fait que le développement du sens (dont la lexicologie témoigne largement) a fait que l'ordre du féminin s'est progressivement rapporté à l'activité, au processus de connaissance, et l'ordre du masculin au statut et à la mesure.
Masculin et féminin, yin et yang, connaissance et reconnaissance, l'histoire du monde est aussi là pour nous rappeler qu'ils sont « un et indivisibles ». Nul des deux ne peut éclairer quoi que ce soit de sa propre lumière sans laisser dans l'obscurité une partie vitale du sens. Nul fait, nulle idée, nulle chose, nulle existence ne fait sens sans les deux « parties du ciel ». Je tiens encore à le souligner : aucune connotation positive ou péjorative ne pourra jamais être attribuée aux deux termes féminin et masculin, puisqu'ils renvoient à deux moments du sens.
La question de l'hégémonie
Les hiérarchies religieuses, la noblesse et plus tard la bourgeoisie, les systèmes industriels, économiques et politiques de notre siècle, la méthode Taylor surtout, qui a hiérarchisé quasi militairement le travail, et au-delà structuré les rapports sociaux, ont accentué la tendance à mettre en lumière les valeurs appartenant à l'ordre du masculin, et ceci surtout, à partir de la mise en place partout d'un système de reconnaissance dans lequel, par exemple, la qualité du travail (perceptible à travers l'activité : ordre du féminin) n'a été prise en compte qu'accessoirement ; ce qui qualifie les hommes et les femmes, c'est le poste de travail, le diplôme, la fonction, c'est la reconnaissance professionnelle sanctionnée par les grilles de salaire, qui déterminent à leur tour la reconnaissance sociale. La nature profonde et les modes de faire inhérents à l'expression du féminin ont été, de ce simple fait, pratiquement occultés.
Aujourd'hui, la quête de nouvelles valeurs dans le cadre de la vie pèse peu en regard de l'acharnement de toutes les classes sociales à acquérir sans cesse davantage de plus-values matérielles, à accéder à de nouveaux status symbols, à conquérir de nouvelles images idéales glorifiées par la publicité. Nous sommes véritablement sous la domination des valeurs symboliques de l'ordre du masculin que soutiennent les lois naturelles et inéluctables de l'économisme dominant dans une société tout entière organisée autour de l'avoir (l'idée de possession). Nous assistons impuissants aux explosions en chaîne de l'ordre du masculin devenu le super-phallus de la compétitivité d'une société prosternée devant les images constituées à partir des valeurs financières et guerrières. C'est cela le mécanisme de la compétitivité : « du plus d'argent », pour être un gagnant sur le marché, pour nourrir « le monsieur plus » que chacun porte en soi. Ainsi, progressivement, toute une société a-t-elle fini par s'organiser autour de l'idée d'une guerre économique, expression d'un mode de vie qui glorifie les comportements guerriers sous toutes leurs formes.
Le féminin dans l'expression humaine
Voilà, pour moi, où nous en sommes. Et c'est compte-rendu de cette domination, dommageable à tous, que j'avance qu'il ne s'agit rien d'autre, aujourd'hui, que d'opposer un refus catégorique à toute hégémonie de l'ordre du masculin dans toute relation humaine, dans toute expression. Pour chacun, femme ou homme, reconquérir cette autre partie de soi-même, soit en l'occurrence accéder à l'ordre du féminin, ouvre des perspectives fructueuses à un chercher ensemble qui, justement, ne peut fonctionner qu'en faisant jouer dans un même projet les deux parties du féminin et du masculin, l'une soutenant l'autre, l'autre donnant un statut à la première. En ceci, je m'avancerai encore davantage, soutenant que sans la mise en jeu de l'ordre du féminin (si on est bien d'accord à le concevoir comme activité, changement, transformation, processus) la réflexion touchant aux nouvelles pratiques citoyennes a peu de chances de prendre consistance, et au-delà, de déboucher sur une réalité sociale.
J'ai participé à la rencontre des États du Devenir du 22, 23, 24 novembre 96, à la fois comme initiatrice et comme participante. Une fois de plus la conviction s'est imposée à moi que l'idée que nous sommes devenus des citoyens du monde n'est certainement pas une idée exotique, mais plutôt une réalité qui tend à s'imposer de plus en plus chez bien des gens, un peu partout. Il y a, en France, en Europe et dans le monde, une multitude de groupes, de communautés, d'associations, de syndicats, de groupes de quartiers ou simplement d'amis qui, face à une réalité soumise à une compétitivité globalitaire, opposent une vision du monde à l'échelle des possibles humains. Les possibles humains, l'expression veut exprimer, en premier lieu, le refus de se fier aux seules normes imposées par le marché, le refus des critères comptables pour mesurer l'évolution du progrès humain. C'est à travers la qualité de l'activité de chacune, de chacun, des femmes des hommes, des enfants, dans nos cadres de vie, que nous voulons nous connaître, nous reconnaître. Je vois moins, dans les circonstances actuelles, le progrès humain s'édifier à partir de la conquête des marchés que sur une activité citoyenne qui se donnerait pour objectif politique la réalisation, jour après jour, d'un devenir en phase avec les bouleversements de l'époque. Ce devenir, c'est aux forces citoyennes, combinant leurs objectifs et leurs modes d'approche, qu'il revient de le co-construire partout. Je vois là, une opportunité de produire une unité des expressions regroupant aussi bien les opposants à un monde globalisé (pour ne pas dire totalitaire), les proposants de nouvelles alternatives, les dégoûtés de la politique, les partisans d'une autre politique, ceux qui s'en tiennent à une position locale, et ceux qui ont des visées nationales ou planétaires. Leur regroupement est nécessaire, que ce soit par catégorie, par secteur, par objectif spécifique ou par affinité ou nécessité toutes les différences doivent pouvoir s'exprimer.
La mise en lumière de ces forces émergentes et leurs expériences si diverses se trouvent aujourd'hui mises à l'ordre du jour; le projet des Fora des Villages du Monde, présenté dans ce même numéro, ou le travail de la Fondation pour le Progrès de l'Homme pour créer des alliances pour un monde responsable et solidaire, en sont deux exemples significatifs. Reste à se demander: pourquoi le nombre croissant de ces prises de position ne fait pas encore réseaux ? Sans doute l'attention à l'expression des différences de chacun n'est-elle pas encore entrée dans les mœurs ? Je crois que c'est du côté des pratiques susceptibles de mettre en jeu les procédures du « chercher ensemble » qu'il nous faut maintenant nous risquer.
Lors des États du Devenir, nous n'avons pas hésité à prendre le risque de mettre en péril le déroulement même de la rencontre, et ceci, en ne cherchant pas à tout prix à assurer un équilibre consensuel à travers une organisation préalable bien pensée des débats. Au contraire, nous avons demandé aux participants de s'inscrire dans une dynamique de renouvellement de la forme même d'agir et de penser ensemble. La mise en péril du status quo consensuel est un acte nécessaire à tout avancement, nous en étions parfaitement convaincus, mais il n'empêche que nous avons pris des risques fous en créant de facto, dans un cadre public, une situation d'expérimentation poussée, en y associant directement les participants qui ignoraient forcément, autant que nous, les conséquences d'un tel engagement. Aussi je rends hommage aux participants si nombreux et disponibles qui ont joué le jeu d'une mise question directe de l'expression collective, et ceci durant les débats eux-mêmes.
C'est donc en prenant, de bout en bout de cette rencontre, tous les risques liés à une remise en cause des moyens et procédures à utiliser, que nous avons pu progresser. Il fallait bien mettre en accord nos actes et nos idées, ni plus ni moins nous obliger à donner consistance à notre critique du comportement des individus, résignés à n'être que des consommateurs, à la recherche, faute de mieux, d'un travail acceptable qui puisse assurer la survie. Pour développer un comportement individuel et collectif permettant à chacun de donner consistance aux idées échangées, l'assemblée devait produire in situ des changements qui ne soient pas de simples aménagements des espaces de réunion, au contraire, elle devait adopter des dispositions qui puissent traduire, au plan pratique, une modification radicale du status quo qui, précisément, origine l'exigence d'un changement. C'est cette modification radicale qui nous a conduit, dès la conception même du projet de la manifestation cum petere, à mettre tout en cause. Concrètement, il s'est agi de confier directement à l'assistance le soin de participer ou pas à la dynamique de ce que nous avons appelé une construction collective. La transcription des bandes et l'article de Marc'O ont raconté cette aventure dans le n° 7 des Périphériques. Ce que je retiendrai, pour ma part, c'est le fait que le problème a été posé à l'ensemble des participants sans aucune préparation préalable. Un geste significatif pour dire : cette société-ci, dont on dit qu'elle doit être faite par tous et pour tous, commençons, nous, à la faire d'abord, ici et maintenant, pour continuer, demain, à la faire, ailleurs et partout.
Sortie de champ : la question du changement
Ce que ce choix a révélé, c'est que face à une responsabilité collective, un collectif se soit constitué. Pierre Lévy, auteur du livre L'intelligence collective, apprécierait sans doute que j'avance cette considération : le collectif a existé, du simple fait qu'un ensemble de gens se soient posé la question même de la responsabilité collective, et le collectif ainsi constitué, la question de la responsabilité a pu alors s'envisager à travers la conception de pratiques (pratiques citoyennes en l'occurrence) et de lieux où ces pratiques pourraient voir le jour, des lieux où les réflexions, les débats pourraient devenir autre chose qu'objets de spéculation infinie. De la sorte, chacun, quel que soit le risque pris, a-t-il pu engager sa responsabilité pour trouver dans l'activité même d'être ensemble, sa maniera (son style) pour devenir capable d'une transformation qu'il pourrait malaisément entreprendre seul.
L'homme a tendance à considérer comme une fatalité ce qui a raison de sa volonté : il dit les choses sont ainsi puisqu'elles triomphent de nous, donc ceci est vrai. Mais cette vérité procède des limites de sa résistance, c'est comme cela que la pensée unique triomphe des esprits que l'on croyait les plus forts. |
Je ne prétends certes pas que cette considération sur le collectif et la responsabilité soit pleinement représentative de ce que furent ces États du Devenir. J'ai avancé cette observation parce que je tenais à débusquer les contradictions qui brouillent les perspectives sur le changement, dès lors que la seule glose va recouvrir le plan de la pratique. Il est dérisoire de désirer changer le monde sans penser un instant à changer sa perception du monde et des pratiques qui s'ensuivent. Le monde a changé, c'est une évidence, mais on ne peut pas en dire autant de notre perception du monde. Se borner à « un voir au masculin » ne peut que ramener une vision inadéquate. En effet, comment saisir un monde en train de se faire, de se faire sous nos yeux, si nos yeux ont perdu le sens de la vision au féminin, c'est-à-dire la capacité de saisir ce qui est en train de se faire et se défaire ? Le problème majeur de tout changement est qu'il nous impose de changer les critères à partir desquels nous allons juger, ce qui nous oblige, bien sûr, à changer notre vision. Certes, cela nous ne l'avons pas appris et surtout nous y sommes peu disponibles. Que nous le voulions ou non, il nous faudra maintenant nous arracher au système de reconnaissance, aux certitudes si douloureusement construites, mais devenues obsolètes. Et c'est par là, que nous sommes conduits à aller chercher du côté du féminin ce qui y est depuis si longtemps enfoui. Oui, il nous faut, comme le préconisait André Breton « quitter la proie pour l'ombre » pour goûter à d'autres fruits que ceux que produisent le déjà-vu, le déjà-vécu, le déjà-digéré.
Nous restons trop facilement les interprètes d'un système d'organisation qui nous préexiste et qui continue à structurer notre manière de voir et, par là même, conditionne notre désir du changement. Pour devenir acteur, il nous faut d'abord sortir du système qui nous préexiste. Nous l'avons bien souvent relevé dans ce journal : pour devenir citoyens à partir d'une éthique qui nous soit commune, il nous faudra devenir parti prenants du processus de changement et, pour ce faire, apprendre à nous organiser nous-mêmes avec ce que cela comporte de mise en péril de soi et de notre relation aux autres. D'interprète devenir acteur, cette trans/formation est la condition même pour sortir de l'hégémonie d'un système reposant sur la reconnaissance (masculin) et pour nous ouvrir à un système lié à la production des connaissances (féminin). Assurément pour changer, pour chercher ensemble, pour comprendre comment cueillir les plaisirs de la créativité, il faudra y mettre du sien « du sien avec les autres« . Et malheureusement ou heureusement, il n'y a pas de spécialistes, d'experts qui puissent nous aider en cela. Il ne reste qu'à apprendre nous-mêmes à nous organiser autrement pour lutter efficacement.
Affaiblir la pression de la compétitivité me paraît une bonne manière de faire entrer un peu d'ordre du féminin dans nos vies. Je l'ai noté plus haut, des possibilités nouvelles s'offrent par là. Certes, cela nous engage à sortir de l'évaluation par l'audimat pour mesurer les évaluations humaines et à chercher, plutôt, à donner contenu et forme à des expressions dans le cadre de pratiques (relation du féminin/masculin) où se joue et se noue le devenir de nos vies d'hommes et de femmes.
Que puis-je encore ajouter ?
Fin des hégémonies : une avancée citoyenne
Pour en revenir à mes deux mots compétitivité et filiation, je pense qu'il nous faudra beaucoup d'acharnement, de rigueur et de créativité pour réactiver une étymologie dans laquelle le féminin et le masculin se retrouvent. Les affaires de mots sont toujours des affaires sérieuses qu'il vaut mieux ne pas négliger. Il nous faudra apprendre de toutes les manières, et en la matière surtout au féminin, à comprendre ce qu'est l'activité créatrice, c'est-à-dire comment action et connaissance sont un même mouvement du féminin et du masculin. Il est évident que la reconnaissance de cette situation « féminin/masculin » ne peut s'exposer à travers une explication, des commentaires, à travers un recours au méta-langage, plus précisément : un discours sur l'action n'est pas l'action. Ainsi, si nous désirons qu'elle fasse sens, il nous faudra saisir l'information dans son cadre d'activité. Comme l'a dit justement Serge Daney, « L'information n'est pas un dû mais une pratique. » Dans cette optique, la créativité, évidemment, ne peut pas être saisie seulement à travers « les créations » (objets produits, manifestations, expressions), la démarche qui a produit l'objet en fait partie, lui donne tout son sens. La créativité se manifeste dans toutes les activités humaines; c'est dans le cadre de chaque activité, à la fois dans l'activité de produire et dans l'objet que cette activité produit qu'une connaissance pourra être reconnue (co-construite) : nous avons là la pure expression de la relation féminin/masculin. En fait, notre époque nous demande de reprendre pied sur la scène, de laisser le champ libre à la pratique, pour que le savoir soit autre chose qu'un simple entassement des connaissances.
Tout ce changement ne se fera certainement pas « en douceur » et il est bien vain de vouloir réduire au minimum les risques, simplement parce que nous sommes déjà en pleine instabilité. Mais nous ne devons pas trop nous en inquiéter, car comme l'écrit Prigogine, « l'instabilité est source de structure : à l'équilibre la matière est aveugle, loin de l'équilibre, elle voit. » Seulement que l'on n'aille pas, à la suite, nous conter des sornettes en inférant de ce message que le déséquilibre, l'instabilité justifient pleinement un ordre social dans lequel la précarité serait un phénomène inévitable. Entre l'instabilité et la précarité, il y a une belle différence, une différence « politique », qu'il nous faut relever au passage. L'instabilité appartient à l'Histoire Universelle. Du Big Bang à nos jours, elle représente une condition de développement de la vie qui concerne l'univers en évolution. Elle désigne ce risque que tout existant est tenu à prendre pour simplement exister. Tout ce qui vit, atome, plante, animaux, humain et tout le reste doit faire avec l'instabilité. Par contre, je dirais de la précarité qu'elle est une injonction faite à des êtres humains par d'autres humains détenteurs du Pouvoir économique ou politique : l'injonction de se cantonner dans un espace, un état où les conditions de vie qui leur seront offertes ne leur permettront jamais autre chose que de végéter au seuil misérable de la survie. La précarité n'a rien à voir avec l'instabilité, tout simplement parce que l'homme, la femme, une fois plongés dans une situation précaire n'ont pratiquement ni la force, ni bien sûr les ressources pour faire face à quoi que se soit, à l'instabilité en premier lieu.
Il reste, à ceux qui le peuvent encore, à se doter, rapidement, sur les terrains même de leur pratique, des moyens pour répondre aux idéologies meurtrières de l'ultra-libéralisme générateur de précarité. Il leur faudra pour cela commencer par apprendre à affronter l'instabilité, en réussissant d'abord à coopérer. Mais comment passer d'une société à comportement guerrier à une société reposant sur une coopération étendue (en particulier à travers la relation féminin/masculin) ? L'intérêt de réunions comme celle des États du Devenir est de rendre crédible, au plan des pratiques, la formation d'une conscience citoyenne se fondant dans l'ici et maintenant de l'époque. Cette conscience citoyenne, je la perçois possible seulement à travers ce que j'ai essayé de manifester dans ce texte sur le féminin et le masculin : l'apprentissage d'une co-construction, d'une recherche commune, des uns avec les autres, à travers une auto-formation continue et réciproque, dans un échange réel d'expériences et surtout en évitant d'imposer un modèle, le meilleur soit-il.
J'ajouterai, encore, qu'il nous faut maintenant apprendre à aimer autre chose que son complément direct, par exemple aimer la recherche, aimer prendre le risque d'expérimenter, aimer l'aventure de naître avec, aimer donner, échanger, à aimer placer la connaissance au cœur de notre vie. Tout cela n'est guère acquis dans une société qui court toujours trop vite pour errer un peu, pour jouir d'un sourire perdu. Marc'O a écrit un livre intitulé Les conditions du visible. Il y montre que les conditions pour « percevoir » exigent un travail, une recherche de tous les instants. Je pense quant à moi, qu'il faudra beaucoup d'efforts pour arriver à créer les conditions du visible à partir d'une émergence nouvelle de l'ordre du féminin dans le cadre d'un savoir-faire, d'un savoir-penser et d'un savoir-agir propre à notre époque ; il faudra beaucoup d'acharnement pour secouer un ordre du féminin qui s'est perdu dans les marécages de notre planète ou de notre cerveau, replié dans l'hémisphère mâle, remplie d'une autosatisfaction aveugle qui ne lui permet de voir le monde qu'à sa seule mesure.