été 1999 p. 63-71 |
« splendeurs et misères du football » (1) | |
détournement d'une innovation et dérive du pouvoir médical | |
que peut-on attendre de la recherche aujourd'hui ? La maîtrise de la qualité |
la science en question |
Trajet d'un pataculteur*
*En hommage à la Pataphysique, j'avais nommé pataculte l'outil que j'avais inventé pour catapulter des embryons dans l'utérus des vaches, c'est-à-dire pour réaliser la pataculture.
par Jacques Testart
La sélection de l'embryon et les avancées de la biotechnologie ne sont-elles pas en train de conduire à la programmation génétique du “Petit d'homme” (pour les besoins d'un marché du bébé à la carte) induisant un nouvel “eugénisme” version “soft” ?
De l'ovulation de la vache à celle de la femme
J'ai commencé ma carrière de chercheur en 1964. J'étais agronome de formation, et non pas médecin. C'est important pour comprendre mon propos. Je n'ai pas eu à prêter le serment d'Hippocrate, et ne fais donc pas partie de cette caste qui refuse de se remettre en cause. Au contraire, j'ai été un observateur du monde médical dans lequel j'étais un nouveau venu et où j'ai réussi à me rendre indispensable à un certain moment. J'ai commencé à travailler comme chercheur à l'Institut National de la Recherche Agronomique en 1964. On m'avait demandé à l'époque de travailler sur l'amélioration génétique de la race bovine en vue d'augmenter la production laitière. Des travaux avaient déjà été faits, ils consistaient à pousser les vaches à ovuler abondamment. Une vache fait normalement un ovule par cycle, comme une femme; le cycle dure trois semaines - au lieu d'un mois chez la femme -, et la gestation, elle, dure neuf mois. Cela fait donc un petit par an. Un petit par an, c'est peu pour l'amélioration génétique. Toute la difficulté vient des femelles car, si on peut disposer à tout moment des mâles pour l'insémination artificielle, les femelles inséminées doivent, quant à elles, porter leurs veaux, ce qui limite le nombre des essais expérimentaux. On avait donc mis au point des traitements hormonaux consistant à administrer des hormones à des vaches afin qu'elles produisent davantage d'ovules. Néanmoins, cela se passait assez mal : trop d'embryons dans l'utérus de la vache aboutissait à des avortements généralisés. Un autre problème, propre aux bovins, est que le mâle « masculinise » la femelle quand il y a des frères et sœurs foetus jumeaux en développement simultané dans l'utérus. Des connexions de placenta font passer des hormones mâles du foetus dans la femelle, ce qui occasionne sa stérilité, inconvénient majeur par rapport à l'objectif d'amélioration de la production laitière.
On m'avait donc demandé de trouver une solution. J'ai commencé alors à travailler sur ce qu'on a appelé par la suite les « mères porteuses ». Il s'agissait d'induire une ovulation multiple chez la vache. À l'époque on ne savait pas faire la fécondation in vitro, il aura fallu attendre la fécondation humaine. Tout ce que l'on savait faire était d'obtenir une fécondation multiple. Mon objectif était alors de récupérer des embryons dans l'utérus trois à cinq jours après la fécondation, avant qu'ils ne s'implantent, en lavant l'utérus pour, ensuite, distribuer ces embryons à des femelles « ordinaires » du point de vue génétique. Celle qui servait à l'expérience était une femelle sélectionnée comme étant une très bonne laitière. Il fallait préserver ses bons gènes et distribuer les embryons de cette vache exceptionnelle fécondée par un taureau exceptionnel dans des génisses tout à fait ordinaires, lesquelles serviraient de porteuses pour obtenir théoriquement des veaux exceptionnels.
J'ai travaillé à mettre au point différentes techniques pour faire ovuler ces vaches, récupérer et cultiver les embryons afin de les transplanter dans l'utérus de femelles ordinaires. Pour gagner du temps dans la sélection génétique, j'ai été jusqu'à faire ovuler des velles : des génisses impubères de trois mois. Cela correspond à des petites filles de cinq ans, pour vous donner une idée ! Quoi qu'il en soit, j'ai obtenu par ces techniques, en 1972, les premières naissances qui me permettaient à ce moment-là d'être, je crois, le seul homme au monde à opérer des recueils et des transplantations d'embryons bovins sans recours à la chirurgie. Les britanniques, eux, qui ont une école de reproduction vieille de deux siècles et nettement la meilleure au monde (ils viennent de le démontrer avec le clonage ovin après la fécondation in vitro humaine), avaient réussi des transplantations mais avec des méthodes chirurgicales : il fallait endormir la vache et lui ouvrir le ventre. Or, moi, je pouvais faire ça tout seul. J'aurais pu me produire aux Jeux Olympiques si l'on avait créé la discipline : j'arrivais seul avec ma caisse à outils, on m'apportait une vache donneuse et quelques receveuses, et j'étais capable de récupérer les embryons et de les transplanter à d'autres vaches. Le Quotidien du Médecin avait alors mis mon succès à la une en parlant de progrès dans la recherche animale.
Une prise de conscience s'est produit quand j'ai fini par sortir de ma taupinière de l'INRA. Le chercheur, pris par sa recherche, doit tout fabriquer lui-même : ses outils, ses concepts, ses expériences; cela occupe les jours, les nuits, les week-ends et, quand on sort de là, on se pose les questions qu'on aurait dû se poser avant. Je me suis finalement aperçu que cette recherche était complètement stupide. Quand on m'avait demandé de travailler sur l'amélioration génétique des vaches pour augmenter la production laitière, il y avait déjà des excédents laitiers en Europe : on donnait des primes aux paysans, on détruisait du lait, on le transformait en beurre et, quand on n'arrivait pas à le vendre aux Soviétiques, on en faisait de la graisse de machines. Un vrai gâchis ! Or, on m'avait demandé de travailler pour augmenter encore cette production, ce qui m'a amené à une prise de conscience politique au sens large. Pourquoi avais-je fait tout ce travail dont le succès s'avérait finalement complètement vain ? Je l'ai fait savoir aux responsables de l'INRA qui m'ont rétorqué que je n'avais rien compris, que le but n'était pas d'augmenter la production globale, mais d'augmenter la productivité individuelle des animaux de telle façon qu'avec moins d'animaux on pourrait obtenir autant de lait. C'était donc, selon eux, une question de productivité, très importante pour le progrès.
Au moment même où mes techniques marchaient, dans les années qui ont suivi, je suis devenu un peu itinérant. L'INRA m'envoyait travailler pour des coopératives agricoles. J'arrivais avec ma caisse à outils et faisais des manipulations. À cette période, je rencontrais le monde agricole pour la première fois. Moi qui travaillais dans mon laboratoire à Jouy-en-Josas, j'ai pu rencontrer des industriels de l'élevage qui étaient ravis de cette technologie. J'ai vu aussi des petits éleveurs qui me disaient : « Vous allez nous foutre dans la merde ! La reproduction artificielle, qui est très coûteuse, ne peut servir que les éleveurs susceptibles de pouvoir s'offrir ce service. Ils auront alors des bêtes de meilleure qualité que les nôtres. Et nous, avec nos vaches ordinaires, on ne va pas tenir le coup. » Jamais je ne m'étais posé cette question. J'ai fini par me fâcher un peu, et j'ai quitté l'INRA, me disant qu'il y avait sûrement mieux à faire dans la recherche.
J'avais appris pas mal de choses. Pour mettre au point des techniques chez la vache, vous imaginez bien qu'on commence avec la souris, le lapin, le mouton, le cochon, bref, j'étais assez compétent dans les bricolages sur les gamètes et les embryons concernant des espèces que l'on trouve dans les élevages habituels. J'ai alors rejoint un service hospitalier pour faire de la recherche sur le développement de l'ovule humain, sur la physiologie et l'hormonologie. En arrivant dans le milieu médical, j'étais persuadé que je ne retomberais pas dans les mêmes problèmes, puisque la médecine étant au service de l'humanité, et non pas d'intérêts mercantiles, ce que je ferais servirait forcément. Les médecins avec lesquels je travaillais m'incitèrent alors à travailler sur la fécondation in vitro. Et puis, en 1982, un peu après les anglais, il y eût la naissance d'Amandine, le premier bébé éprouvette français. Constatant qu'il en découlerait éventuellement pour des couples stériles la possibilité d'avoir un enfant, je me suis alors posé la même question que celle qui m'avait préoccupé avec les vaches. En soi, cette avancée était tout à fait louable si ce n'est que cela a permis à des médecins, qui n'avaient pas fait grand chose dans l'affaire, de se faire une réputation. Il faut savoir - sans vouloir pousser l'ego du biologiste trop loin - que la fécondation in vitro est une fécondation dans le verre, dans l'éprouvette. C'est un problème de biologiste, non de médecin. J'avais l'impression d'avoir roulé pour une caste que je fréquentais depuis quelques années, et avec laquelle je n'avais pas tellement d'atomes crochus : celle des gynécologues de l'institution médicale qui disposaient d'un nouveau pouvoir, celui d'établir des listes de patients et d'ouvrir des consultations privées assez chères. Plus encore, ces derniers semblaient exercer leur profession en fonction de la reconnaissance publique, acceptant parfois des cas de couples pressés qui n'étaient pas stériles mais que cette formule intéressait.
Plus encore que je ne l'avais fait dans ma période bovine, je me suis interrogé sur l'utilité et le contrôle de mon travail alors que je mettais au point d'autres techniques, la congélation de l'embryon notamment. À chaque fois, tout foutait le camp dans un circuit commercial autant que médical. La médecine n'était pas du tout comme je le croyais, comme la plupart d'entre vous croient qu'elle est. C'est une profession qui est peuplée de toutes sortes de gens comme dans toutes les professions d'ailleurs, et qui n'est pas plus, du moins, honorable que les autres. Bien souvent les intérêts des praticiens sont prépondérants et la déontologie se borne finalement au principe du soutien des médecins entre eux. Tout cela a peu à voir avec le bien des patients. Il y a des cas exceptionnels, bien sûr, mais souvent la probité du médecin est par trop idéalisée.
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Détournement d'une innovation et dérive du pouvoir médical
Très vite, je me suis aperçu qu'on détournait les techniques, non seulement au profit de gens qui n'en avaient pas forcément besoin, mais plus encore pour stimuler une compétition entre des équipes qui faisaient la même chose. À partir du moment où une technique est décrite, il y a un marché, et là, en l'occurrence, s'ouvrait un réel marché de la stérilité. Des équipes se sont montées sur toute la France. Aujourd'hui, il y en a cent en France qui font la même chose : la fécondation in vitro humaine. La compétition était telle qu'il fallait avoir de bons résultats. Il fallait innover tout le temps. Avoir de bons résultats consistait à induire l'ovulation multiple des femmes mais, au lieu de distribuer les embryons dans des utérus étrangers comme chez la vache, on remettait l'embryon dans l'utérus de la femme ayant produit les ovules après avoir fait une fécondation in vitro. Quand on obtient 10 ou 20 embryons, on ne peut pas tous les mettre dans l'utérus. Au début, on en mettait parfois cinq ou six et il en résultait des grossesses multiples. Cela a conduit parfois à des avortements et, à l'inverse, quand cela marchait, on obtenait des bébés d'un kilo à peine avec des problèmes de santé, des mères épuisées, et, au bout du compte, des couples qui se séparent dans l'année qui suit parce que avoir trois ou quatre gosses à la maison devient invivable.
Bref, ce n'était pas vraiment un succès. Sur le principe il n'était pas absurde ou inutile d'aider des gens stériles à faire des bébés, mais finalement, il y a toujours derrière le chercheur un ingénieur d'application qui veille, que j'avais d'abord connu comme étant les maquignons des coopératives d'élevage et qui, maintenant, se trouvaient être les gynécologues. J'avais l'impression que les choses étaient faites sans aucune concertation avec la population, et que ces avantages étaient ensuite concédés au plus offrant. De plus, la facilité de certains collègues pour poser devant les médias m'agaçait beaucoup. Je me suis demandé où on allait, surtout que l'on était en train de mettre au point la congélation d'embryons. Cette dernière technique était un avantage parce que, lorsqu'on recueille simultanément une vingtaine d'embryons pour un couple, il est alors bon d'en transplanter deux et d'en congeler 18 au cas où échouerait le premier essai. À partir d'un geste médical initial, on augmente les chances de procréation. Mais ce qui m'a paru le plus important était que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'œuf humain était extrait du corps.
Puisqu'il était fabriqué hors du corps et qu'on le replaçait ensuite dans le corps, il y avait donc un temps où il était en éprouvette et disponible. Il arriverait certainement alors un moment où l'on serait tenté d'identifier dans cet œuf des caractères divers et de ne remettre dans l'utérus de la mère que les embryons les plus convenables, à partir de critères sur lesquels les parents seraient d'accord. Cette idée pousserait la fécondation in vitro, c'est-à-dire la procréation assistée, sur le terrain de la génétique. Cette idée-là, je l'ai lancée dans L'Œuf Transparent en 1986, un bouquin qui a eu un certain succès, dans lequel j'ai détaillé les raisons pour lesquelles j'arrêtais de faire de la recherche pour la recherche. Ce que j'avais vécu, que ce soit avec les vaches ou les couples, me confortait dans l'idée que la recherche doit être au service des citoyens qui la financent. Puisque la recherche publique est financée par les citoyens, faudrait-il encore convenir avec eux de ce que l'on cherche, savoir ce que l'on va faire d'une découverte, en tous cas ne pas laisser en décider les seuls professionnels. Il y a certainement des voies que l'on n'est pas obligé de prendre, d'où l'idée que je proposais alors d'un moratoire sur la recherche.
Recherche fondamentale, recherche finalisée
C'est une idée qui m'a finalement attiré pas mal d'ennemis. J'en avais déjà dans le monde gynécologique, car j'avais fait des déclarations sur les vertus de ce milieu, mais là, je m'en suis fait également dans le monde scientifique. Affirmer qu'il faudrait un moratoire sur les recherches avant que celles-ci ne soient menées, était irrecevable pour beaucoup. Pas seulement en terme de contrôle de l'activité de recherche mais surtout parce que cela sous-entend que l'on ne trouve que ce que l'on veut bien chercher. Et ce n'est pas un hasard, sauf cas exceptionnels, si les laboratoires ne reçoivent de crédits que pour trouver quelque chose. La recherche fondamentale, c'est très joli, mais c'est de la poésie pure. Cela n'existe plus, en tout cas, en biologie. La recherche est toujours finalisée, si ce n'est appliquée, c'est-à-dire que les laboratoires reçoivent des moyens, des locaux, des personnels, des machines pour chercher quelque chose décrit au préalable dans des programmes qui ont été examinés par des instances scientifiques et jugés prioritaires. Le cas échéant, on n'a pas d'argent.
Il faut donc se rendre à l'évidence que la recherche est finalisée, ce qui veut dire que l'on prévoit longtemps à l'avance ce qu'on va trouver, sauf accident. Et l'on prévoit aussi ce qu'on ne va pas trouver, d'ailleurs, parce qu'on ne trouve pas tout le temps. On sait du moins dans quelle direction on va, et, dans ces conditions, affirmer que la recherche est neutre, c'est se moquer du monde. Elle n'est pas neutre puisqu'on cherche quelque chose pour des raisons précises. Dire que la recherche est une activité de connaissance désintéressée, est inexact. Nous avons, certes, besoin de connaissances, et nous en produisons dans le cadre des recherches, mais toujours et seulement dans une optique de finalisation. Qu'est-ce que cela signifie finalisation ? Vendre des pilules en boîtes, construire une machine, breveter un produit... La recherche est en somme une activité de type industriel assez banale. Et à partir du moment où on le sait, pourquoi attendre le résultat d'une recherche pour analyser ses aspects éthiques (à l'époque, on disait moraux) ? La technologie rendue publique constitue évidemment une incitation à sa propre utilisation. Il vaudrait 'donc mieux faire l'analyse éthique avant d'avoir produit un résultat.
Dans notre époque où l'accélération domine la vitesse tandis que la productivité remplace le rendement et que le contenant est préféré au contenu, la publicité surclasse la qualité, elle-même déjà étouffée par la religion du chiffre.
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Je crois que ce qui a le plus gêné était de démystifier la recherche en dévoilant qu'elle n'est pas fondamentale mais finalisée. Je soutiens que c'est de plus en plus valable aujourd'hui. À l'époque, j'évoquais le cas particulier du diagnostic génétique de l'embryon, c'est-à-dire du risque d'identification de certains facteurs qui permettraient de prévoir - si cet embryon devient un enfant -, comment sera cet enfant. Non pas, comme le disent les journalistes, quelle sera la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. En tous cas ce n'est pas ce que les généticiens veulent proposer aux gens. Ce sont plutôt des critères de qualité, de santé, de résistance et de risques pour des maladies. Tout cela pourrait donc devenir analysable, voilà l'hypothèse que je formulais alors que l'on commençait à faire ce type de conjecture sur des foetus. À ce moment-là, il n'était guère possible d'opérer sur un œuf juste fécondé qui comptait seulement quatre ou six cellules. En général, les généticiens travaillent avec des centaines de cellules, mais je formais l'hypothèse que la Génétique allait progresser et qu'elle pourrait bientôt étudier des dizaines de paramètres dans une seule cellule. On m'a ri au nez, les généticiens en particulier, en disant que je ne comprenais rien à la génétique et que jamais il ne serait possible d'analyser un embryon âgé de deux ou trois jours après la fécondation, et comptant quelques cellules seulement.
Il n'aura fallu que quatre ans pour y parvenir, toujours grâce aux Anglais. À Londres, une équipe avait commencé à faire ce type de diagnostic à propos de maladies graves. Le problème que j'avais posé en 1986 est que, au début, on délivrerait ce diagnostic pour des maladies graves mais on l'étendrait très vite également à d'autres pathologies, à l'instar de la fécondation in vitro destinée à l'origine à des gens stériles et que l'on a étendu ensuite à d'autres cas. Puisque l'on dispose de l'embryon et de sondes génétiques qui permettent d'identifier tel ou tel caractère pathologique, on serait ainsi amené à augmenter autant que faire se peut l'identification de l'embryon, jusqu'à établir une espèce de portrait-robot sanitaire de chaque œuf pour ensuite proposer aux patients de choisir celui qu'ils désirent qu'on leur rende. C'est un peu ce qui est en train d'arriver. En France, pas encore, parce qu'il y a des problèmes législatifs : le tri des embryons n'est pas interdit, mais un décret vient seulement d'en fixer les modalités. Et nombreux sont ceux de mes collègues qui piétinent parce qu'ils veulent le faire.
Ce sera l'occasion d'exercer un métier bien différent de celui qui consiste à aider des gens stériles à avoir un bébé, qui est un bébé du hasard comme tous les bébés que les gens font dans un lit. En effet, ce n'est pas parce qu'on dispose de spermatozoïdes et d'ovules dans une éprouvette qu'on maîtrise quoi que ce soit. Le fait que le contenu génétique des gamètes nous soit inconnu et que l'embryon sorte de là au hasard, est apparemment inadmissible pour beaucoup de généticiens modernes. Pour eux, il faut utiliser coûte que coûte la chance de disposer de l'embryon et de techniques qui permettraient de savoir s'il est sujet à des pathologies.
Il était donc évident pour moi que, progressivement, ce qu'on a appelé la maîtrise de la procréation deviendrait une maîtrise de qualité. Il s'agirait désormais de procréer un enfant qui soit comme ceci ou cela. C'est à partir de ce moment que j'ai déclaré que j'arrêtais ce métier et que je continuerais d'exercer mon métier de biologiste de fécondation en essayant uniquement de rendre plus efficaces les techniques existantes pour faire en sorte que les couples stériles disposent d'une solution pour avoir un enfant du hasard.
À chaque fois que l'on m'interroge à la télé, à la radio, on dit : « Testart, celui qui a arrêté ses recherches ». Or, je suis toujours chercheur, et je n'ai pas arrêté mes recherches. J'ai simplement affirmé que la recherche n'est pas neutre et qu'on a le droit de la limiter. Cette position - je le répète -, m'a valu pas mal d'ennuis.
L'enjeu devenant progressivement de mettre au point une expertise génétique de l'embryon en éprouvette, je me suis retrouvé, en 1990, exclu de mon laboratoire de l'Assistance Publique. Je dispose actuellement d'un autre laboratoire, privé, à l'hôpital américain, dans lequel je continue à travailler sur la fécondation in vitro. Pour l'instant, il n'y a pas de pression pour le tri des embryons. Si cela arrivait, je serais résolu à me retirer comme par le passé. J'assume en même temps la direction d'une équipe de recherche sur la production des gamètes et la fécondation, chez l'animal et l'homme. Sans mon aventure avec les vaches, d'une part, et si, d'autre part, j'avais été médecin de formation, je suppose que je me serais fondu dans le moule et plié à la discipline de cette caste assez étrange. Dans le monde médical, on accepte facilement ce qui vient de la hiérarchie. Venant d'un autre milieu, j'ai pu réagir différemment. Quoi qu'il en soit, la culture d'un chercheur n'a rien à voir avec celle d'un médecin.
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que peut-on attendre de la recherche aujourd'hui ? La maîtrise de la qualité |
Que peut-on attendre de la recherche aujourd'hui ? La maîtrise de la qualité
Je me méfie toujours de la prévision, parce qu'on est sûr de dire une connerie comme si ce qui allait arriver était écrit quelque part. Bien souvent, ce qui arrive n'est pas ce que l'on croyait. Mais il est vrai que les techniques d'identification et la maîtrise de la qualité de l'embryon sont un enjeu pour l'avenir. Surtout que l'on a résolu en partie le problème quantitatif : un couple stérile veut un enfant, sauf à s'y prendre à cinquante ans, évidemment, cela est tout à fait possible. Il est bien rare qu'on ne trouve pas un moyen de « faire » à un couple un ou plusieurs enfants. Aujourd'hui, les gens ont entre 1,6 ou 1,7 enfants seulement par famille; on se met donc à deux pour faire moins de deux enfants. Dans ce contexte la fécondation in vitro présente un rendement assez faible : pour six cycles de traitement, il y a une naissance neuf mois après, ce qui équivaut à un taux presque équivalent de celui de la fertilité naturelle. Un couple voulant un enfant a, en effet, entre 15 et 30 % de chances par cycle de l'obtenir, cela pour des raisons propres à l'espèce humaine. Chez les animaux, c'est beaucoup plus « rentable » (souris : 95 %, vaches : 70 %). L'espèce humaine est moins féconde, mais non à cause des progrès médicaux desquels résulteraient selon la vieille idée eugénique, des individus de « mauvaise qualité ».
Les progrès médicaux significatifs datent seulement du XXème siècle, de ce fait ils dont pu encore infléchir sur la biologie humaine. La médecine, jusqu'à la fin du siècle dernier, c'était de la magie : aller voir un médecin, c'était comme aller voir un curé; cela pouvait faire du bien, mais cela n'avait aucun « effet scientifique » sur la santé. La médecine a véritablement été inventée au XXème siècle, et il est peu probable qu'elle ait dès aujourd'hui un effet sur la biologie de l'espèce humaine. On pourrait penser aujourd'hui que le fait de parvenir à faire procréer des couples qui n'y arrivent pas est un facteur qui peut influer sur l'évolution humaine, aboutissant, entre autres, à augmenter la proportion d'individus stériles. Ce n'est pas impossible mais ce n'est pas encore démontré. L'être humain vit plus longtemps que les espèces animales, et commence à procréer tard. Ceci est d'autant plus manifeste à notre époque où les femmes se consacrent légitimement à une activité professionnelle pour laquelle l'enfant représente une contrainte dissuasive. Beaucoup de femmes attendent donc 30 ou 40 ans quelquefois pour faire un enfant, ce qui occupe considérablement les consultations de stérilité dans les hôpitaux.
Mais entendons-nous bien, la science n'est pas censée s'opposer à la démocratie. Elle se borne à dire “ce qui, que nous le voulions ou non, est”. C'est à la volonté du peuple qu'il revient de décidér, en fonction de ce qui est, ce qui doit être.
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Une vache - je suis désolé de comparer les vaches et les femmes, mais ce sont les espèces que je connais le mieux -, une vache fait des petits dès la fin de la première année. Quelle différence, me direz-vous ? Et bien la différence concerne les risques de mutation dans les gamètes et les anomalies. Il est vraisemblable que l'espèce humaine cumule de nombreuses anomalies : on sait que la moitié des embryons fécondés in vitro n'ont aucune chance de se développer normalement. Je crois que la qualité va devenir un objectif prioritaire pour la simple raison qu'elle reflète une aspiration dans la société, ne serait-ce qu'au niveau de la production des biens de consommation : de plus en plus, on essaie de produire à moindre coût des objets qui répondent à des critères de qualité, preuve en est l'apparition des normes de qualité. Dans le monde du travail, le phénomène du chômage n'est pas étranger à la recherche de compétitivité et de rendement immédiat, et il n'est pas non plus étranger à l'exigence que les individus deviennent de plus en plus qualifiés alors que les machines effectueraient le travail moins qualifié. Ceux qui arrivent à se placer sont ceux qui manifesteraient le plus de qualités pour occuper tel ou tel emploi, ce qui sous-entend que l'on n'a pas besoin de tout le monde. Autrement dit, on opère une sélection parmi les gens, même si elle ne se présente jamais comme telle dans les discours. Actuellement, dès la petite école, on est en train de conditionner un réflexe de sélection calqué sur des modèles économiques. Compte tenu de l'engouement de la médecine pour le sanitaire, tout m'amène à croire que la santé publique n'est pas exempte de cette tendance à la sélection puisque les gens y croient au moins pour deux raisons : d'une part, la foi dans le progrès et la croyance que la santé peut être améliorée, d'autre part, le fait de cotiser à la Sécurité Sociale. Ce dernier point leur donne forcément des droits puisque circule l'idée absurde d'un droit à la santé. On peut avoir le droit aux soins de santé, c'est une chose, mais le droit à la santé, c'est comme dire le droit à l'éternité. La santé, hélas ! ne dépend ni des médecins, ni de la Sécurité Sociale.
Désirer être renseigné sur un enfant avant même qu'il existe correspond à la crainte tout à fait justifiée d'avoir un enfant anormal. Il existe aussi un fantasme « de confort » : vouloir un enfant qui soit mieux que celui du voisin. Ce fantasme est appelé forcément à se développer dans une société aussi compétitive et dure que la nôtre. Un enfant de meilleure qualité biologique - je ne parle pas d'intelligence nécessairement, mais de résistance à des maladies et à la fatigue, de force physique - aura, pense-t-on, plus de chances de trouver sa place dans la société qu'un enfant malingre ou asthmatique.
Eugénisme
Les gens ont conscience de façon seulement intuitive qu'ils voudraient avoir un enfant de qualité. Cette idée est vieille comme le monde et résume toute l'histoire de l'eugénisme. Ce mot date d'il y a un peu plus d'un siècle, mais la pratique, elle, est vieille comme l'humanité et se retrouve dans toutes les cultures. Or, faire des enfants qui soient de meilleure qualité devient possible pour la première fois dans l'histoire car il devient possible de qualifier l'enfant avant sa naissance, à l'état d'œuf, possible encore de choisir, parmi une collection, quels sont les œufs produits in vitro qui seront de meilleure qualité.
Mais revenons sur l'histoire de l'eugénisme au XXème siècle. Les journalistes ont découvert il n'y a pas si longtemps que 60 000 personnes avaient été stérilisées en Suède, or cela est écrit dans des bouquins depuis trente ans. 200 000 personnes ont été stérilisées dans les pays démocratiques avant 1933, en Allemagne, mais surtout aux États-Unis et en Suède ; dans d'autres pays c'était une pratique très répandue. Celle-ci correspond à un fantasme de qualité selon lequel les progrès de la médecine conduisent à une dégénérescence de l'espèce consécutive à l'amélioration des conditions de vie. Pour compenser cela, il faut des artifices qui améliorent l'espèce humaine, notamment en empêchant les individus tarés de procréer. D'où aussi l'idée que les individus de meilleure qualité devraient voir leur procréation favorisée. Ce fût le projet des « Lebensborn » nazis dans lesquels de « bons aryens » copulaient avec de « bonnes aryennes ». Les conséquences en ont été désastreuses pour tous ces enfants conçus hors l'amour et dans l'anonymat. Une telle pratique se retrouve cependant aujourd'hui aux États-Unis avec les banques de sperme « Nobel ». À ma connaissance, il n'y a qu'un seul prix Nobel qui soit allé y mettre son sperme, et tant mieux qu'il n'y en ait eu qu'un, vu que le sperme d'un vieillard, même nobélisé, est inapte à la fécondation. Dans les banques de sperme « Nobel », les gens vont choisir sur catalogue, un sportif, un chanteur ou un artiste. On a montré que les banques « Nobel » sont une absurdité totale, parce qu'il y a peu de chance qu'un enfant ainsi conçu soit de meilleure qualité qu'un autre, il n'en demeure pas moins que cela fonctionne, à l'américaine, c'est-à-dire que le contrôle d'éthique s'ajuste aux lois du marché. S'il y a une demande, il y a un marché, voilà pour l'éthique. Il est amusant de constater que les plus grandes consommatrices de ces banques de sperme sont des épouses de médecins stériles et il est assez remarquable que ce soit dans le monde médical qu'on trouve cette idéologie de la qualité.
Sélection du petit d'homme à Singapour : cuisine génétique entre diplômés, la tentation d'un eugénisme soft
Un individu taré est capable de faire des enfants extraordinaires et un individu extraordinaire des enfants tarés dans la mesure où il y a dans la fabrication des gamètes, des spermatozoïdes et des ovules, une loterie telle que le résultat de leur combinaison est imprévisible. On a donc appliqué au début de ce siècle, et encore aujourd'hui avec les banques Nobel, des systèmes qui sont aberrants scientifiquement. Relevons maintenant un fait contemporain très drôle. Singapour est un des tigres de l'Asie qui se portait très bien avant la crise financière. Ce n'est ni un régime démocratique, ni tout à fait une dictature, c'est un pays un peu étrange où il n'y a pas de racisme entre les ethnies qui y vivent. Par contre il y a une idéologie de la qualité, de la propreté et du sanitaire : interdiction de jeter un chewing-gum par terre ou de fumer. C'est pire que les États-Unis. À Singapour, l'ancien Premier Ministre Mr. Lee avait développé une pratique eugénique : il s'agissait de faire croire que les diplômés sont plus intelligents que les autres et, étant plus intelligents, engendreraient des enfants plus intelligents. Lee crée des centres dans les facultés et dans les grandes écoles où les diplômés peuvent se rencontrer. Ils bénéficient de primes ou d'avantages comme un appartement - pour copuler entre eux et faire des bébés. En effet, quel gâchis de spermatozoïdes si, par malheur, un diplômé d'une bonne université s'avisait de faire un bébé avec une paysanne ! Il s'agit ici d'un eugénisme libéral. Combien il serait mal vu de stériliser les tarés aujourd'hui ? Et bien, Mr. Lee a trouvé la solution qui consiste à donner aussi une prime aux tarés quand ils ne font pas de bébé. Quand je dis « les tarés », il faut comprendre : ceux qui n'ont pas de diplômes.
Depuis que nos sociétés se veulent démocratiques, depuis qu'elles ne reconnaissent plus (officiellement) d'autorité supérieure à celle des populations, le seul argument d'autorité quant àce qui est possible et ce qui ne l'est pas provient toujours, d'une manière ou d'une autre, de la science.
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Je ne vais pas m'étendre ici sur l'histoire de l'eugénisme, mais on en trouve trace dans toutes les civilisations anciennes, chez les Incas, les Égyptiens, les Grecs, partout. Mais, pour la première fois, nous nous trouvons dans une situation sensiblement différente de celle du début du siècle. Quand on a affaire à un géniteur mâle ou femelle qu'on veut, soit pousser à copuler, soit empêcher de copuler, cela n'a strictement aucun effet direct sur la génération qui suit puisque les gamètes sont d'une variabilité énorme. Imaginons qu'un couple procrée les six milliards d'individus sur la Terre, ceux-ci seront tous différents, hormis les quelques vrais jumeaux. Ce n'est donc pas une façon rationnelle d'améliorer l'espèce. En revanche, une fois que les gamètes sont fabriqués et qu'un embryon est constitué, le génome ne change plus, l'individu, pour la première fois, existe dans l'œuf fécondé. Et la seule possibilité eugénique - on pourrait dire intelligente, même si elle est parfois monstrueuse - est de sélectionner en éliminant. Cela se produit avec l'infanticide plus ou moins déguisé en mort à la naissance, mais aussi avec le diagnostic prénatal quand on découvre des anomalies graves chez un foetus que l'on décide ensuite d'éliminer. Tout cela est dur à vivre pour le couple, suppose un avortement, de tuer un bébé qu'on a vu sur une image échographique, et que la mère a senti bouger dans son ventre ! Si, parmi les quinze embryons du couple Dupont, on retient les deux ou trois qui ont la meilleure constitution génétique, et que l'on reproduit cette opération sur plusieurs générations, il se pourrait que l'on obtienne, pour la première fois dans l'histoire, un effet eugénique c'est-à-dire sinon une amélioration, du moins une mutation de l'espèce. Il faudrait le faire longtemps et sur beaucoup de gens. N'empêche que l'idée est là et qu'elle n'est pas absurde. Je la trouve monstrueuse, parce qu'elle nous amène à qualifier les enfants avant leur naissance, à les rendre redevables de tout ce qu'ils sont. Si on s'est donné tant de mal pour faire un bébé, il n'aura alors qu'à se tenir à carreau et être premier en classe, dans le cas contraire il rompra le contrat.
Tous les problèmes d'éthique sont des problèmes de limites. Si on est incapable de définir une échelle où situer des points de rupture, alors il n'y a pas d'éthique possible. Dans les textes de loi, vous trouvez une justification de l'avortement dans le cas d'une maladie particulièrement grave. Qu'est-ce que cela veut dire ? Bien sûr, tout le monde est d'accord pour éliminer un embryon si l'on pronostique un enfant mongolien, frappé de mucoviscidose ou de myopathie ! Mais certains pourraient dire aussi hémophilie. Pourquoi pas ? D'autant plus que le tri des embryons évacue pour le couple toute épreuve émotive puisque c'est un truc de techniciens dans un laboratoire. Les gens sont d'accord avec tout ce qu'on leur propose, surtout quand cela devient un peu compliqué, vu qu'ils n'ont guère les moyens de savoir. Il y a, d'autre part, un consensus - le bon sens ? - qui joue en faveur de cette idéologie de la qualité. On ne verra personne venir à l'hôpital et dire : « gardez-moi celui qui sera bossu, tout petit et myope ». Quoiqu'on en dise, il y a un consensus qui fait que l'on préfère avoir un enfant grand, en bonne santé, qui vivra longtemps et n'aura pas de cancer, caractéristiques que l'on commence à identifier dans un embryon.
La grande évolution de la génétique depuis quelques années, a été de montrer une corrélation entre gènes et pathologie, par exemple dans le cas de la mucoviscidose. Désormais la génétique est en train d'étudier les facteurs statistiques de risques. On a observé que telle pathologie se développe davantage en présence de tel ou tel gène. Pour le moment, on arrive à connecter deux ou trois gènes entre eux. Dans quelques années, je pense que l'on pourra étudier une centaine de gènes et dire : « voilà, telle configuration génétique, plus d'infarctus du myocarde, plus de ceci, plus de cela ». Les assurances s'intéressent beaucoup à ce développement. Le monde médical aussi et cela intéressera aussi les gens sitôt qu'on pourra le leur proposer. Il y aura donc bientôt un amalgame entre pathologie et risque de pathologie, même si une pathologie n'est pas mortelle et qu'elle n'occasionne qu'un handicap comme la myopie, l'asthme, le diabète, des maladies qu'il vaut mieux ne pas avoir, mais que tout le monde a. Car il n'existe pas d'individus normaux, on est tous tarés. Un eugénisme poussé à son comble conduirait à tuer tout le monde.
propos recueillis par
Yovan Gilles
Dans le prochain numéro, publication d'une suite consacrée au rôle du Comité d'Éthique.
photo : Olivier Porot |
Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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