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Entretien avec Pierre Dru [ 1 ]
Inspirations, pratiques et origines du danmyé
De l'ancienne Égypte à la Martinique de nos jours
“Tous ces chanteurs ont une âme blues martiniquaise. ...”
Chant, danse, musique, combat, rituel. Pierre Dru décrit et explique le sens souvent plurivoque des pratiques culturelles liées au danmyé à travers une histoire qui se décline au présent.
Cet entretien a été réalisé lors de la tournée de l'équipe des Périphériques vous parlent et de Génération Chaos en Martinique en juin 1999, et aussi lors de la venue à Paris de sept danmyétistes participant au colloque Overflow, geste sportif/geste artistique que Les périphériques vous parlent ont organisé à l'Université de Paris 8 le 4 décembre dernier. Il fait suite à l'article Monter au tambour publié dans le n° 10 dans lequel nous présentions cet art martial martiniquais dans ses caractéristiques générales.
Les niveaux du danmyé : de la danse au combat des initiés
Les périphériques vous parlent : Peux-tu nous préciser ce qu'est l'art martial du danmyé ? Un art martial, une danse, un combat, une philosophie de vie ? Pourquoi parle-t-on de niveaux dans le danmyé ?
Pierre Dru : On trouve trois niveaux dans le danmyé. Le premier est la danse. Il faut avant tout apprendre à danser. Les jeunes, les adolescents, les adultes, les hommes mûrs et même les vieux peuvent danser. À ce niveau-là, tout le monde peut entrer dans la ronde et s'amuser, danser sur le tambour ou faire des parades. Les anciens nous disent : « si vous voulez jouer au danmyé, il vous faut apprendre à danser ». Danser développe un art du déplacement, un art de l'esquive, un art qu'on appelle ou wè'y ou pa wè'y (traduit par: tu vois, tu ne vois pas, ou comme le font les enfants : « je te vois, tu ne me vois pas »). Sous-entendu : « je te tends un piège, mais toi, tu ne vois pas le piège que je te tends, donc c'est moi qui te prends. Alors que tu crois m'avoir pris, c'est moi qui te prends. » C'est un peu la philosophie du danmyé, d'ailleurs, cela exprime l'art de la dissimulation.
Le deuxième niveau dont parlent les anciens est « le jeu ou amusement danmyé », Cela veut dire que l'on se bat, mais les coups ne sont pas percutés. Ils sont placés, ils sont portés, mais jamais percutés pour faire mal. Dans le stade de l'amusement ou du jeu, on développe davantage l'esquive, l'observation et les ruses du combat. C'est ce qu'on apprend à partir du déplacement dansé qui se fait sur le rythme et sur la cadence de la musique danmyé. C'est un peu ce que l'on faisait tout à l'heure, des tentatives de coups de pieds, des saisies en lutte. Le premier coup de pied dans l'essai, permet de faire croire à l'autre que c'est le seul que l'on puisse faire. Mais quand il s'attend à la deuxième attaque, on a déjà changé, on entre sur lui, au contact, au corps à corps avec l'adversaire ou le joueur d'en face. Le danmyé enchaîne des formes de boxe, de lutte, de combats à mi-distance, au loin ou au plus près du corps. Il s'agit de jeux de ruses qui sont tout le temps liés.
Le troisième niveau est celui du combat réel, total, ce que les anciens appellent le « combat des initiés ». Là, tout est permis : coup de pied, coup de poing, coup de tête, coup de genou, lutte, accrochage. À l'époque, dans la ronde du danmyé, les combats ne commençaient pas avant dix ou onze heures du soir. La bonne heure était vers deux ou trois heures du matin. À ce moment-là, les grands, les forts arrivaient pour se battre. Et ceux-là se battaient à tous les niveaux du danmyé. Ils se battaient physiquement, mentalement, avec toutes les énergies qu'ils pouvaient maîtriser, honnêtes ou pas.
photo : Cyg |
Le danmyé est tout cela à la fois. Sa base est principalement africaine, mais pas exclusivement. Il a hérité dans son histoire des apports de la boxe anglaise, mais aussi du judo. Le problème est de savoir s'il a emprunté à ces différents arts de combat ou si ses propres bases contenaient déjà les mêmes principes de combat. Nous optons pour la deuxième solution. Quoi qu'il en soit, le danmyé hérite de la philosophie et de la manière de voir africaine et intègre les autres éléments sur cette base. Il est un art de combat populaire et descend des arts martiaux africains.
P.V.P. : Depuis des années, dans l'Association AM4, vous vous êtes penchés sur des recherches non seulement historiques ou philosophiques sur le danmyé, mais aussi, et toi particulièrement, sur ses aspects liés aux différentes disciplines qui entrent en jeu dans le danmyé : le chant, la musique, la danse, les variations rythmiques qui en découlent. En assistant à des combats, on s'interroge en effet : pourquoi ce rythme-là, pourquoi y a-t-il une énergie si forte qui s'en dégage ? Comment utiliser les codes culturels pour comprendre en profondeur le jeu, l'enjeu et les savoir-faire qui sont impliqués et la philosophie qui s'en dégage?
P.D. : Comment la recherche s'effectue sur le danmyé ? À l'AM4 nous avons cherché à comprendre en créant une commission de recherche qui étudie le danmyé. Nous sommes confrontés au problème de l'éclatement des structures anciennes dans lesquelles était implanté le danmyé. Il faut savoir que depuis les années 70 le danmyé se mourait, il était rejeté, méprisé ainsi qu'il l'avait toujours été comme composante de la culture noire. L'urbanisation progressive, l'enfermement devant la télévision, le rejet de la culture qui nous est propre de la part des jeunes, mais aussi le vécu dévalorisant qu'en avaient les anciens, ont amené un démantèlement des lieux où se produisait le danmyé, les fêtes de villages avant tout.
photo : Sébastien Bondieu |
Nous avons pu reprendre la pratique du danmyé qui tendait à l'oubli grâce aux anciens qui nous la transmettent aujourd'hui, dans le cœur desquels il continue de battre. Pour pouvoir perpétuer le danmyé, il fallait se situer sur le plan pédagogique et en avoir une connaissance complète. Qui dit pédagogie dit maîtrise du sujet autant que maîtrise des méthodes qui permettent aux gens d'apprendre. Alors, il fallait d'abord que nous apprenions, nous, le danmyé.
Actuellement il y a plusieurs courants dans le danmyé. Le courant folklorique est une idéologie un peu doudouiste : « je fais des beaux gestes, voilà les jolis petits nègres pour les touristes » et puis ça s'arrête là. C'est un peu le même racisme de l'esclavage qui continue sous d'autres formes. Il y a aussi le nationalisme un peu étriqué : « le danmyé est à nous, est pour nous », c'est un peu nombriliste, on ne regarde pas dans les autres îles comment le danmyé est lié à quelque chose qui se retrouve dans toute la diaspora. On s'enferme dans un ghetto et on n'en sort pas. Ceci ne veut pas dire que le danmyé n'est pas martiniquais , il l'est. Mais quand on l'étudie dans son essence, on retrouve dans la diaspora des formes de luttes similaires qui proviennent de la même souche africaine.
études comparées |
Nous avons cherché à comprendre et nous avons découvert que le danmyé était un art de combat très riche. Nous pouvions compter sur les doigts de la main les anciens qui le connaissaient et le transmettaient. La connaissance du danmyé n'était pas concentrée dans les mains de chacun des anciens, mais éparpillée parmi eux. Plus on a pu rencontrer d'anciens, plus on a rencontré de types de danmyé différents. Nous avons alors commencé une recherche sur plusieurs aspects du danmyé, pour pouvoir recueillir les techniques, les étudier, les comparer, en tirer la quintessence, pour pouvoir la transmettre avec toutes ses nuances. Cette recherche ne sera jamais terminée, parce qu'en même temps que nous entreprenons, il y a d'autres techniques qui apparaissent.
Nous avons compris que le danmyé est une polyrythmie harmonieuse, associant plusieurs rythmes de façon étagée [ 2 ]. Il existe différents rythmes :
- celui donné par les ti-bwà
- celui donné par le tambour
- celui donné par les claquements de mains modulés.
Tous ces rythmes au départ s'inscrivent et s'organisent sur la base du chant. C'est le chant qui ouvre le jeu du danmyé et qui lui donne son énergie de base, sa couleur. Je me rappelle d'un grand chanteur traditionnel, Ti-Emil Casérus, il n'était peut-être pas le plus grand chanteur de danmyé, mais il avait une bonne connaissance des fonctions du chant, particulièremen:t des étapes à respecter dans le chant. Ti-Emil chantait d'une façon qui, sans être tout à fait pareille, était proche du blues, un chant un peu mélancolique à la fois triste et rythmé. Cette façon de chanter, pour ceux qui sont dans notre culture, réveille en nous une foule de sentiments et de sensations. Il y a aussi un autre ancien, Monsieur Georges Oranger dit Yéyé [ 3 ] qui excelle dans l'art du chant danmyé, par ses qualités d'improvisation et pour les modulations tonales et rythmiques qu'il peut exprimer avec sa voix. Il peut composer instantanément sur n'importe quel sujet, il est notre référence actuelle.
Vous savez, il y a une infinité de nuances dans le chant du danmyé. Par exemple, si je chante « dé kout kouto filé Emanuel » (traduction : Emmanuel a préparé deux coups de couteau - les deux couteaux étant les deux pieds) je suis biguiné, très dansant. Par contre si je change l'intonation, c'est pratiquement le même texte, c'est peut-être imperceptible à l'oreille de quelqu'un qui n'est pas initié, mais quand le chant va se développer dans la ronde, celui qui se bat percevra la différence. Sur le deuxième chant, il aura beaucoup plus envie de se battre. C'est une façon de moduler le chant, de « le prendre », dit-on dans le danmyé.
Les grands chanteurs avaient une énergie incroyable. Personnellement, je ne sais pas la faire passer dans le chant comme eux le savaient. C'était une énergie de combat propre au danmyé. J'avoue que je suis très modeste à côté d'eux. Je chante assez bien, peut-être, mais ce n'est pas comparable [ 4 ]. Le chant règne dans le danmyé. Les ti-bwa, le tambour, modulent le chant et l'énergie de la ronde. Ecoutez : (il chante avec une certaine tonalité) : « Mayo, mayo, pas volè mango, mayo. Si'w volè mango, mayo... ». Chanté comme ça, les danmyétistes vont courir la ronde. J'ai chanté à un niveau bas, pas trop excitant, calme. Maintenant, quand les danmyétistes ont fini de se présenter au tambour, ils vont entrer dans le combat. Là, (il rechante avec des accentuations différentes) le chant commence à piquer, à monter. Ça veut dire que la voix sera beaucoup plus haute, plus aiguë, plus sifflante. À partir de là le tanbouyé va commencer à serrer la membrane du tambour pour faire ressortir des coups aigus parce que les notes hautes et aiguës ont comme conséquence d'exciter les combattants.
Je l'ai appris en musicothérapie, à partir des recherches effectuées sur les effets du son sur le corps. Quand vous prenez un tambour et que vous jouez des sons graves, à la « basse », comme on dit chez nous, le débit du sang est multiplié par deux dans les artères. Le son du tambour a une action sur notre organisme, il permet un échauffement de tout le corps. Les sons graves jouent le rôle d'une préparation physique. Par contre les sons aigus vont commencer à exciter. Vous êtes déjà échauffés, mais vous ne faites pas encore « corps » avec le tambour. C'est là que le son aigu va exciter, pour « vous éplucher », vous déshabiller de toutes les défenses, les blocages mentaux que vous pouvez avoir. Quand il a « épluché » les défenses, le chanteur ne va pas faire uniquement des sons aigus, il va lancer des pointes à l'aigu, puis retourner à la basse. Le sang circule et nous échauffe, en même temps, le mental se dilate. Vous pouvez alors envisager de réaliser ce dont vous ne pensiez pas être capable. Le tambour excite et à ce moment-là, le chanteur prend toute son importance. Quand les combattants sont prêts, le véritable chanteur, l'initié, va maintenir le niveau d'énergie à un point où vous « faites corps » avec le tambour. Vous avez devant vous un adversaire et vous devez le vaincre. C'est à partir de là que le chanteur va pousser des pointes. Il va faire monter le niveau d'énergie, le faire descendre, le régulariser, il va tenir l'énergie de toute la ronde. C'est le chanteur qui vous met dans cet état.
Nous n'avons pas beaucoup de chanteurs qui connaissent ces techniques à l'heure actuelle. Quand Ti-Émil me les a enseignées, il m'a dit, je dis ça en créole :« Lô un kachanté, sé karsi ou ka ouvè au la pot », c'est-à-dire que le chant doit toujours « ouvrir » les portes. On doit toujours ouvrir, et en même temps garder un certain niveau de référence, pour que le chanteur puisse monter et descendre selon les modulations de sa voix. Quand le chant monte et descend, il vous enveloppe et vous « faites corps » avec lui. On appelle ça en psychologie ou en psychanalyse des enveloppes corporelles. La musique en est une. À ce moment, vous pouvez entrer en état de transe. Or, qui dit transe, dit état modifié de conscience. Chez certaines personnes, ce sera un état d'excitation. Des gens nous racontent avoir assisté dans le passé à des rencontres où le combattant pouvait se transformer en « monstre ». C'est une façon de parler pour dire que le combattant est tellement pris par ce qu'il ressent qu'il dévient une bête de combat. Des anciens m'ont décrit des phénomènes de sortie corporelle, ressentis comme une sensation de froid intense, d'élévation du corps. À ce moment-là, ils sont transformés. Ils se regardent jouer, et après, ils rentrent dans leur corps. D'autres personnes décrivent des sensations différentes où ils ont l'impression d'être dans la même vibration que le tambour. Je peux en parler. La vibration vous traverse, autant vous que ceux qui vous entourent. Elle est à un mètre ou deux, dans le sol, dans le plafond, dans les gens. À partir de ce moment-là, certains ressentent ce que vous êtes, ils arrivent même à pressentir ce que vous pouvez faire dans la ronde.
photo : Kathrin Ruchay |
En musicothérapie j'ai utilisé ces techniques dans le travail avec les enfants handicapés. Je me rappelle d'un professeur de flûte initié aux techniques du chant chez les Indiens du Mexique qui nous avait fait faire ce qu'on appelait le chant des voyelles : A, O, É, U, I, Ou, en position debout ou couché. Nous avons pratiqué ce chant pendant quinze minutes et, parmi nous, certains sont entrés dans des états modifiés de conscience, ils étaient apparemment sorties de leur corps physique. Nous avons été obligés de : les ramener à la réalité. Je l'ai vécu. C'est pour vous dire que la voix, la vibration qui peut s'en dégager, la prononciation de certaines voyelles, agissent sur le corps humain, sur les centres d'énergie. La psychophonie étudie ces phénomènes. Des américains chercheurs en psychiatrie ont travaillé sur ces ondes vibratoires. Ils seraient arrivés à faire des armes portatives, sorte de télécommandes, qui produiraient des ultrasons à des fins militaires. Cela pourrait mettre une armée hors de combat. Je parle au conditionnel car cette information m'a été donné par un psychiatre et je n'ai pu la vérifier. Par contre ce qui est indéniable est que les effets du son sur le corps humain sont l'objet de toutes sortes de recherches, y compris militaires. C'est pour vous dire l'importance du son.
P.V.P. : En assistant au danmyé nous avons aussi été frappés par deux autres relations. Celle des danmyétistes avec le tambour et celle de la ronde avec les danmyétistes. Il s'agit de deux relations palpables, très physiques, qui ne peuvent pas échapper quand on assiste au jeu du danmyé. Qu'en est-il du rituel de présentation au tambour ? Le danseur entre dans la ronde et se présente au tambour ; il exhibe sa gestuelle, sa personnalité dans un face à face avec le tanbouyé. Il attend de celui qui vient le défier qu'il en fasse autant. Le combat n'a pas lieu tant que chaque combattant n'a pas développé ce rituel. Or, dans les documents sur la présentation du danmyé que vous éditez, nous trouvons cette affirmation :« Il faut savoir s'accorder au langage du tambour quand il est favorable et s'opposer à lui quand il est contraire ». Peux-tu nous préciser quel rôle joue le tambour dans la relation avec le danmyétiste ?
En ce qui concerne la fonction de la ronde, elle joue un rôle essentiel dans la mesure où l'ensemble des personnes qui entourent et « soutiennent » les combattants, ne sont pas seulement spectateurs, mais chantent, frappent des mains, « respirent » l'émotion, font circuler l'énergie. Ils sont acteurs du combat à part entière, nous dirons même, pour ce que nous avons vu, qu'ils fonctionnent comme un régulateur entre la beauté des gestes, le combat et la musicalité de l'ensemble. Ils rendent palpable le rapport étroit qu'il y a dans te danmyé entre la puissance artistique et la puissance de combat. Est-ce que notre appréciation est correcte ?
P.C. : Le jeu du tambour est très profond. La voix dèyè est donnée par les chanteurs qui sont positionnés derrière le tambour, mais elle est aussi donnée par les personnes réunies dans le cercle de la ronde, et qui savent chanter. C'est comme si toute la ronde faisait corps avec la musique et l'espace où se produit le combat. il se crée un lien entre les participants, une énergie de l'ordre du vibratoire, d'une intensité presque rituelle, « ça fait corps ». D'autre part, quand le tanbouyé joue, un lien très fort se crée entre lui et le combattant. Le tanbouyé joue normalement pour les deux combattants, mais chaque fois qu'un combattant prend le dessus sur l'autre, il devrait en principe « serrer » la membrane du tambour ou appuyer avec le talon sur cette dernière, pour faire ressortir les sons aigus qui vont galvaniser celui qui a l'avantage. Il peut arriver que le tanbouyé soit contre l'un des combattants de la ronde, à ce moment-là un problème se pose. En effet, quand le combattant a besoin de toute l'énergie du tambour pour arracher un adversaire de terre, le soulever, à ce moment le tanbouyé casse le rythme de la musique et en même temps l'énergie de celui qui a le dessus. Là, on dit que le tanbouyé est contre vous. Le tanbouyé ne « serre » plus le tambour, il ne vous excite plus. Quand c'est l'autre qui vous prend, à ce moment le tanbouyé se met à « piquer » le tambour, à le « serrer ». Il donne de la force à l'autre.
Les notions d'apprentissage par le corps (en japonais le verbe tai toku suru), d'exercice physique ascétique conduisant à la connaissance 'shugyo), de spontanéité acquise par l'entraînement physique (mushin), ne peuvent être rendues que par des périphrases dans les langues européennes. (...) le théâtre a sollicité les sciences du langage dans ce qu'elles ont de plus formel. Cet “art vivant” a de la sorte privilégié le “signe“ (abstrait), en négligeant le “signal” (physique). |
Anciennement, les initiés, les grands du danmyé, étaient capables de se battre contre celui qui entrait dans la ronde, mâis aussi contre le tanbouyé s'il était contre eux. Au-delà du chant, du tambour, des ti-bwa, et du tanbouyé, l'initié avait sa propre énergie. Il pouvait prendre l'appui énergétique sur une des composantes polyrythmiques de la musique, soit la voix dèyè, soit I les ti-bwa, et se battre contre le combattant, le tanbouyé, et même le reste de la ronde - quand celle-ci ne lui était pas favorable. Il fallait par contre être très fort pour arriver à ce niveau.
Dans les temps passés, les danmyétistes pouvaient avoir une force phénoménale. Je connais un combattant de danmyé, toujours vivant, qui soulevait 250 kilos. Il mettait deux sacs de 50 kilos sur sa tête, deux sur ses épaules, il en tenait un autre dans ses bras. Il marchait avec 250 kilos comme ça, sans aucun problème. Il était capable de sauter un fossé de deux mètres en portant 130 kilos. Ces travailleurs de force soulevaient continuellement des sacs de 110 kilos dans l'usine de fabrication du sucre, ils pouvaient faire à eux seuls le travail de deux ou trois personnes. Imaginez un gars comme ça dans une ronde de danmyé ! Face à lui vous pouvez avoir de la technique, mais... Sans compter ceux qui avaient des pratiques qu'on pourrait dire d'ordre spirituel, magique. Il y a des histoires qu'on raconte. Vous allez me dire que ce sont des histoires, mais où est l'histoire et où commence la vérité ? Parfois, on ne sait pas. On a cru longtemps que la télépathie était une histoire à dormir debout. Maintenant on sait que ça existe, c'est utilisé à des fins militaires ou pour communiquer avec les dauphins par l'intermédiaire d'ondes télépathiques. On maîtrise aussi des techniques d'hypnose et nous allons peut-être découvrir beaucoup d'autres choses.
Les pratiquants du danmyé nous disent : quand vous jouez au danmyé, ne regardez jamais dans les yeux celui qui est en face, il faut regarder l'espace qui est entre sa poitrine et ses hanches, parce que quand il va commencer à bouger, automatiquement cette partie du corps bougera. Ceux qui pratiquent l'aïkido connaissent cela. De plus, ne pas le regarder dans les yeux permet de ne pas être dominé mentalement, de ne pas subir la force qui se transmet par le regard. Il suffit d'être dominé mentalement pour perdre le combat. Tout ça forme un ensemble ritualisé, un ensemble de vie, de communication entre ceux qui se battent à l'intérieur de la ronde et ceux qui sont autour, c'est une manifestation d'énergie commune et individuelle à la fois, un ensemble entre ce qui est visible et ce qui ne l'est pas.
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Les origines africaines et égyptiennes
P.V.P. : Vous avez des interprétations différentes sur l'origine du mot danmyé, où en êtes-vous dans vos recherches à ce propos ?
P.D. : À partir de la description que nous ont fait les anciens, nous avons cherché à comprendre le danmyé dans toutes ses formes. La recherche du sens du mot danmyé est très riche. On dit qu'il représenterait une symbolique qui oppose le noir et le blanc, dans le jeu de Dame. On a dit aussi qu'il vient du fait que les travailleurs « damaient » la terre après avoir creusé les emplacements pour construire les maisons, et qu'ils jouaient ensuite dessus au danmyé. Si on s'en tient à la langue africaine, on trouve deux mots : le mot ganm et le mot danm, dérivants de deux familles de langue africaine, qui signifient initié [ 5 ].
La particule yè désigne le groupe : ceux qui sont danm et/ou ganm ; danmyé voudrait dire alors ceux qui sont initiés. Cela correspond au sens profond du danmyé, ceux qui se battent au troisième niveau : le « goumen » danmyé.
En créole nous disons ganmé. Quand quelqu'un est ganmé cela veut dire aujourd'hui qu'il est élégant. Or avant, dans la société coloniale, était ganmé celui qui était habillé en blanc, c'était la couleur du coton, le prestige, mais aussi la couleur de l'initié (celui qui officie). Maintenant encore, quand on voit quelqu'un qui est toujours habillé de blanc, on lui dit en créole :« ou se an mantô » (tu es un Mentor). Mentor étant le nom d'un général martiniquais de l'armée française, passé du côté de Toussaint Louverture lors de la guerre d'indépendance d'Haïti. Il est employé dans la langue créole pour désigner la puissance, plus particulièrement la puissance occulte, magique, spirituelle. Cette hypothèse n'est pas à négliger car le créole, avec d'autres mots ou des mots transformés, a conservé son sens premier.
photo : Cyg |
Il y a un autre terme qui désigne le danmyé, c'est le mot lagya ou ladja (anciennement écrit laghya). Pour comprendre l'origine de ce mot, il faut partir du syncrétisme des cultures des différents peuples africains qui s'est effectué en Martinique pendant la période esclavagiste.
Il y a eu un syncrétisme noir/blanc, mais on oublie souvent le syncrétisme qui s'est opéré entre les cultures africaines elles-mêmes. Les Noirs ont enlevé de leur culture tout ce qui était fortuit, superflu, pour ne garder que l'essentiel, ce qui leur permettait de maintenir les principes indispensables de vie, donc à l'époque, de résister. Je vous conseille de lire à ce propos le dernier livre de Gabriel Antiope qui parle des rapports entre la danse et la résistance.
Au Bénin, il y a une lutte qui s'appelle kadjà, où l'on retrouve des prises similaires au danmyé. Le terme adjae dans les langues Éwé veut dire arrache-le, étripe-le, coupe-le. Les gens, autour de la ronde du danmyé utilisaient exactement les mêmes termes : c'était dans l'esprit du combat. Ladjà, qui est employé chez nous pour designer aussi le danmyé, peut avoir ces origine [ 6 ]. Monsieur Dufrénot écrira Des Antilles à l'Afrique et parlera de l'importance de la langue Éwé dans notre culture. Sur le mot laghyà, Cheik Anta Diop, le grand égyptologue d'origine sénégalaise, a écrit dans le tome II de son livre Nation Nègres et Culture, que laghià voulait dire : histoire de la chevalerie sénégalaise ; ces chevaliers étant presque comparés à des samouraï dans leurs façons de vivre. Il y a des choses que j'ai retrouvé dans l'esprit du danmyé qui sont tout à fait identiques. Par exemple les Lai qui étaient des seigneurs dans les royaumes sénégalais, n'avaient pas le droit de manger seuls, de perdre un combat, ni de se battre avec un plus faible, sous peine d'être déshonorés et de se donner la mort. Il faut noter que le Sénégal a été l'un des premiers endroits où la traite des Noirs a commencé, les premiers esclaves et colonisateurs qui sont arrivés en Martinique venaient de ce pays et des pays avoisinants.
rites et initiations |
Il y a un combat de danmyé qui s'est déroulé au Diamant sur la plage près d'un canot. C'était un Noir de la commune du Diamant contre un Chabin (Métis) du Vauclin. D'après ce que disent les anciens et la tradition orale, ils se sont battus pendant presque une demie heure. À un moment donné, le Chabin du Vauclin aurait pris l'ascendant sur le Noir du Diamant en l'étranglant sur le bord du canot. Le Noir, en cherchant à se défendre, met sa main dans le canot, trouve ce qu'on appelle en Créole An bèkmè (ou bec d'Espadon) et pique le Chabin avec. Les anciens nous racontent cela pour mettre en relief l'attitude du Chabin, sa valeur combattive. En effet, alors qu'il est blessé à mort, celui-ci répond :« ou pran mwen jodi-a, mé on lapot syëlila, man kè tchenbé'io » (tu m'as eu aujourd'hui, mais je t'aurai à la porte du ciel). Le combat n'était pas terminé. C'est vous dire comment les attitudes et les traditions se retrouvent ici.
Pourquoi je parle du Sénégal ? Parce que dès la fin du XVIIème siècle (1695) est promulgué le Code Noir avec l'article 16 qui interdit aux Noirs le port du bâton (considéré comme une arme). Nous appelons le combat bâton : ladja-bâton, mais dans la tradition orale, il est appelé aussi jankoulib. Si on se réfère aux dates, à notre connaissance il est présent dès le XVIIème siècle. À cette époque, les Français sont plutôt présents au Bénin, au Sénégal, au Nord du golfe de Guinée. Les Portugais sont arrivés plus bas. Les esclaves se battent déjà au bâton en Martinique. Autour du bâton il y aurait tellement de choses à dire ! Des archives photographiques attestent que ce combat se déroulait avec le tambour. Le danmyé est aussi désigné sous un autre nom : kokoyé, qui viendrait de kokoulé du Bénin, autre forme de lutte. On le retrouve beaucoup dans la région du Nord atlantique, qui en Martinique s'étend entre Basse-Pointe et Grand-Rivière. Tu joues un tambour kokoyé, ça veut dire tu joues un tambour danmyé, ou ké fé an kokoyé.
Il existe enfin un quatrième terme pour désigner le danmyé, c'est wonpwen qui indique un rond dans lequel on se bat avec les poings, mais aussi un cercle dans lequel les gens sont capables de se battre avec des pwen, des pratiques magico-religieuses. Quand en créole on dit ou ni an pwen anlé mwen ça signifie qu'on domine l'autre par une pratique magico-religieuse. Tout cela existe dans le danmyé. En fait, on remarque que le danmyé est le fruit d'un syncrétisme, déjà au niveau de l'Afrique, entre des traditions de différents peuples de la côte ouest, qui s'étendent du Sénégal au Mozambique.
P.V.P. : Tu es formateur et en même temps engagé dans la pratique, la pédagogie et les recherches sur le passé du danmyé. Les explications que tu nous donnes sont le fruit de tes recherches personnelles ?
P.D. : C'est une recherche que j'ai faite dans le cadre d'un DEA de Langues et Cultures Créoles. Le terrain d'investigation est très riche, et pour comprendre les cultures africaines, j'ai du me référer aux travaux de Cheik Anta Diop, mais aussi des égyptologues de renom tel Alain Anselin qui réside en Martinique. Dans le ladja, le danmyé de la Martinique, il ya beaucoup d'attitudes de danse, de coups, qui sont proches de la capoeira brésilienne. La capoeira se dit originaire du ngolo venu d'Angola. En fait, des recherches approfondies nous montrent qu'il n'y avait aucun rapport avec le ngolo. Lors de fouilles en Égypte en 1890-95 on a découvert des tombeaux de pharaons égyptiens représentant des images de plusieurs types de sports. Nous avons pratiqué en Martinique beaucoup de ces sports : des courses de canots, le canot à la pagaie, la course aux avirons. On découvrira dans ces tombeaux de pharaons égyptiens la pratique de la boxe, de la lutte, de la gymnastique, de l'acrobatie. On va aussi découvrir la lutte africaine, la lutte libre. Tout cela trois mille ans avant ].C. Au dernier millénaire avant ].C., par l'intermédiaire de villes comme Alexandrie, les Grecs seront en liaison avec ce peuple. La lutte africaine sera étudiée et apprise par les Grecs, la boxe africaine aussi. Chez eux, ils la transformeront pour en faire une lutte totale : le Pancrace, qui va sortir de Grèce pour revenir en Afrique, où il deviendra un des sports les plus prisés dans le palais des pharaons et dans la tradition africaine.
photo : Cyg |
On retrouve en Martinique tous ces aspects, nous avons donc découvert dans le danmyé des pratiques qui sont plus que millénaires : la lutte appelée lévé-féssé, le combat uniquement avec les poings ou avec les pieds, les formes mélangées dans lesquelles celui qui se bat avec les pieds et les poings est capable d'entrer aussi en lutte. La question de la boxe est importante, puisqu'elle nous emmène très loin. Le scribe égyptien met face à face un boxeur et un danseur. Les premiers chercheurs étaient surpris, c'était inconcevable, on ne peut pas mettre un danseur face à un boxeur. Chez nous, par contre, c'est parfaitement concevable, vous pouvez danser en étant au combat, c'est le danmyé. En effet, les postures que l'on retrouve dans le danmyé, dans le ladja, et même dans une danse d'amour qu'on appelle la béguin ou la biguin-belin, sont des postures avec une gestuelle issue de ce qu'on appelle le yoga des pharaons [ 7 ]. Le pharaon était le représentant de Dieu sur Terre, il avait une gestuelle, un cérémonial lui permettant d'entrer en contact avec lui. Dieu était au-delà des formes, au-delà de la couleur de la peau, de la race, au-delà du visible, parfois même au-delà de l'invisible, unissant le visible et l'invisible, le matériel et l'immatériel. Il y a un débat chez les égyptologues sur ce sujet, mais en tout cas cela nous permet de comprendre nos pratiques.
En fait, le yoga des pharaons combine toute la connaissance du hajha-yoga de l'Inde avec d'autres postures, qu'on appelle les postures du yoga de la verticalité. Le yoga des pharaons pouvait utiliser la posture en équilibre sur les mains ou les pieds. Cette posture de verticalité où la cage thoracique est dégagée pour respirer profondément, revient toujours. Quand on connaît l'importance de la respiration dans le yoga, on comprend pourquoi. Toutes ces postures étaient travaillées dans la marche pharaonique, une marche posée, liée à la respiration.
Quand j'ai cherché l'origine gestuelle du danmyé, j'ai cru d'abord qu'elle venait de l'Église Catholique, parce que j'avais retrouvé beaucoup de postures similaires au danmyé dans celles que le prêtre adopte lors de la messe quand il officie devant l'autel. Ces correspondances ne m'expliquait pas toutes les autres postures qu'on retrouve dans le danmyé. Mais quand j'ai découvert le yoga des pharaons, les correspondances couvraient l'ensemble des postures. C'était flagrant. Mieux, je découvrais que l'Église Catholique, avait beaucoup hérité des rituels pharaoniques de la religion Osirienne [ 8 ].
Ce n'est pas un hasard si en Égypte ancienne, qui était une civilisation noire issue de la culture africaine (quoi qu'en puissent penser certains détracteurs), on retrouve les mêmes postures qu'en Afrique ancienne. Ces postures pouvaient être utilisées de façon dynamique à travers la danse, mais aussi comme postures du corps de façon passive ou apaisante. Il est important de noter que ces postures participent au développement de l'énergie du corps, à sa revitalisation, et à la façon dont le corps humain lie les deux énergies fondamentales du ciel et de la terre. Dans le danmyé ce travail est très clair : de façon active par la fusion des deux énergies - l'éveil du chakra et l'éveil des sources d'énergie du corps - d'une façon passive par le travail de la respiration, auxquels il faut ajouter le travail par le rythme et le son.
La première chose que nous apprenons est la marche consciente, en « homolatéralité » et en « controlatéralité », il s'agit des développements de formes de marche appelées le balansé-marché. Dans la danse, la façon active et la façon passive sont mélangées et contribuent, moins à détruire l'autre, qu'à l'éveiller. La source profonde du danmyé, quand elle est correctement comprise, est l'éveil de l'être dans toutes ses dimensions, dans tous les chemins du savoir. C'est en fait la rencontre avec ce qu'il y a de plus profond en nous. Ça passe par des choses élémentaires. Tout le monde va chercher peut-être dans la magie ou les livres : non ! Cela passe par les choses simples de la vie : apprendre à marcher correctement, apprendre à esquiver correctement, apprendre à être régulier dans sa cadence, dans son travail, dans sa persévérance. Ça passe par des choses qui travaillent le corps, le mental, qui préparent à l'ouverture d'esprit. Ça, on peut l'apprendre.
P.V.P. : Ton explication est très précieuse, parce que nous n'avons pas forcément les codes pour comprendre ce qui est en jeu. Pour percevoir en profondeur le danmyé, faut-il selon toi en connaître le trajet historique ?
photo : Cyg |
P.D. : Il faut que celui qui entraîne au danmyé puisse parler en connaissance de cause. Il n'y a pas beaucoup de personnes en Martinique qui peuvent parler de cette façon. Même si je pense peut-être, à l'heure actuelle, être celui qui fait la recherche la plus poussée, il est vrai que nous sommes plusieurs à chercher dans la même direction. Tôt ou tard, nous allons mettre nos connaissances en commun et nous serons clairs sur cet art. En tout cas, les grandes lignes sont tracées. Si nous voulons parler du point de vue national, je suis très clair là-dessus : nous n'avons rien à envier aux autres arts martiaux. Nous avons tout simplement à développer le nôtre.
Du point de vue humain, à partir de notre pratique, on s'aperçoit que l'on rencontre les autres pratiques. L'Église catholique a usé des pratiques de l'Église romaine, Rome a utilisé des pratiques égyptiennes. Les Noirs, quand ils étaient persécutés, disaient aux prêtres colons qui débarquaient en Martinique : « vous parlez de Dieu, mais visiblement, nous connaissons Dieu mieux que vous ». Que penser de certaines conceptions racistes, fascistes, qui disent que les hommes, selon la couleur de leur peau, sont supérieurs ou inférieurs à d'autres ? Les Africains ont connu ça. Au départ les textes égyptiens disaient: Dieu est noir. Et puis, ils se sont rendus compte qu'il existait des hommes qui n'étaient pas noirs : tous ceux qu'on appelle les Sémites, les Asiatiques et puis les Blancs. Sachant qu'ils ne les appelaient pas blancs, mais rouges. Alors, que s'est-il passé ? Leurs textes sont très clairs. Dieu est au-delà des formes et des couleurs, en fait il est immatériel. Chaque homme est à l'image de Dieu et chaque homme a Dieu en lui, c'est extraordinaire ! Ça existait deux à trois mille ans avant Jésus-Christ. Il y a aussi le professeur Bilolo, un camerounais qui exerce en Allemagne, parfois à l'Université de Californie, et qui a écrit sur l'origine des thèses religieuses africaines et sur leurs répercussions. Certains psaumes de la Bible existent bien longtemps avant qu'on l'ait écrite. Il y a une tradition orale importante. Pour faire référence à votre propre culture, vous pouvez lire Le style Gral de Marcel Jousse, dans lequel l'écrivain affirme que vous ne pouvez pas comprendre la Bible si vous ne la remettez pas dans le contexte de la tradition orale de l'époque. C'est à travers cette tradition orale, par la parole, le verbe, qu'étaient colportées les traditions. Combien de choses se sont perdues par l'écriture, parce qu'on a perdu la gestuelle qui l'accompagne ! Il écrit : « Les peuples qui sont ailleurs ont à nous apprendre notre propre histoire, parce que parfois, ils l'ont conservée dans leur tradition orale. » C'est pourquoi la rencontre entre le danmyé et Les périphériques vous parlent est très enrichissante. Je suis content qu'on en parle.
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Les origines africaines et égyptiennes | |
Héritage des anciens |
postures sacrées |
Héritage des anciens
P.V.P. : Le rôle des anciens est très actif en Martinique. Est-ce qu'ils vous racontent aussi des histoires orales, des légendes, sur le danmyé ?
P.D. : Les anciens, qui ont entre 70 et 90 ans et plus, ont beaucoup d'histoires à propos du danmyé. Des histoires de combats, de gens extraordinairement forts. Des histoires que nous n'avons jamais approfondies complètement dans leurs significations. Tous me disent : « Pierre, ça, ce qu'on appelle le danmyé, c'est à la base de tous les arts martiaux. Tu ne peux pas comprendre les autres si tu ne comprends pas celui-là ». J'avoue d'ailleurs qu'au début je ne comprenais pas. Ce que nous disent en résumé les anciens : le danmyé est un fil sans fin.
J'ai rencontré un type passionné des arts martiaux qui s'appelle Nédan, il est guérisseur. Sa mère, son père, son grand-père et sa grand-mère étaient aussi guérisseurs - sa grand-mère était d'origine martiniquaise et son grand-père d'origine chinoise, mongole, il entraînait un major du danmyé, qui s'appelait Julien Anatole. Son grand-père lui disait que dans l'art de combat du danmyé, on retrouvait des formes de combat de l'Égypte ancienne, de l'Afrique, de l'Espagne, de la Chine. Il disait que c'était la tradition de trouver des formes de combats différentes, mélangées. La tradition du danmyé se nourrit de ce mélange. Je cite cet ancien même si je ne suis pas sûr de la véracité de ses propos. Il faut savoir que ces personnes ont pu dire cela parce que ça fait partie de ce qui est colporté par la tradition orale. Ils disent que quand Julien Anatole se battait, il se préparait avec des plantes, il se lavait. Parce qu'il y a aussi des pratiques de méditation dans le danmyé. Je connais quelqu'un qui m'a dit : « Pierre, si je me bats normalement avec toi, je peux manger la veille. Mais si c'est un combat qui est préparé, qui est à un autre niveau, avant de me battre, je reste cinq jours sans manger ». Alors moi, je lui dis : « mais quand tu arriveras dans la ronde, tu seras faible », et lui me répond : « c'est ce que tu crois, je serais deux ou trois fois plus fort que toi ». C'est extraordinaire d'entendre ça ! C'est un ancien âgé de 68 ans peut-être, un des derniers grands combattants du danmyé dans la région de Sainte-Marie. C'est lui qui m'a appris les trois niveaux du danmyé. Et puis il y a un type de Rive-Droite, qui peut rester assis à coté de vous, à vous regarder, vous observer ; si vous pratiquez le danmyé et qu'il sent quelque chose en vous, il pourra peut-être prendre contact avec vous. Les anciens ne vous disent rien tant qu'ils ne vous sentent pas prêts à entendre ce qu'ils ont à vous dire. Ils vous dévoilent des choses quand ils voient évoluer votre cheminement personnel. Dans la ronde du danmyé, il y a les deux combattants, le cercle autour, puis il a un deuxième cercle, le cercle des initiés. Ils sont là, ils regardent, ils savent. Bien sûr, vous pouvez voir une ronde de danmyé et ne pas vous rendre compte des différents protagonistes qui la composent et de ce que cela signifie profondément. Mais les anciens sont là.
Le mode d'approche du vivant par la procédure anatomique a contribué à fonder en Europe un art du spectacle dont l'excellence repose sur la maîtrise du discours, et dont la déficience tient à l'exclusion de l'organicité. |
P.V.P. (Cristina Bertelli) : Quand j'ai découvert le danmyé, l'année dernière, à Rivière-Pilote, je ne savais pas exactement ce que j'allais voir. sur place, sur la plage, dans la ronde, c'était impressionnant. Avant tout, j'ai senti l'énergie. Il y avait quelque chose de magique qui s'est passé. Ce qui m'a frappé, peut-être encore plus que le combat ou les techniques, c'étaient les niveaux très différents de l'assistance, le regard des anciens qui m'ont complètement bouleversée.
J'observais des personnes âgées qui avaient les yeux vifs, comme s'ils voyaient tout, comme s'ils perçaient la ronde de leur regard. Je me disais : qui sont-ils ? Je l'ai écrit dans mon article sur le danmyé. Il y avait un rapport entre eux et ce qui se passait dans la ronde. Ils ne faisaient rien de spécial, mais ils maintenaient l'énergie. Je suis restée une journée entière, j'ai voulu comprendre, mais je n'avais pas les clés pour cela. J'ai commencé alors à observer les combats. Néanmoins je me souviens d'avoir porté mon regard sur ces personnes, qui étaient comme des régulateurs et qui en même temps avaient des liens visibles avec l'assistance plus jeune. Quelque chose d'extraordinaire était là.
Le danmyé dans le cadre de la Manifestation Overflow, geste artistique... photo : Tessa Polak |
P.D. : Les anciens nous disent qu'à un certain moment, dans le danmyé, tu peux te battre avec un adversaire croyant être seul et que, sans le savoir, tu peux recevoir l'aide d'une tierce personne présente dans l'assistance. Parfois, c'est elle qui t'aide à gagner. Il y a un rapport entre la ronde et celui qui se bat. Les Africains symbolisent cela au niveau de la danse, par trois cercles concentriques imbriqués. Il semblerait toujours selon les témoignages des anciens, qu'il y ait dans la ronde plusieurs niveaux : au moins trois. Ce que je peux dire sans trop me tromper, c'est que la tradition décrit un cercle d'initiés autour de la ronde, qui parfois s'affrontent sans se battre et aident les combattants. Je ne perçois pas la valeur réelle de tout cela ; je dis ce qu'on m'a dit, même s'il peut s'agir d'histoires à dormir debout. Il faut étudier pour savoir ce qui se cache, pour comprendre, pour ne pas colporter des superstitions, mais enseigner des connaissances. Voilà ma position. En Créole on dit : « Sa'w pa konnèt gran pase 'w. Sé pa konnèt ki pa bon » (Ce que tu ne connais pas est supérieur. C'est ignorer qui n'est pas bon). J'essaie de ne rien laisser échapper, tout peut avoir un sens qui ne nous est pas révélé immédiatement. Même si cela peut me paraître bizarre, ça peut avoir un sens. C'est tout. Peut-être que je vais le découvrir après, pour le moment je ne sais pas, je l'accepte. J'aime bien faire ce que je comprends. En tout cas, il y a des choses que je comprends mieux que d'autres.
le neuf et l'ancien |
P.V.P. : Comment as-tu découvert le danmyé ?
P.D. : Quand j'étais petit, nous mangions tous à table avec notre père. Ma mère est d'origine guyanaise et arabe. Mon père est d'origine martiniquaise, de Morne Pichevin, un haut lieu du danmyé. Ce Morne dominait le port de Fort-de-France où travaillaient aussi ceux qui se battaient au danmyé. À table, notre père nous parlait très souvent du danmyé. Il était clarinettiste, j'étais donc un peu sensible à la musique. J'habitais sur la Morne de la T.S.F. (télégraphie sans fil), la première antenne de T.S.F. En bas du Morne, c'était la plaine de la Dillon. Je me rappellerai toute ma vie quand Ti-Emil Casérus, qui était un chanteur de bêle et de danmyé, est venu habiter à Dillon, car Aimé Césaire lui avait demandé de s'occuper comme gardien du centre culturel de Dillon. Ce centre était construit comme un « Pitt » (édifice de forme circulaire où ont lieu les combats de coqs). Il est venu habiter là et il a monté son groupe de bèlè, il jouait au danmyé. La première fois que j'ai entendu Ti-Emil jouer, c'était le jour de Noël à l'heure du repas, j'ai entendu le chant monter de la plaine de la Dillon et j'ai été bouleversé. Ça m'a pris aux tripes. Je me rappelle qu'ensuite je suis resté des soirs entiers auprès de la fenêtre à écouter Ti-Emil jouer. Puisque mon père m'interdisait de sortir jusqu'à l'âge de quinze ans, j'écoutais le tambour, j'écoutais. Il y avait quelque chose qui me prenait dans le chant. Dès que j'ai eu quinze ans, J'ai pu sortir et me débrouiller. Je suis passé à la JEC (Jeunesse Étudiante Chrétienne) où il y avait un groupe folklorique, et après je suis allé avec Ti-Emil.
...geste sportif organisée le 4 décembre 1999 par Les périphériques vous parlent à l'Université Paris 8. photo : Tessa Polak |
Ensuite, je suis parti en France, parce que je devais aller faire mes études. Dès que je rentrais, je passais mes vacances à faire des enquêtes dans les communes, à voir des anciens. Quand je retournais en France, j'apprenais à danser aux étudiants. Ça fait trente ans que je danse, puisque j'ai commencé en 68. C'est pour vous dire comment c'est venu. Je crois qu'on sent ça. C'est comme si quelque chose vous prend, un appel. De la même façon qu'on rencontre quelqu'un en amour. Un homme et une femme. Vous vous sentez interpellé par elle. Moi, c'est la même chose, c'est le chant. J'ai entendu Ti-Emil chanter et il reste mon modèle, même si j'ai emprunté à d'autres chanteurs et cherché ailleurs. C'est lui le chanteur le plus blues que j'ai rencontré, même si ce n'est pas le meilleur compositeur. J'ai aussi appris énormément de Monsieur Georges Oranger, dit « Yéyé », de Monsieur Simon Haustan, dit « Ton Simon », (un chanteur de danmyé incomparable, aujourd'hui décédé). J'ai appris de Madame Simelin Rangon, de Sainte-Marie, sur la manière de poser le chant, d'y rentrer. Tous ces chanteurs ont une âme blues martiniquaise.
Quand j'écoute leurs disques, leur voix, leur façon de chanter, je découvre toujours quelque chose. Des musiciens ou des enseignants empreints d'une certaine musique savante européenne, disent que ce chant n'est pas de l'art. C'est faux ! Tous ces chanteurs pouvaient chanter sur les trois niveaux, tout le monde ne peut pas changer de registre comme ils le faisaient. Ti-Emil dans ce domaine était un maître. On présente cette pratique comme un des vestiges de l'esclavage. On méprise cette musique qui est d'origine modale ou pentatonique. Pourtant ceci existe en Afrique, a existé en Europe et se pratique en Inde. Il y plus de neuf cents modes en Inde. Et pourtant elle n'a pas droit de cité chez nous, c'est tout de même extraordinaire. Il n'y a pas jusqu'à maintenant des conservatoires de musique, de danse ou de théâtre qui étudient cela. Même si un jour ça devrait exister, le problème sera de savoir le contenu, la nature des enseignements qui y seront dispensés. Vous ne trouvez pas cela extraordinairement acculturant ?
Capoeira à l'Université Paris 8, Manifestation Overflow). photo : Tessa Polak |
P.V.P. : Nous en revenons à ce préjugé ethnocentriste, dénoncé par Cheik Anta Diop, qui veut que la raison serait hellène, grecque, - donc occidentale -, et l'émotion nègre, africaine. Tout le regard de l'Europe sur les cultures et civilisations africaines s'est construit à partir de ce préjugé. C'est sans doute de là que vient cette difficulté à accepter et à comprendre d'autres types de savoir et de rationalités qu'occidentaux.
et maintenant ? |
P.D. : L'importance du cerveau intuitif est fondamentale. Il y a une certaine connaissance de l'autre dans le danmyé qui s'apprend avec la musique, qui s'apprend sur le rythme, sur la mélodie et sur le chant, qui se développe à travers ça. Dans la pédagogie du danmyé, nous essayons de développer cette sensibilité. Le cours que vous avez vu ce soir est un très mauvais cours, parce que c'est fait sans musique. Parce que si avec la musique, à travers la cadence, on peut faire une analyse, en même temps on apprend avant tout à sentir. On apprend à ressentir, à « être avec ». Et c'est la cadence et la musique, c'est la rencontre de deux êtres qui nous permet de faire cela. Je ne pourrais peut-être pas continuer trop tard ce soir, ai essayé de dire l'essentiel, et il y a tellement d'autres choses... Ce que je vous ai expliqué est une des voies qu'on est en train de tracer. C'est une voie de compréhension. On n'est pas encore tous d'accord, parce qu'il y a des tendances différentes, des sensibilités différentes. Il faut permettre aux nouveaux de faire leurs expériences, pour qu'ils voient par eux-mêmes que ça aussi c'est vrai. Ce n'est pas évident. Ce que je vous dis, c'est ma voie, ma façon de la comprendre, la recherche que je mène. Ce qui est fondamental, c'est qu'avec l'association AM4 et les autres personnes passionnées en Martinique, nous essayons de stopper la disparition du danmyé. Pour ma part, comme disent les Anciens, et ce sera le mot de la fin : « coupé branch'moin, racin'moin fil tij » (coupe mes branches, mes racines font des tiges). La racine pousse toujours sur la conscience. Et la base de la conscience, c'est quoi ? C'est le fait d'aimer ça. C'est parce que vous aimez ça que vous allez chercher à comprendre...
(dommage, la petite démonstration des rythmes possibles des ti-bwa qui suit est merveilleuse, mais malheureusement intranscriptible)
Propos recueillis par Cristina Bertelli et Manu Isaac